904 - Le génie, la société et le problème de la reconnaissance

N. Lygeros

Pour les génies l’existence de la société est un fait. Pour la société, l’existence des génies est une croyance. La non-symétrie de cette relation provient de la capacité d’appréhender l’autre entité. De plus la société ne désire pas s’investir spécifiquement dans la recherche du génie. C’est ainsi qu’elle est bien souvent amenée à énoncer une phrase dont nous ne mesurons pas nécessairement l’ampleur de la signification. La société affirme qu’un génie finit toujours par être reconnu. Elle n’explicite pas le moyen de cette reconnaissance et sous-entend qu’elle n’intervient pas dans cette reconnaissance. Aussi dans tous les cas, c’est au génie que revient le rôle d’être reconnu. S’il doit l’être par la société cela signifie qu’il doit se mettre à sa portée car s’il doit être reconnu par d’autres génies nous n’avons que la conséquence d’une loi qui s’avère être une action d’un groupe stable sans impact sur l’extérieur du l’ensemble. Seulement quid du génie sans reconnaissance ?

En relisant les efforts effectués pas K. Gödel mais aussi G. Chaitin dans le but de reconnaître en G. Leibniz un génie à l’origine de ce que nous pourrions appeler l’information algorithmique, il est frappant de constater à quel point cet homme est méconnu même si Voltaire en avait fait une cible de choix avec son Candide. Peu de personnes même un tant soit peu cultivées connaissent véritablement l’ampleur de ses travaux non seulement en mathématiques mais aussi en philosophie et en diplomatie. Il est vrai qu’en Allemagne, il est considéré comme un génie universel et dans d’autres pays comme un génie sans pour autant que ce terme soit associé à une quelconque reconnaissance. Aussi nous avons été amené à considérer la phrase énoncée par la société sous un nouvel angle.

Pour mettre en défaut l’assertion de la société sur les génies, il suffit de trouver un cas de génie non-reconnu. Seulement si nous examinons de plus près la question nous devons surmonter un obstacle pour ainsi dire logique. En effet, pour démontrer que le cas considéré est un génie méconnu, nous devons tout d’abord démontrer qu’il s’agit d’un génie mais si nous y parvenons alors ce génie méconnu en tant que candidat potentiel devient un génie reconnu. Ainsi il ne peut plus servir de contre-exemple à l’assertion de la société. Nous nous retrouvons donc dans une situation pour ainsi dire paradoxale puisque nous avons affaire à une phrase qui n’énonce manifestement rien d’effectif mais dont nous ne pouvons démontrer la non-véracité par une approche directe. C’est pour ainsi dire un moyen trouvé par la société pour se mettre à l’abri de toute accusation en ce qui concerne le problème de la reconnaissance des génies. Et en se déchargeant de toute responsabilité dans ce domaine, elle offre la possibilité de mettre en doute l’existence même des génies. Enfin du point de vue logique au sens de K. Popper nous pouvons dire que cette assertion n’est pas une théorie puisqu’elle n’est pas falsifiable. En d’autres termes, cette assertion de la société représente simplement une croyance.

Nous voyons donc que cette phrase initialement considérée comme une asserition anodine sans véritable répercussion représente en réalité une croyance qui d’une part met la société à l’abri de toute attaque et d’autre part la déresponsabilise de toute action envers un génie méconnue puisque celui-ci s’il doit être considéré comme tel, sera considéré comme tel. C’est en ce sens que nous voyons une similitude de comportement de la société envers les génies et de l’église envers les sorcières.