728 - Sur la religiosité et la spiritualité

N. Lygeros

À travers l’œuvre de Dostoïevski mais aussi celle de Tolstoï, il n’est pas difficile de discerner la différence qui existe entre la religiosité et la spiritualité. Certes la religion orthodoxe et particulièrement dans sa forme russe, mêle sans embarras ces deux conceptions. Pourtant, il est clair qu’elle ne les confond pas. Même si la première fait partie intégrante de la tradition, elle est perçue essentiellement de manière rituelle sans nécessairement lui associer la seconde. Quant à cette dernière, via les ermites elle peut très bien évoluer hors du cadre ecclésiastique classique. De plus autant l’une semble acquise autant l’autre semble innée, autant l’une semble artificielle et subjective, autant l’autre semble naturelle et objective. Ainsi bien qu’elles correspondent apparemment au même principe, elles ne sont même pas considérées comme complémentaires. Car l’une ne peut évoluer qu’au sein d’un dogmatisme alors que l’autre ne peut supporter ce carcan. C’est pour cela que dans l’approche de ces auteurs en particulier, mais aussi d’autres, la religiosité et la spiritualité ne sont pas associées de manière canonique. Comme si les auteurs étaient conscients de leur profonde différence sur le plan éthique. La religiosité obéit nécessairement à des règles et des lois qui codent une éthique religieuse. Tandis que la spiritualité ne cesse de créer son éthique au détriment de toute convention consensuelle. Et via cette absence de nomologie prédéterminée, la spiritualité acquiert une universalité que ne peut pas posséder la religiosité. Par ailleurs le pouvoir nécessaire à une religion dominante ne peut qu’inexorablement altérer sa nature religieuse en ce qui concerne la spiritualité. Alors que cette dernière, en refusant tout accès au pouvoir, se place naturellement dans un contexte différent. Idéale mais non idéalisée, la spiritualité ne se préoccupe que de l’essentiel sans accorder d’importance au superflu puisqu’elle n’a de compte à rendre à personne en ce qui concerne son évolution. Sans lien direct avec la réalité quotidienne, elle n’éprouve pas le besoin de transformer le monde extérieur. Sans conquêtes, dépourvue de tout, elle est centre de toute religion idéalisée car elle s’appuie sur une éthique supra-religieuse. Considérée comme inaccessible par la majorité, elle n’est l’œuvre que d’une minorité sans pour autant que cela n’implique un confinement intellectuel puisqu’elle représente une structure essentiellement ouverte. Sa nécessité n’est pas ontologique mais téléologique. Ses buts ne sont pas logiques au sens commun du terme. Elle n’aspire pas à la théologie mais se contente d’être et via son existence résister à la canonisation inhérente au processus de massification. Elle ne cultive pas non plus sa différence car celle-ci est qualitative et peut être considérée comme un élément de base. Elle est donc le sacré sans être sanctifiée. Elle est à l’instar du Christ ou de Bouddha ni saint ni brahma. Sans maître, elle n’a pas de disciple. Alors que la religiosité naît de la discipline. Les conceptions radicalement différentes de religiosité et de spiritualité montrent les frontières des religions mais aussi leurs passerelles et surtout le même horizon éthique qui ne peut être que d’ordre noétique.