1229 - L’expression du visage

N. Lygeros

Il y avait dans ce visage toute la souffrance d’un peuple qui souffre et toute la puissance des morts. Sa sérénité provenait des tourments. C’étaient eux qui l’avaient sculpté. Il était devenu le matériau du temps. Il n’était plus un homme mais un danseur de la mémoire. Il ne parlait que pour donner des ordres aux autres danseurs. Toute sa vie n’était qu’une suite de danses. Toujours le même schéma afin que rien ne soit oublié. Enclavé dans l’histoire d’un pays d’antan. Il n’attendait plus aucun présent. Comme si tout avait été dit, comme si tout avait été pensé. Il ne restait que le temps de vivre une dernière danse et sans doute encore une. D’une certaine manière il était déjà mort. L’ombre de son miroir avait été implacable. Son message ne pouvait être plus clair. Alors il était monté sur le tambour comme pour saluer son peuple qui n’avait plus de montagne. Comme si l’unique montagne ne pouvait être que l’homme. Ni le premier, car ils avaient toujours été là. Ni le dernier car ils seraient toujours là. C’était simplement un homme parmi d’autres. Cependant certains avaient compris que le royaume ne s’étendait pas plus loin que le son du tambour. Quasiment immobile sur le son du tambour il esquissa les premiers pas dans le vide. Il dansait mais il ne s’éloignait pas. Son monde était désormais réduit à ce tambour qui ne cessait de battre la mesure alors que nul ne le frappait. Seul le temps s’impatientait mais restait muet. Tout le monde admirait la danse du tambour sans en comprendre le sens. Tout était là devant eux et plus rien après ainsi chacun tentait de mémoriser un geste de la mémoire du danseur. La danse du tambour battait son plein et personne n’osait l’interrompre de peur que le temps ne s’arrête avec cette danse de la création immuable. Des mouvements gracieux se dégageait une telle impétuosité qu’elle en devenait insupportable. Le danseur martelait le néant tel un mime de l’absurde. Pourtant tous savaient qu’il s’agissait de leur histoire. Sur cette terre où il n’y avait de place que pour quelques oliviers, les hommes étaient venus se blottir à l’abri de leur ombre. Les invasions ne leur avaient pas fait oublier ce don de la nature. Seulement ils n’avaient eu droit qu’à cela. Alors la vie dans le pays où sonnait le tambour avait laissé place à la mémoire. Telle était l’histoire racontée par les mouvements du silence. Le danseur ne s’était pas arrêté un seul instant. Il retraçait inlassablement toutes les souffrances de son pays. C’était un survivant du génocide. Pour ce dernier il avait suspendu son pas comme l’aurait fait une cigogne en quête d’avenir. Seulement il savait qu’il n’y aurait plus jamais d’avenir tant que son geste ne serait pas reconnu. Son peuple comprit le message et prit la même posture. Ce n’était pas une position d’attente. Tous les gestes du danseur conduisaient à cette expression du visage. C’est celle-ci que j’aurai en tête tant que le génocide ne sera pas reconnu.