1006 - Le silence de la sagesse

N. Lygeros

C’était un cri qui avait réuni la sagesse et le silence : le cri du désespoir. Eux n’avaient rien dit mais ils avaient accouru. L’appel de la nécessité les avaient ébranlés. Ils étaient devenus résistants par devoir plus que par choix. Comme cela devait arriver, ils s’étaient retrouvés dans ce camp de concentration pour des raisons différentes. Il appartenait aux innocents, elle appartenait aux victimes. Ils partageaient la même solitude. Ils vivaient dans le même néant. Ils mouraient dans le même enfer. Ils avaient été condamnés à vivre leur mort.

Dans les affres de ce cauchemar, il avait été son sourire, elle avait été sa bonté. Ils étaient seuls mais ensemble coincés dans la même page noire de l’histoire. Il était blanc comme le papier, elle était noire comme l’encre. Ils avaient décidé de survivre pour témoigner. Il contemplait le monde, elle écrivait son histoire. Il était présent lorsque leurs bourreaux lui avaient brisé la main pour qu’elle ne puisse écrire et il s’était muré dans le silence. Il ne désirait plus prononcer aucun mot tant qu’elle ne pourrait écrire à nouveau.

Chaque jour de cette nuit, était une souffrance de plus. Mais chaque jour ils devenaient plus forts. Ils seraient la mémoire des innocents et des victimes. Ils transgresseraient les frontières de la mort pour les autres.

Chaque homme qui mourait, elle l’inscrivait sur sa chemise blanche. Il ne parlait pas, il attendait patiemment qu’elle grave avec sa main brisée, le nom des victimes sur son innocence.

Avec le temps, sa chemise était devenue noire. Alors il en vola une autre qui devint noire à son tour. Et ils continuèrent leur oeuvre commune. Elle inscrivait les noms et il les portait car seul le silence pouvait porter tant de maux, la sagesse en était incapable.

Chaque jour de cette nuit, était une souffrance de plus. Et chaque jour, ils étaient de plus en plus seuls. Les hommes disparaissaient et ils ne pouvaient retenir que leur nom. Toutes ces existences étaient réduites à des noms propres. Ils n’étaient rien devant la mort, ils seraient tout face à l’oubli.

Le soir recroquevillés l’un dans l’autre, elle lui récitait les noms des victimes de la journée et il vérifiait sur sa chemise maculée qu’ils étaient tous présents. Ils étaient devenus la présence des absents. La seule crainte c’était que leurs bourreaux ne découvrent les chemises noires.

Quant ils furent libérés de la mort, ils n’étaient plus que deux. Personne ne comprit comment ils avaient survécu toutes ces années. Ils emportèrent avec eux, l’unique richesse qu’ils possédaient : 33 chemises qui contenaient l’histoire d’un peuple disparu à jamais. Personne n’osa aider le silence. La sagesse était à ses côtés pendant qu’il les portait. Ils s’enfoncèrent dans l’oubli de la vie après avoir traversé celui de la mort, en attendant le jour de la résurrection.