940 - De la masse critique et de l’oeuvre

N. Lygeros

Il est difficile de concevoir certaines villes sans avoir en tête l’oeuvre d’un auteur ou d’un artiste. Comment penser à Saint-Pétersbourg sans penser à Dostoïevski ? Pourtant l’oeuvre ne préexiste pas. Elle s’inspire de la réalité et s’imprègne de la vie des gens qui l’habitent. Elle se sert d’éléments réels mais les assemble à sa façon. Et cette manière si elle connaît le phénomène de masse critique finit par supplanter la réalité. Ce changement de phase s’opère d’abord chez l’auteur qui absorbé par son travail de création finit non seulement par confondre la réalité et celle de ses personnages mais aussi par regarder la réalité comme si elle était vue par celle de l’oeuvre. Cette lente transformation s’opère d’autant plus facilement que son oeuvre aborde la réalité psychologique des personnages. Elle aborde d’abord leur perception via la technique mais finit par être cette perception multiforme. Ensuite si l’oeuvre connaît un certain succès, elle agit inexorablement sur l’ensemble de son lectorat qui partage une certaine vision écrite de la réalité vécue. Si en plus certaines personnes appartiennent à la réalité de l’oeuvre et leur présence agit au sein d’elle comme un trompe-l’oeil alors le mélange mental est parfait. Car il n’existe plus de frontières réelles. Et ceci est particulièrement vrai pour les oeuvres qui vivent dans l’assemblage humain de la population des villes. Ce sentiment dégagé est tellement fort qu’il est capable de redonner vie même à des éléments qui n’existent plus. Alors qu’il n’existe plus un seul élément matériel pour témoigner de la présence, l’oeuvre suffit pour l’affirmer et ce avec vivacité. Car l’oeuvre est capable de décrire l’atmosphère des lieux, les odeurs, les couleurs qui n’existent plus. A travers ses synesthésies, elle engendre des schémas mentaux qui marquent de manière diachronique le lectorat. Même les gens qui vivent sur les lieux du passé décrits dans une oeuvre sont marqués malgré leur volonté dans celle-ci. Ils semblent être des comparses ou des acteurs que l’oeuvre aurait oublié de mentionner l’existence. Ils sont arrivés trop tard, bien après l’écriture du scénario et la réalisation de la mise en scène. Pourtant personnages à part entière malgré leur caractère extrinsèque à l’oeuvre, celle-ci lorsqu’elle a atteint sa masse critique, leur donne un rôle à jouer et il s’agit de leur vie et de leur mort. Elle s’est emparée de leur existence à leur insu et chacun de leurs gestes fait désormais partie d’une mise en scène tacite. C’est en ce sens que nous pouvons parler de créateurs de réalités pour les acteurs de ces oeuvres. Ils puisent des éléments qu’ils dégagent des détails du quotidien pour créer une réalité bien plus puissante que celle du quotidien car en enlevant ils ont ajouté. En enlevant ce que tout le monde regarde, ils montrent grâce à leur oeuvre ce que personne ne voit. L’oeuvre condense en elle l’essentiel de la structure de la réalité.