1353 - Sur une remarque ontologique d’Heidegger

N. Lygeros

Dans le cadre de l’étude d’un philosophe, il est toujours important de mettre en évidence l’étendue du terrain sur lequel il travaille. Dans le cas précis d’Heidegger, nous avons son propre texte qui nous indique ses préoccupations que nous pourrions qualifier d’extra-philosophique, pour employer une définition restreinte de la philosophie. Ce point est d’autant plus significatif et intéressant en raison du fait qu’il tente en quelques paragraphes de donner sa vision d’ensemble sur les sciences. Quand au point initial de son intérêt il peut être décrit par la phrase suivante : « Jusqu’à quel point est capable d’une crise de ses concepts de base, voilà ce qui détermine le niveau d’une science ». Il va de soi que ce point de vue pour le moins extrême que nous partageons, ne va pas dans le sens des scientifiques-techniciens qui se moquent bien des problèmes de fondements tant que leur routine n’est pas affectée. Pour en revenir à Heidegger, nous devons sans cesse garder en tête qu’il a écrit son traité sur l’Etre et le temps à une époque qui du point de vue scientifique ne peut être qualifiée autrement que par l’adjectif de révolutionnaire. Sa première intervention concerne les mathématiques. Il est conscient qu’il s’agit d’un véritable combat de titans entre les formalistes et les intuitionnistes. Nous sommes à cette époque dans le cadre du programme de Hilbert qui s’est entre autres cristallisé pour les énoncés de ses fameux 23 problèmes. Mais le point mentionné pour Heidegger implique avant tout la logique. Il considère que « ce qui est en jeu, c’est la façon dont on atteint et s’assure l’accès premier à ce qui doit être l’objet de cette science ». Il a encore une vision relativement simpliste des mathématiques qui provient des formidables avancées du formalisme et de la faible résistance qu’offre l’intuitionnisme. Il n’a pas connaissance du théorème de Gödel qui va littéralement faire exploser cette sclérose axiomatique qui était en train d’étouffer les mathématiques via son dogmatisme. Par contre, il est dommage qu’il ne tienne pas compte de ce résultat fondamental dans les éditions ultérieures de son livre. En réalité, il agit de même pour la physique car il ne mentionne que les avancées de la relativité qui selon lui « naît de la tendance à dégager la cohésion propre à la nature telle qu’elle subsiste « en soi » ». Plus précisément, il indique : « En tant que théorie des conditions d’accès à la nature même, elle cherche, en déterminant tous les rapports de relativité, à sauvegarder le caractère immuable des lois du mouvement. » Cette approche qui correspond plus à celle de la relativité restreinte a déjà été quelque peu remise en cause par la relativité générale où intervient la gravitation laquelle, nous le savons aujourd’hui, est fondamentalement incomplète. Il est de plus difficile de penser que Heidegger n’avait pas connaissance des développements de la mécanique quantique, et de son approche révolutionnaire de la réalité avec en particulier le rôle primordial de l’observateur. En réalité, ce que nous pouvons constater via la remarque ontologique d’Heidegger, c’est qu’il se contente de l’énoncer pour l’ensemble des sciences mais surtout pas pour sa propre recherche ontologique de l’être, et d’une certaine manière, il subit sans en avoir forcément conscience l’action axiomatique du théorème d’incomplétude de Gödel.