1107 - La messe des vivants

N. Lygeros

La résistance donnait un sens nouveau même aux choses les plus familières, les plus courantes. Sur notre terre, la messe était une tradition. Elle permettait de rencontrer non seulement l’esprit du temps mais aussi les corps abandonnés au néant de l’isolement. Néanmoins avec nos premiers morts au combat, la messe des vivants prit un nouveau sens. Il ne s’agissait plus d’une simple rencontre mais de véritables retrouvailles. Les vivants étaient aussi les rescapés des attaques, les défenseurs des pierres. Sur notre terre nous ne disions jamais nos terres. Ce pluriel n’avait aucun sens. Par contre, il en acquit avec nos morts. Chaque village même le plus haut perché en pleurait. Alors la messe des vivants devint encore plus importante et plus grave. Il y avait dans le regard des hommes et des femmes, le brillant de la douleur qui se mêlait à la joie de se retrouver. L’idée d’être encore vivant malgré la présence des attaques, la faiblesse de la résistance, était déjà un moment de bonheur, trop rare. Chacun d’entre nous serrait sur sa poitrine les hommes et les femmes qui partageaient sa fortune que d’autres nommaient sa misère. Nous n’étions plus des misérables qu’au moment de la messe des vivants. Sans doute que nos chants couvraient le silence des disparus mais il n’y avait pas que cela. En ces instants nous n’étions qu’une seule voix, qu’un seul homme, tellement seul qu’il désirait s’entendre pour ne pas oublier qu’il existait. Chacun d’entre nous n’était qu’une note dans cette voix humaine, dans cette foi humaine. Nous n’attendions pas le soleil de justice, nous savions que nous devions le soulever nous-même au-dessus de notre terre. Et nous savions qu’il était sous nos oliviers comme écrasé par la paix. C’était justement cette paix que nous recherchions chaque fois que nous pouvions aller à la messe des vivants Nous ne pouvions la trouver qu’à l’ombre d’un olivier, cette église pour un. Alors avant de nous retrouver dans cette autre église pour un que d’autres nommaient tombe, comme si nous ne pouvions mourir que debout, nous nous retournions pour chercher notre mémoire, la seule chose qui nous restait dans cette occupation du néant. Nous n’étions rien devant l’éternité, mais nous savions que nous n’étions que cela, aussi nous étions heureux d’être là ensemble. La seule chose qui comptait vraiment pour nous, c’était pour combien de temps encore. Le reste n’était que détail. Et dans la messe des vivants, nous retrouvions en nous cette même nécessité de vivre, car nous avions désormais conscience du caractère imminent de notre mort. Nous vivions dans le jardin des oliviers en attendant le moment de la trahison de l’un d’entre nous, en attendant le moment de sa mort car il ne pourrait nous trahir autrement. Nous n’étions rien et nous n’avions plus rien. La messe des vivants était devenue avec le temps la rencontre des derniers oliviers de notre terre. La rencontre des dernières feuilles qui puisaient leur force dans le soleil de nos racines. Voilà ce que signifiait désormais pour moi, la messe des vivants.