136 - Erotokritos (Chant A : Les affres de l’amour. vers 1-382) traduction en vers libres

N. Lygeros

Les tours du destin qui montent et descendent 1
et ceux de la roue qui vont tantôt vers les sommets tantôt vers les profondeurs,
les changements du temps qui n’ont jamais de repos
qui marchent et courent vers le bien et le mal
le bouleversement des armes, les haines et les chagrins, 5
la puissance de l’amour, la grâce de l’amitié
voilà ce qui m’a poussé en ce jour
à raconter et dire les faits et gestes
d’une jeune fille et d’un jeune homme emmêlés ensemble
par une amitié pure et sans défaut. 10
Et que celui qui fut un certain temps esclave de la passion
vienne écouter ce qui est écrit ici
afin de prendre conseil et enseignement pour bâtir profondément
à son tour un amour pur et sans mensonges.
Car celui qui poursuit un amour sans mauvais dessein 15
souffrira au début mais arrivera à bonne fin.
Écoutez donc ce qui suit et celui qui comprendra
saura décider et conseiller autrui.
Dans l’ancien temps où les Hellènes étaient les maîtres
et où leur foi n’avait ni fondement ni racine, 20
survint dans ce monde un amour fidèle
qui se grava dans les coeurs et jamais ne disparut.
Deux corps valeureux dans le brasier du désir
voilà l’insigne action qui se déroula en ce temps
à Athènes qui était la source du savoir, 25
le trône de la suprématie et le fleuve de sapience.
Un roi fameux régnait sur cette illustre cité
et bien d’autres encore, ses hauts faits firent sa célébrité.
Il se nommait Héraklès et se distinguait des autres,
il était plus sage que les sages et premier des puissants ; 30
un roi accompli et digne en tout point
dont les discours étaient une école et une loi pour les hommes.
Il se maria tout jeune et forma un couple
avec une partenaire dont jamais nul ne trouva défaut.
Artémis se nommait cette reine ; 35
nulle autre n’avait sa sagesse.
Les deux marchaient d’un même pas, égaux sur la balance,
ils avaient les mêmes pensées, les mêmes désirs.
Ce couple s’aimait plus que tous les autres,
ils n’avaient qu’un seul grand tourment, 40
car ensemble depuis si longtemps, ils n’avaient encore d’enfants ;
pour cette raison ils étaient affligés d’un profond chagrin ;
tel un charbon brûlant leurs entrailles jour et nuit,
sans progéniture à l’approche de la vieillesse.
Souvent ils imploraient le soleil et le ciel 45
de leur accorder cet enfant qu’ils désiraient tant.
Le temps passa, les années aussi, la reine fut enceinte
et le roi délivré de ce tourment.
Petit à petit arriva le moment
de la naissance, du jour de liesse pour le pays. 50
Une fille naquit et le palais en fut illuminé
lorsque la sage-femme la tint dans ses bras.
Remède, soulagement et grande joie
eurent le roi, la reine et les autres.
Les maisons et les venelles de la ville semblaient rire 55
les quartiers se réjouissaient et le voisinage festoyait.
La tendre fleur s’épanouissait
et grandissait en beauté, en grâce et en sagesse ;
à son adolescence tous pensaient
qu’elle était née pour faire l’admiration du monde entier. 60
Elle répondait au doux nom d’Arétoussa,
ses beautés étaient nombreuses, ses grâces innombrables.
La nature en fit une charmante enfant
sans égale en Orient et en Occident.
Elle était parée de toutes les grâces et qualités, 65
elle était noble, raisonnable et élégante.
En fille de roi et enfant de la reine,
elle étudiait avec ardeur jour et nuit.
Le souverain et la mère en étaient fiers;
les tourments cessèrent, les douleurs s’apaisèrent. 70
Le roi avait de nombreux conseillers
riches et sages, des hommes précieux et de confiance.
