1020 - Sur l’esprit du tango

N. Lygeros

En écoutant Le tango pour piano d’Igor Stravinsky, nous pouvons ressentir la puissance de ce mélange corsé. Il y a bien sûr la profondeur et la nostalgie du tango avec la souffrance qu’il représente mais aussi l’ampleur et la maîtrise du compositeur qui tirent leur origine dans l’âme slave. Cette combinaison est certes surprenante pour des puristes surtout qu’elle est jouée au piano, néanmoins elle ne peut être considérée comme une trahison. Au contraire, nous voyons dans cet assemblage une volonté créatrice qui respecte l’esprit du tango et lui donne une envergure dans la retenue. Car le rythme est sans concession à l’instar de toute expression de cette nostalgie lumineuse. Pour notre part, nous retrouvons l’idée de Maxime Gorki quant au bonheur que procure pour eux la rencontre de deux malheureux. Il y a dans cette composition un rapprochement culturel indéniable comme si les deux faces d’une même pièce s’étaient enfin unies pour exprimer la même douleur avec la même force, comme s’il s’agissait du même cri jeté à la face du monde qui abandonne les siens. Aussi nous pouvons y trouver une révolte cadencée des misérables de la vie dans des enchaînements qui ne perdent jamais de leur grandeur, pas même dans les moments de suspens. Ni la musique classique, ni la forme traditionnelle n’écrase l’une l’autre. Elles supportent toutes les deux ce même monde et s’enfoncent dans la même glèbe. Elles ne croisent pas le fer, elles s’entrecroisent sur les notes du piano dont seul le spectre est capable de couvrir cette générosité de l’âme. Le piano avec cet appel à la résistance que représente le leitmotiv initial qui traverse avec une dignité déconcertante toute l’œuvre, semble l’instrument idéal pour donner le rythme de ce combat intérieur qui ne peut cesser qu’avec la mort de l’être comme si celle-ci était l’achèvement d’une œuvre. Car même si la composition devient plus tendre par la suite, sa fermeture n’en est pas moins son ouverture. Univers clos par excellence, ce tango pour piano qui a en lui quelque chose de classiquement révolutionnaire pourrait par certains de ses aspects sembler quelque peu artificiel, pourtant son élan est sincère et ne représente nullement un compromis musical. Car sinon comment comprendre la vitalité de cette amertume et la force de l’interprétation ? Nous voyons dans cette œuvre la dernière danse dans la prison d’un condamné à vivre, l’expression d’une liberté perdue à jamais mais à laquelle nous ne renonçons pas. A l’instar de la résistance qui possède une beauté en soi indépendamment du résultat de ses actions, cette œuvre nous touche par sa sincérité sans que nous éprouvions le besoin de connaître son but intrinsèque. Nous l’acceptons telle qu’elle est car elle ne triche ni avec notre sentiment ni avec notre intelligence. Son existence est sa propre justification. C’est pour cela que nous considérons qu’à travers cette œuvre singulière, Igor Stravinsky non seulement n’a pas détourné l’esprit du tango mais au contraire lui permet de s’étendre et de se déployer sur la vaste plaine de la souffrance humaine sans nous entraîner dans une erreur mélodramatique comme il pourrait si facilement le faire. Non, cette œuvre est là pour affirmer cet esprit du tango qui malgré les affres de la vie, parle à la mort.