132 - Une remarque relativiste sur l’évolution des paradigmes en science

N. Lygeros

Cette note est née de la lecture de l’article de Fred Vaughan intitulé : Anticipating Scientific Changes (Gift of Fire 107, 07/1999).

Pour notre part, l’évolution des paradigmes en science (au sens de Kuhn) n’est pas une fonction continue. L’apparition d’un nouveau paradigme est régie par la théorie des catastrophes (au sens de Thom) et donc, pour ainsi dire, non prédictible dans le sens courant du terme.

Considérons un exemple qui appartient à la théorie de la relativité restreinte. Dans le cadre newtonien, l’énergie cinétique est égale à (1/2)mv^2. Le problème est le suivant : comment à partir de cette information (et ce même si nous la connaissons avec plusieurs ordres de grandeur) extraire la connaissance de l’énergie au sens relativiste du terme, à savoir : E=gamma mc^2. La solution n’est pas évidente. Par contre le problème inverse c’est-à-dire comment à partir de cette dernière formule retrouver la première, est très facile. En effet, il suffit d’effectuer un développement de l’énergie relativiste par rapport à la variable v/c lorsque celle-ci est petite. Ce développement donne la formule suivante : E=m+(1/2)mv^2+… où l’énergie cinétique newtonienne est le deuxième terme du second membre. Cette opération consiste donc à faire une déduction. Alors que l’heuristique qui permet de découvrir la forme relativiste de l’énergie n’est pas une induction à partir de la forme classique. Ces remarques mettent en évidence l’aspect non symétrique de la relation qui existe entre les deux formules.

La nouvelle formule provient de la vision originale d’Einstein du concept de lumière et de la constance de sa célérité. Nous pouvons bien sûr retrouver les idées qui ont pu conduire à cette innovation comme les équations de Maxwell et les transformations de Lorentz. Cependant il aura fallu le génie d’Einstein pour synthétiser ces connaissances et résoudre les incompatibilités inhérentes aux deux visions différentes de la physique (mécanique et électromagnétisme) en introduisant l’espace-temps, pour enfin, en établissant son équivalence avec la masse, créer une nouvelle idée de l’énergie.

Ce phénomène n’est pas rare en physique – pas même en philosophie et il suffit de considérer des cas comme ceux de Nietzsche ou de Wittgenstein pour s’en convaincre. Nous pouvons même affirmer qu’il s’agit d’un exemple générique dans le domaine de la physique théorique où comme l’a dit Einstein : c’est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé. Il a de plus, maintes fois, déclaré que l’imagination est plus importante que le savoir. Et cela est d’autant plus vrai chez un esprit créateur. Nous retrouvons de cette manière l’idée défendue par Disraeli : la philosophie devient poésie et la science imagination, dans l’enthousiasme du génie. Ainsi la part de l’imagination du théoricien est fondamentale. Or celle-ci étant justement fondée, du point de vue cognitif, sur un raisonnement non uniforme, il semble difficile de prédire ou de prévoir l’apparition d’un nouveau paradigme. Car être imprévisible, c’est aussi le propre de l’intelligence.