Pourtant en sa compagnie il n’en gardait qu’un,
son nom était Pézostratos.
Il était le plus précieux du palais, au dessus de tous les autres 75
et sans lui le souverain ne pouvait faire un pas.
Il avait lui aussi un fils très apprécié,
sage, digne, bon comme du pain blanc.
Il avait dix-huit ans, mais la sagesse des vieux,
ses propos étaient des mets, ses pensées des festins. 80
Ce jeune homme se nommait Rotokritos,
il était une source de vertu et une veine de noblesse.
Il avait toutes les grâces que le ciel et les astres avaient engendrées,
de toutes il fut doté, de toutes il fut paré.
Toujours dans la société des vieux, il cherchait à apprendre 85
ce qu’ils enseignaient et que la jeunesse ignorait.
Pourtant sa mauvaise fortune voulut qu’un jour
il eut en tête un projet inconvenant.
Comme il se rendait chaque jour au palais
le roi le considérait comme son propre fils. 90
Lorsqu’il s’y trouvait tard dans la nuit il apercevait Arétoussa
alors son coeur s’enflammait, ses entrailles brûlaient.
Petit à petit le désir et l’amour s’emparèrent de lui,
son esprit se troubla et il perdit l’appétit et le sommeil.
Sa sagesse était impuissante et son désir l’emporta. 95
Il ne discerna plus le bien et perdit le sens de la bienséance.
En secret il nourrissait un amour pour Arétoussa
mais cette jeune fille était bien loin de telles pensées.
Le faible penchant s’empara bientôt de tous ses membres,
avec bien peu l’insidieuse jeune fille l’entraina. 100
Le peu devint beaucoup et ce beaucoup étendit
ses tentacules comme les racines d’un roseau.
Il passait son temps à se lamenter et à soupirer,
il se trouvait dans un brasier où seul il se consumait.
Il tenta d’apaiser son tourment 105
car il pensait que sa sagesse l’aiderait.
Il chevauchait son destrier de l’aube au crépuscule,
avec ses faucons et ses lévriers, tel un chasseur,
il partait en quête de gibier.
Il tentait tout pour échapper à ce combat. 110
Mille fois il décida de fuir le palais,
en vain, son tourment ne l’abandonnait point.
Ni faucons, ni lévriers, ni destrier ne parvenaient
à l’affranchir du désir qu’il éprouvait pour Arétoussa.
Sa pensée, son esprit ne pouvaient la quitter ; 115
un peu d’eau n’a jamais éteint un feu,
au contraire il brille, il chauffe, bout et augmente
et la flamme est plus brillante une fois d’eau arrosée.
De même pour lui, tentant de soulager son tourment
en trouvant de l’air et de la fraîcheur, il alluma davantage le brasier. 120
Il consumait sa jeunesse et sa douleur augmentait,
ce qu’il prenait pour un remède était du poison. 122
Là où il voyait un bel arbre décoré de fleurs : 125
“C’est le corps d’Arétoussa, le si bien fait”.
Là où il voyait des fleurs écarlates
il disait : “C’est ainsi que sont les lèvres de ma bien aimée”.
En entendant le rossignol chanter, il pensait
qu’il pleurait, le plaignait et disait son thrène. 130
Ses yeux pleuraient, transformaient la terre en boue
et au lieu de le consoler, le tourmentaient.
Le destrier, inutile, le faucon, sans intérêt,
car la flèche avait frappé son pauvre coeur en son coeur.
Il délaissa la chasse qui l’ennuyait, 135
ne rechercha plus la promenade matinale,
renia son destrier, abandonna les faucons
car ils ne le guérissaient des affres de l’amour.
Il décida de rester seul, tout seul,
et de ne plus se divertir jusqu’à sa vieillesse. 140
Mais il avait un ami fidèle et très sage
– ils avaient été élevés ensemble depuis la naissance –
le nom de son ami était Polydoros.
Ils respiraient d’un même souffle et naviguaient dans une même amitié.
Incapable de cacher plus longtemps sa passion secrète, 145
un matin, il la dévoila à son ami.

