1678 - Pensée libre

N. Lygeros

Le Maistre se trouvait à Turin et l’imprimeur humaniste avait été en prison. Les compagnons imprimeurs ne savaient plus que faire. Fallait-il abandonner le projet d’éditer la version originale de Gargantua ? Ils devraient travailler sans relâche et dans la plus grande des discrétions. Le danger était réel. Plus personne ne pouvait le contester. Ils n’avaient pas été compagnons d’armes. S’ils choisissaient de créer l’œuvre de la renaissance, ils devraient le devenir. Ils ne craignaient point le labeur. L’imprimeur humaniste était infatigable. Il leur avait appris la cadence. Quant à la maîtrise de leur art, elle représentait un fait, non seulement pour la ville de Lyon mais pour l’ensemble de l’Europe. La perfection de leur art les avait transformés. Ils n’étaient plus de simples compagnons. La grève les avait unis. Peu à peu, ils étaient devenus le corps de l’imprimeur humaniste. Seulement parviendraient-ils à respecter son esprit dans ce nouveau défi ? De cela, ils n’en étaient pas certains, en particulier dans ces circonstances si graves. Ils s’étaient réunis dans l’atelier pour décider. Mais comment choisir sans tout savoir ? Comment mesurer l’importance de leur choix vis-à-vis du futur ? Chacun tenait dans ses mains des feuilles du manuscrit du Maistre. Ils les lisaient en silence, sans échanger un regard. Ils voulaient savoir avant de voir. Ils pesaient chaque mot du texte. L’histoire du géant Gargantua n’avait pour eux rien de plaisant, ni de joyeux. Chaque mot censuré serait une condamnation pour eux. Aussi sa lecture les laissa pensifs. C’était la première fois qu’ils abordaient ce récit de cette manière. Ils se souvenaient encore de leurs éclats de rire au moment de sa parution en 1534. Aucun d’entre eux n’aurait pu imaginer les nouvelles circonstances de sa relecture. Seulement, ils vivaient ce changement. Ils ne l’avaient pas réalisé mais depuis que leur labeur s’était transformé en œuvre, ils n’étaient plus uniquement responsables, ils étaient aussi coupables. Coupables de braver les interdits de l’époque, coupables de faire diffuser l’esprit de la renaissance dans toute la France. Coupables enfin de donner l’exemple. Ils ne recherchaient pas la gloire. Ils travaillaient dans l’anonymat du noir d’encre. Désormais ils étaient conscients d’avoir une mission à accomplir. Aussi le choix ne fit pas. Car ils étaient ce choix. S’ils ne l’avaient pas fait au moment de leur entrée dans l’imprimerie de la Dolouëre d’or, ils n’auraient pas été ce qu’ils étaient : Non seulement des compagnons imprimeurs mais avant tout des penseurs libres. Les livres leur avaient appris la liberté. Et à présent c’était à eux de la défendre contre les attaques de l’obscurantisme. Ils étaient un bastion de la résistance face à l’obscurantisme du dogme. Ils ne savaient pas encore combien de temps ils seraient capables de résister. Cela n’avait plus d’importance, ils iraient jusqu’à leur dernière limite pour la mémoire des hommes. Ils se savaient mortels mais ils aimaient trop les hommes. Ils pensaient qu’une seule immortalité avait un sens réel et palpable. Aussi ils ne travailleraient que pour elle. Le reste était inaccessible alors pourquoi s’en préoccuper. Leur but était unique. Ils encouraient les plus grands risques pour ce nouvel idéal. Si pour cela, ils devaient disparaître d’une manière ou d’une autre, ils auraient tout de même donné un sens à leur vie en pensant librement. A l’œuvre !