63 - Sur la présence du chiffre 4 dans Erotókritos

N. Lygeros

À la page 95 de son livre Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, Umberto Eco écrit :

Il s’agit de cette métaphysique de l’homo quadratus qui tire son origine des doc­trines de Calcidius ou de Macrobe, lequel affirmait : « Physici mundum magnum hominem et hominem brevem mundum esse dixerunt » (in Somnum Scipionis II,2) : les physiciens ont affirmé que le monde était un homme en agrandi, et l’homme un monde en réduction.

On est ici en présence d’une allégorisation, en termes mathématiques, des pro­portions humaines: il y a quatre points cardinaux, quatre vents principaux, quatre phases de la lune, quatre saisons, le nom d’Adam est composé de quatre lettres, le quatre est le chiffre du tétraèdre du feu, ce nombre macroscopique sera donc aussi la règle du microcosme, et la largeur d’un individu tenant les bras écartés correspondra à sa hauteur, fournira ainsi les deux côtés égaux d’un carré idéal ; il y aura quatre humeurs, quatre âges de la vie, et quatre deviendra le symbole de la perfection morale, de sorte que l’homme qualifié de tetragono (d’aristotélique et dantesque mémoire) sera l’homme fort, au naturel bien trempé et aguerri.

Dans notre article “Sur les connaissances scientifiques dans ΕΡΩΤΟΚΡITΟΣ” paru dans ΛΥΧΝΟΣ n° 63, janvier 1995, nous avons montré que l’auteur avait imprégné l’ensemble de son œuvre d’une certaine complétude du point de vue des connais­sances scientifiques. À présent nous allons utiliser un autre argument qui va étayer nos propos. Cette fois il ne s’agit pas vraiment d’un argument strictement scienti­fique mais plutôt d’une observation de l’abondante apparition du chiffre quatre dans ΕΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ. Voyons ce qu’il en est :

A 803 Τρεῖς μῆνες ἐπεράσασι, τέσσερεις πορπατοῦσι,

Trois mois passèrent, quatre arrivaient,

dit ΠΕΖΟΣΤΡΑΤΟΣ, le père de ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ, qui a remarqué que son fils ne se sentait pas bien — en fait il est tombé amoureux d’APETOYΣA.

A 1674 τέσσερα ζάλα πάω ὁμπρόσ κι’ ὀκτώ γιαγέρνω ὀπίσω.

de quatre pas fébriles je vais en avant et de huit je retourne en arrière

dit APETOYΣA en parlant de son amour pour le chanteur du soir — qui n’est autre que ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ (et utilisation de huit, multiple de quatre).

A 2016 τέσσερα μῆλα δίφορα ηὗρεν ἡ Ἀρετούσα,

quatre pommes remontantes trouva Arétousa

c’est le cadeau qu’offre APETOYΣA à ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ qui est malade (d’amour) et qui guérit immédiatement après l’avoir reçu !

Γ 927 Τέσσερεις μέρες κι’ ὄχι πλιά τοῦ δίδω να μισέψη

Je lui donne quatre jours et pas plus pour partir

et

Γ 1361 Τέσσερεις μέρες μοναχά μοῦ’δωκε ν’άνιμένω

Quatre jours seulement il me donna pour partir

c’est le délai que donne le roi à ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ pour partir en exil.

Γ 1435 Τά μάτια, ὁ νοῦς μου κι ’ἡ καρδιά κι ’ἡ  ὄρεξη θελῆσα

Γ 1436 κι ’ἐσμιξαν καί τά τέσσερα, ὃντε σέ ζγουραίσα

Les yeux, l’esprit, le cœur et l’appétit je voulus

et ils se réunirent tous les quatre, lorsque je te dessinai.

dit ΑΡΕΤΟΥΣΑ à ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ juste avant son départ en exil (nous entrevoyons déjà que pour l’auteur le chiffre quatre correspond à la notion de totalité).