ROTOKRITOS
Il dit : “Mon frère, je ne peux plus vivre en ce monde,
car j’ai conçu un projet qui me rend fou.
J’aime en haut lieu et j’ai de grands desseins,
mes mains s’épuisent en vain à atteindre l’impossible 150
L’héritière du roi, la fille du souverain
que le vent n’a jamais effleurée que le soleil n’a jamais atteinte,
elle qui nous ôte la vie dans sa colère,
c’est elle, l’idée absurde que j’ai en tête.
Je sais que mes forces me trahissent 155
et ce que je construis durant le jour, le soir le détruit.
Je suis comme aveugle, je ne sais ce que je fais,
j’ai perdu la raison et je n’ai plus mon esprit.
Conseille-moi, réconforte-moi, aide-moi en ami
ce qui m’arrive, jamais je ne m’y serais attendu.” 160

POÈTE
Polydoros fut abasourdi en entendant
les lèvres de son ami lui dire ce qu’il n’attendait.
Alors changeant de visage, après un profond soupir,
il se tourna vers Rotokritos et lui répliqua :

POLYDOROS
“Frère, ce que j’entends là, ce que tu me dis là, 165
jamais je ne m’y serais attendu de toi :
projeter un tel dessein, prendre un tel risque
et rechercher l’impossible et l’inconvenant.
On te tenait pour mûr, pour un homme éduqué.
Ce que j’entends démontre l’erreur. 170
Et puisque tu m’avoues avoir conçu ce projet
je me dois aujourd’hui de te considérer comme fou.
La princesse, à ce que j’entends, n’est pas amoureuse,
loin d’elle ces pensées et ces préoccupations.
Et toi, comment as-tu laissé pousser dans ton coeur 175
un tel arbre. Malheureux, dans ton tourment
ne vois-tu pas que ses feuilles sont malsaines, son fruit empoisonné,
et que des racines à la cime, il est couvert d’épines ?
Sa fleur est fatale, ses baies sont nuisibles
comme la flamme du feu, comme la chaleur du brasier ! 180
Et quand bien même Arétoussa serait amoureuse de toi,
de ton côté tu n’aurais jamais dû accepter ce tourment.
Tu dois éloigner ce désir de toi,
partir au loin, fuir à l’étranger
plutôt que de te risquer à aimer cette dame. 185
Si tu veux ta perte, cherche-la tout seul.
Lorsque nos yeux regardent les palais royaux,
ils doivent le faire avec admiration et respect,
car les cours des souverains ont des oreilles qui écoutent
et les murs du palais des yeux qui observent. 190
Et toi, comment as-tu pu t’aventurer dans cette passion ?
Rotokritos, que dirait la princesse si elle l’apprenait ?
Si elle entendait que ton esprit a pour elle ce désir
je prévois alors bien des maux pour ton père et toi.
Ils vous exileront, ils vous ruineront, 195
ceci et d’autres maux bien pires encore seront la dote du mariage.
Délaisse cette obsession qui te tourmente,
ne va pas allumer un feu que l’on ne pourra jamais éteindre.
Il a été donné à la nature de l’homme
de mesurer les choses avec la pensée. 200
Et toi, quelle mesure as-tu prise pour tout ce que tu dis ?
Je vois que tu délaisses le bien et choisis le mal !
Lorsque l’homme connaît et espère obtenir,
cette chose qu’il aime et qu’il désire tant,
son esprit devient léger, son espoir grandit 205
car il est fondé sur un sage jugement.
Une fois, deux fois mesuré et trouvé convenable
il recherche son désir avec ardeur.
Et toi, sur quelle pensée as-tu fondé ton espoir ?
Mon frère, je n’avais jamais vu un fou comme toi. 210
Vers où t’entraina la chance, vers où t’emmena le destin,
pour aimer une femme d’un tel rang ?
C’est un rêve insensé et absurde
et on les tient pour fous ceux qui s’éprennent ainsi.
Ce n’est une mince affaire, c’est même délicat 215
que de prétendre aux richesses et aux royaumes du roi
car la différence est grande entre vous deux :
toi, on te nomme petit et le roi grand.
Les plantes urticantes, les épines piquantes,
c’est bien de fous que l’on traite ceux qui les cueillent. 220
La main ne touche jamais le feu car il brûle ;
jamais personne ne cherche du charbon dans le puits.
Le roi est tout puissant quelque soit son désir
et il juge comme bon lui semble.
De sa volonté dépend notre bonheur et notre malheur 225
et il tient dans sa main notre vie et notre mort.
Le roi est attentionné et tendre avec chacun
mais ne va pas croire qu’il vous aime ton père et toi.
Autant un maître aime son serviteur, si celui-ci s’égare
d’autant son courroux sera grand envers lui 230
surtout si l’erreur a trait à l’honneur,
touche au coeur et concerne l’esprit.
Défais-toi de ces pensées, sors de ce mauvais pas,
un fardeau si lourd n’essaie pas de le lever.
Avec ton propre souffle ne tente pas d’attiser 235
un feu qui ne s’éteint et qui pourrait te brûler.
Frère, au palais du roi tu ne dois plus aller,
car en te voyant si souvent le fréquenter,
le monde est sournois et ta passion qui t’aveugle
tu auras beau la cacher, on l’aura vite devinée ; 240
et si par malheur on venait à l’apprendre,
songe aux conséquences et à toutes les peines :
le roi a tous les pouvoirs et c’est son affaire.
Il peut désirer tirer une terrible vengeance.
Cette folie que tu as en tête,
peut être mortelle pour toi et douloureuse pour ton père.” 245

