1079 - Le trait de Picasso

N. Lygeros

En étudiant la peinture de Picasso, nous ne pouvons manquer de constater l’importance du trait. Un trait formel dans le sens strict du terme. Il domine la couleur de manière hiérarchique. Il structure l’ensemble de l’oeuvre et constitue la base de son développement. L’exploitation de la couleur est essentiellement postérieure et toujours dominée par le squelette structural. C’est dans ce sens que nous pouvons parler de peinture architecturale. Cela explique aussi les tentatives effectuées vers la fin de sa vie pour étudier la peinture cinétique, celle qui ne peut être observée que via la caméra. Cette fois, il ne s’agit que de forme qui définit un espace vide de toute couleur. Le trait domine l’invisible.

Déjà dans le tableau intitulé PETRUS MANACH, nous pouvons constater avec quelle aisance Picasso exploite la puissance du trait pour délimiter la texture des couleurs. Le visage lui-même, n’est pour ainsi dire, qu’un assemblage de traits verticaux dans le plan à deux dimensions. La troisième dimension est obtenue grâce au traitement de la couleur structurée par la frontière du trait.

Il est bien sûr plus facile d’observer la puissance de son trait à travers ses gravures et ses plans en particulier lorsqu’il utilise du fusain. Cette fois l’espace tout entier n’est que trait. Et à travers les lithographies, nous pouvons aussi découvrir les deux dimensions du trait puisque celui-ci finit par devenir une véritable surface, un tissu, une toile. Mais comment ne pas admirer son omniprésence dans son cubisme. Alors qu’il utilise de la peinture à l’huile, le trait domine malgré tout. Son autoportrait de 1907 est tout à fait caractéristique de sa technique qui n’était qu’au stade de l’ébauche dans son autoportrait de 1905. Nous avons aussi les demoiselles d’Avignon où la gestion de l’ensemble des dimensions spatiales est effectuée par le trait et uniquement celui-ci puisque les couleurs ne comportent que très peu de complexité et demeurent essentiellement planaires dans leur traitement. Ce phénomène s’accentue avec le temps puisqu’il devient strict avec des tableaux comme les trois musiciens de 1921. Par contre, le trait de Picasso est aussi capable non seulement de s’arrondir comme dans la femme à la fleur de 1932 mais aussi de devenir forme à partir de 1937.

Ce trait qui le caractérise tant et qui détermine la structure de son oeuvre représente la frontière entre l’interne et l’externe. Picasso le dit lui-même quand il parle de son oeuvre dans son ensemble. Il affirme qu’il est contre l’idée qu’il doit exister trois ou quatre mille façons d’interpréter ses tableaux. Il ne doit pas en exister plus d’une et dans cette interprétation, il doit être possible, au moins dans une certaine mesure, de voir la nature qui n’est rien d’autre qu’une sorte d’épreuve entre le moi intérieur et le monde extérieur. Ce trait donc qui délimite les frontières d’une structure ouverte et d’un monde clos, permet de constater la nature de son horizon intellectuel. Cette nature qui lui a permis alors qu’il n’était encore qu’enfant de dessiner comme un adulte et qui lui a donné la possibilité de conserver à l’âge adulte, l’innovation de l’enfance et d’être le prochain homme. C’est cet ensemble qui constitue son trait de génie.