2433 - Remarques sur l’éloge de Condorcet à Euler

N. Lygeros

Pour comprendre le ton de Condorcet dans son Eloge d’Euler, il n’est pas nécessaire de lire l’introduction de la traduction française de l’ouvrage intitulé Lettres à une princesse d’Allemagne, néanmoins il est opportun de lire la remarque suivante qui date de 1843.

« Si la place de ce grand analyste reste pourtant au-dessous de celles des géomètres créateurs du XVIIe siècle, les Descartes, les Newton, les Leibniz elle parait fixée bien glorieusement encore, par l’admiration unanime des savants, entre Daniel Bernoulli et d’Alembert.»

Du point de vue strictement mathématique, ce commentaire est obsolète. En effet Descartes est plus important en philosophie qu’en sciences, d’Alembert a un spectre moins large, Daniel Bernoulli est moins profond, quant à Newton et Leibniz ils sont certes plus importants mais au niveau mathématique, Euler nous a laissé bien plus d’outils et de concepts qui sont toujours d’une réelle efficacité. Condorcet étudie le cas d’Euler de manière plus intrinsèque. Le ton est donné dès le début.

« Il avait étudié les mathématiques sous Jacques Bernoulli. On sait que cet homme illustre joignait à un grand génie pour les sciences une philosophie profonde qui n’accompagne pas toujours ce génie.» Cela montre la sensibilité de Condorcet à l’égard de la complétude alors qu’il ne parle que du père d’Euler.

« Paul Euler, pénétré des principes de son maître, enseigne les éléments des mathématiques à son fils, quoiqu’il le destinât à l’étude de la théologie ; et lorsque le jeune Euler fut envoyé à l’université de Bâle, il se trouva digne de recevoir les leçons de Jean Bernoulli. »

Cela montre à quel point le substrat Bernoulli était important dans l’évolution d’Euler et ce, même dès le commencement.

« Son application, ses dispositions heureuses, lui méritèrent bientôt l’amitié de Daniel et de Nicolas Bernoulli, disciples et déjà rivaux de leur père ; il eut même le bonheur d’obtenir celle du sévère Jean Bernoulli qui voulut bien lui donner, une fois par semaine, une leçon particulière destinée à éclaircir les difficultés qui se présentaient à lui dans le cours de ses lectures et de ses travaux »

Mais le plus important du point de vue méthodologique, c’est la remarque de Condorcet.

« Cette méthode excellente empêchait son génie naissant de s’épuiser contre des obstacles invincibles, de s’égarer dans les routes nouvelles qu’il cherchait à s’ouvrir. »

Il est difficile de ne pas penser à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau. Mais à travers les remarques de Condorcet nous voyons aussi son sens de l’éthique.

« MM. Bernoulli furent fidèles à leur parole, et se donnèrent, pour avoir auprès d’eux un concurrent si redoutable, autant de soins que des hommes ordinaires en auraient pu prendre pour écarter leurs rivaux »

Sur le plan scientifique, Condorcet synthétise sa pensée de la manière suivante.

« Mais un caractère particulier m’a semblé le distinguer des hommes illustres qui, en suivant la même carrière ont obtenu une gloire que la science n’a pas éclipsée, c’est d’avoir embrassé les sciences mathématiques dans leur universalité, d’en avoir successivement perfectionné les différentes parties et, en les enrichissant toutes par des découvertes importantes, d’avoir produit une révolution utile dans la manière de les traiter. »

Et dans cette synthèse comment ne pas remarquer l’expression «révolution utile » écrite juste avant la révolution française. Condorcet conclut donc cette partie générale sur l’œuvre d’Euler par ces mots avant de l’analyser.

« […] j’aurais du moins, autant que mes forces me le permettent, donné une idée plus juste de cet homme célèbre, qui, par la réunion de tant de qualités extraordinaires, a été pour ainsi dire un phénomène dont l’histoire des sciences ne nous avait encore offert aucun exemple. »

Cela nous permet d’affirmer que Condorcet avait un point de vue beaucoup plus affiné non seulement que le traducteur de l’ouvrage mais plus généralement que l’esprit de la société non connaisseuse de la pensée des mathématiques.