POÈTE
Rotokritos, immobile, écoutait son ami
comme aveugle et muet, il ne répliquait.
Après un long moment il entreprit de répondre
et en sanglots, soupirant, il dit à son ami : 250

ROTOKRITOS
“Mon frère, je sais, je le vois que c’est peine perdue
d’atteindre cet inaccessible but.
Je sais aussi que si l’on vient à découvrir mon projet
c’en sera fait de moi et ma vie sera finie.
Seulement je suis empêtré, pris et bien pris 255
même si je vois le mal et saisis le tort.
Je le sais, je le vois que je dois renoncer
et éteindre avec de l’eau ces tisons
afin qu’ils ne brillent et par leur éclat
ne dévoilent ce qui est caché dans l’obscurité ; 260
afin que ce que je cache profondément
ne soit dans mille bouches, ne soit sur mille lèvres.
Mais que me sert d’entendre la voix de la raison
quand je suis esclave de la passion ?
Que me sert d’entendre, que me sert de savoir 265
si j’ai perdu mon chemin et ne peux le retrouver ?
L’impuissante raison n’est d’aucun secours
devant le désir et les affres de l’amour.
Les pensées sont des flèches, mon coeur en est la cible,
dans cette lutte qui pourrait les réconcilier ? 270
Quand la passion désire l’emporter,
il n’existe ni raison ni force capable de la combattre.
Il est bien puissant et bien séduisant :
le petit enfant nu qui joue de l’arc.
Il tient caché un fort aimant, nous couvre les yeux 275
et le mal qu’il prépare, il ne nous le dévoile pas.
Il marche loin du droit chemin et recherche celui qui serpente
et c’est toujours des mets empoisonnés qu’il nous prépare.
Bien d’autres sages et d’un âge respectable
sont devenus le jouet dérisoire de l’amour. 280
Des tisons, une étincelle, il suffit de bien peu
pour que la paille, les brindilles prennent feu.
Depuis longtemps déjà je me suis efforcé
d’aller moins souvent chez le roi, de les oublier,
de trouver une herbe fraîche pour guérir la blessure 285
et de ne plus mettre du bois sur le feu.
Je cherchais à occuper mon esprit à autre chose
pour voir si j’obtiendrais ce que je tenais pour impossible :
à cette pensée j’ai le vertige,
mes membres se glacent et je me mets à trembler. 290
Mes yeux se voilent, mon regard se vide
et sur mon visage coule la sueur de l’agonie.
Si je veux me retirer le désir me ramène
à ce que ni raison ni connaissance ne peuvent combattre.
Considère à nouveau dans quel état je suis, 295
dis-moi comment je puis sortir de ce grand tourment.
Au début, c’était peu de chose, pour ainsi dire rien
mais avec le temps ce qui était petit devint grand.
Je crus d’abord que la voir suffirait,
vivre ainsi avec elle, sans plus jamais dormir. 300
Mais peu à peu le désir m’envahit tout entier
et fit des racines, des branches, des bourgeons, des feuilles et desfleurs.
Mon oeil devenu fou augmentait mon désir
qui lentement se mit à marcher à petits pas.
Avec le temps, le doux devint impétueux 305
et l’Amour alimenta secrètement le foyer.
Et comme un petit oiseau sort d’un petit oeuf,
tremblotant,insignifiant qui pousse avec le temps
prend corps, se fait des ailes et grandit à chaque heure
marche, voltige, déploie ses ailes 310
et de petit et insignifiant qu’il était
devient un corps, des ailes, une force, une grandeur,
il en fut ainsi pour moi dans ma jeunesse inexpérimentée :
c’était petit, imperceptible en premier,
à présent sa force est si grande 315
que je n’ai plus de volonté, que je suis laissé sans esprit.
L’amour grandit et se fortifie des épreuves,
se nourrit et se repaît de soupirs,
et tous, jeunes et vieux y voient un miracle,
à ses débuts impuissant dans la cendre : 320
petite étincelle imperceptible sans éclat ni chaleur
dont nul ne voit comment elle pourrait briller.
Mais peu à peu il se nourrit, s’enflamme tel un foyer,
brûle, embrasse et calcine notre corps.
Lorsqu’autrefois on me racontait cela 325
j’espérais que je n’aurais pas à subir pareil sort.
Mais me voici l’infortuné pris dans les rets
qu’il tient toujours sur son beau visage.
Moi, nul ne m’a nui et je ne me plains
des souffrances et des douleurs que je subis. 330
Un désir insignifiant effleura mon esprit
et fit pousser deux ailes à ma pensée :
le désir s’envole haut dans le ciel
et plus il s’approche du feu, plus cette chaleur le brûle
alors je suis précipité puisque je n’ai plus d’ailes 335
car j’ai délaissé la terre pour atteindre les sommets.
Mais ma passion ne me quitte pas pour autant ;
je fais de nouvelles ailes, je m’envole à nouveau vers les sommets
je retrouve le feu qui me brûle à nouveau
et des sommets où je me trouve me jette à terre. 340
A chaque nouvel envol, je trouve un feu
qui brûle mes ailes alors nouvelle chute et blessure.
Par son envol ce désir fou m’ennuie
car il jette mes ailes au feu qui brûle
et tant que je serai vivant, j’aurai ce grand tourment 345
si seulement je pouvais être brûlé et réduit en cendres.”

