1115 - L’odeur de la mémoire

N. Lygeros

Sous le soleil et sur notre terre, Dieu avait placé la mémoire et cette mémoire avait un nom et une odeur. C’était le thym. Il était plus rare que nos oliviers mais lui aussi avait son importance. Dans certains endroits, c’était un véritable trésor de la nature. Il était l’essence des lieux de mémoire. C’était dans une petite abbaye qu’il avait traversé le temps pour nous accompagner jusqu’à la fin de nos jours. Il était présent dans chacun de nos souvenirs tel un véritable ami. Chacun de nous connaissait son parfum. C’était celui de notre enfance car il avait toujours été là. Il faisait partie de notre initiation aussi nous le cueillions toujours avec précaution. Ensuite nous répétions les gestes de nos ancêtres. Nous le laissions sécher pour pouvoir le mettre à l’abri. Nous le retournions chaque jour sur un plateau afin de ne perdre aucune de ses feuilles minuscules. Chacune d’entre elles contribuait à son arôme. Puis lorsque le thym était prêt nous l’effeuillions et nous le placions dans un bocal transparent. C’était notre soleil vert et nous aimions le contempler avant chaque utilisation. C’était ainsi qu’il partageait avec nous, nos repas les plus importants. Il était cette touche indispensable qui caractérise notre cuisine. Il se mêlait à l’huile d’olive pour le plus grand bonheur de nos sens. En le parsemant sur nos plats c’était comme si nous déposions l’essence de notre terre. Nous savions où nous l’avions ramassé et nous avions toujours en tête ces lieux sacrés au moment où nous dégustions le savoir-faire de nos ancêtres. Cependant c’était toujours notre premier contact que nous gardions dans nos cœurs. Le souvenir de cette caresse qui laissait sur la main le parfum de notre terre suffisait à nous rendre heureux. Ces quelques instants justifiaient notre peine à le découvrir. C’était un bonheur simple mais nous l’aimions car nous n’avions que celui-ci. Les barbares ne nous avaient pas laissé d’autres luxes aussi nous nous en contentions en attendant de revoir nos oliviers d’antan. Le thym ne nourrissait pas son homme aussi avait-il été épargné et puis il était résistant par nature. Ainsi c’était un exemple pour nous, les petits, les misérables. Son existence nous prouvait que si nous nous accrochions à notre terre malgré notre faiblesse, nous finirions par porter son essence. Le thym était petit mais il s’accrochait à la vie comme nous tous. Quelques gouttes de pluie mélangées au soleil de notre terre suffisaient à lui donner la couleur du temps. Certains auraient sans doute préféré une plante plus noble, pour symboliser leur existence. Néanmoins pour nous, le thym était la vie. Sa grandeur ne provenait pas de sa taille. Il était comme nous et il aimait notre terre rocailleuse comme nous. Peu de gens pouvaient comprendre cela. Quant à nous, il faisait partie de notre noblesse depuis que nous l’avions touché pour la première fois. C’était notre unique façon d’être adoubé. Et nous l’étions par la nature elle-même car elle était la seule à s’occuper des petites gens.