Δ 845 Oἱ τρεῖς χρόνοι περάσασι κι’οἱ τέσσερεις ἐμπαῖνα,

Trois ans passèrent et quatre arrivaient

c’est la durée de l’exil de ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ et du séjour en prison d’APETOYΣA. (Cette peine de si grande durée nous fait penser à une analogie entre ΑΡΕΤΟΥΣΑ et ΑΝΤΙ­ΓΟΝΗ de ΣΟΦΟΚΛΗ, et entre l’amour et la loi des dieux qui sont tous deux au-dessus des lois humaines).

Δ 1234 νά κάμου μέρες δώδεκα δίχως νά πολεμήσου,

que les jours deviennent douze sans guerroyer

durée de la trêve durant la guerre qu’a entreprise le roi (utilisation de douze, mul­tiple de quatre).

Δ 1559 Τρεῖς μέρες ἐπεράσασι, την τέταρτην ἡμέρα

Trois jours passèrent, le quatrième jour

durée après laquelle ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ va livrer un combat singulier.

Δ 1567 Ἓνα τοῦ λέει ὁ Βασιλιός καί τέσσερα κατέχει

Une [chose] lui dit le roi et il en comprit quatre

expression qui signifie que ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ (déguisé) comprend totalement les conseils du roi sur le combat à venir.

Δ 2019 Στόν κάμπο τέσσερεις φορές τοῦ κάμασι τὴ γύρα.

dans le champ quatre fois nous lui fîmes faire le tour

célébration de la mort d’ΑΡΙΣΤΟΣ tué par ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ au cours du combat singulier.

E 654 ἐχάσαμεν ἀλλήλως μας τέσσερα δακτυλίδια

nous perdîmes chacune nos quatre bagues

mensonge que raconte ΑΡΕΤΟΥΣΑ à l’étranger (ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ déguisé) pour ne pas dire qu’elle avait offert la bague à ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ.

E 1039    νὰ τρέξω μὲ τὰ τέσσερα, κι ’ὡς ἀστραπή νά σώσω.

que je cours avec les quatre [membres] et comme la foudre que je sauve

dit ΑΡΕΤΟΥΣΑ à l’étranger qui lui raconte la “mort” de ΡΩΤΟΚΡΙΤΟΣ.

Cette abondance du chiffre quatre est déjà significative en soi mais elle a en plus le mérite d’indiquer une autre différence encore entre l’ΕΡΩΤΟΚΡ1ΤΟΣ et les chants populaires qui, eux, utilisent essentiellement le chiffre trois et ses multiples.
Si en plus de tout cela l’on se rappelle que l’auteur connaît la théorie des quatre propriétés de base et la théorie des quatre humeurs, on ne peut manquer de s’aper­cevoir qu’une explication se cache derrière ces indices.

Or Le Dictionnaire des symboles nous apprend que le chiffre quatre est un symbole incomparable de plénitude, d’universalité, un symbole totalisateur. Plus explicitement que le quatre se révèle avec ses multiples et ses diviseurs comme le symbole de la totalité et qu’il caractérise l’univers dans sa totalité (le plus souvent il s’agit du monde matériel, sensible). Et nous rappelle que les disciples de ΠΥΘΑ­ΓΟΡΑΣ faisaient eux aussi de la tétrade la clé d’un symbolisme numérique qui pût donner un cadre à l’ordre du monde.
Ce caractère universel est en fait omniprésent dans l’œuvre. Non seulement du point de vue intellectuel et scientifique, comme nous l’avons montré précédemment, mais aussi historique. En effet, ce que certains ont pris pour de l’anachronisme à propos des appellations et des caractères des personnages de l’œuvre, n’est autre qu’une synthèse éclectique et diachronique de l’histoire grecque. L’auteur, en incor­porant l’univers de ses connaissances dans son œuvre, a fait de celle-ci un véritable univers. D’ailleurs, on ne peut même pas l’accuser d’avoir voulu cacher ses inten­tions à ses lecteurs, puisqu’il débute son monument par des vers (A 1-6) où il indique qu’il va parler de TOUT !
Nik LYGEROS