POLYDOROS
Son ami lui dit : “Les ailes que déploie ton esprit
et les choses impossibles que tu as en tête
délaisse-les, frère, pendant qu’il en est temps ; dégage toi de ce tourment
et ne t’envole plus dans l’envol où tu as volé. 350
Si les ailes volent vers le haut et que tu trouves le feu
coupe-les, jette-les sur le champ pour ne pas te blesser.
Mets-les à terre et mouille-les de l’eau de la sagesse,
de suite cesse de voler, de suite redescends.
Je vois que deux grands ennemis te combattent : 355
l’amour et le désir, l’un et l’autre je le dis
sont plus forts que ta volonté mais délaisse
l’inconvenant et l’impossible pour les vaincre sur le champ.
Dans les cimes se trouve toujours un feu qui brûle les ailes
de celui qui recherche l’inconvenant et l’impossible. 360
Renonce à ces pensées avant qu’elles ne fassent ton malheur,
retourne à tes faucons, réjouis-toi avec les lévriers ;
oublie le palais, oublie la princesse
considère que c’était la mort que tu voyais.
Mais tu n’es pas fou, tu connais ton devoir 365
tu le vois bien, tu sais bien quel est ton espoir
dans cette difficile entreprise, dans cette grande affaire
qui désire t’engloutir dans les entrailles de la terre.
Le plat que tu prépares contient du poison
et tu cherches avec ardeur une mort ignominieuse”. 370

POÈTE
Les conseils de son ami allèrent droit au coeur
de Rotokritos et sa souffrance quelque peu apaisèrent.

ROTOKRITOS
Il dit : ” Ce que tu me racontes aujourd’hui
me ramène à plus de sagesse et allège mon tourment,
j’ai décidé de renoncer au chemin du palais 375
et d’éloigner du coeur les nouvelles de l’amour,
résister aux raisons qui me tourmentent,
si je le peux, que mes yeux ne la voient plus
et si je n’y parviens que je meure
alors d’une mort glorieuse plutôt qu’ignominieuse : 380
mieux vaut que mon père et ma mère me pleurent mort
plutôt que d’avouer, honteux, qu’ils m’ont tiré de prison” .