1674 - La Dolouëre d’Or

N. Lygeros

En cette année 1542, peu d’hommes connaissaient le Maistre sous son vrai nom malgré sa renommée. Il était extrêmement discret. Sa condition de médecin de l’Hôtel-Dieu ne lui avait permis aucun écart. Il ne voulait plus revivre l’expérience de l’abbaye. Il aimait trop la compagnie de ses livres grecs. Aussi sa disparition avait été une surprise pour les compagnons de la Dolouëre d’Or. Ils savaient qu’il avait publié un livre commenté d’Hippocrate. Son absence dans cette imprimerie qui marquait ses livres de manière étrange, était pour ainsi dire inexplicable. Seulement Tempus avait apporté le manuscrit. Tout le monde savait ce que cela signifiait. Aucun repos ne serait permis tant que l’œuvre ne serait pas prête. Et cette fois, la presse verrait la renaissance d’un géant. Tout le laissait présager. Mais aucun d’entre eux ne se doutait encore de l’importance de la facétie. L’idéal humaniste dans une œuvre bouffonne, tel était le projet de Tempus. L’imprimeur avait accepté sur le champ. Une seule lecture avait suffi pour le convaincre du bien-fondé de la tâche. Il mettrait de son sang dans cette œuvre. Cette farce était faite de la liberté de penser. Or l’imprimeur ne respectait que cela après sa passion pour l’humanité. En refermant le manuscrit il sut tout de suite que plus rien ne serait comme avant après sa publication nouvelle. Il s’empressa de distribuer les feuillets aux compagnons et aux apprentis. Il voulait que tous participassent à cette œuvre. En parcourant les pages du recueil, ces hommes comprirent son ampleur et sa démesure. Ils rompraient tous l’os pour sucer la substantifique mœlle. Il s’agissait d’éditer la version définitive de La plaisante et joyeuse histoire du grand géant Gargantua . Le Maistre ne le savait pas. Son habileté de médecin lui avait assuré un séjour à Turin. L’année précédente, il avait cherché à gagner les faveurs du roi et donner ainsi des gages d’orthodoxie en rééditant une version expurgée de son livre. Seulement Tempus en avait décidé autrement. Aussi il s’était adressé à l’audace de l’imprimeur humaniste. Il savait que ce dernier ne ferait aucun compromis avec les sorbonagres et les sorbonicoles. Si le Maistre avait été brisé, il pouvait le comprendre mais pas l’accepter. L’œuvre ne devait en rien être modifiée. Son but était unique. Il agissait à sa guise. Il suivrait à la lettre la devise de l’autre abbaye : Fay ce que vouldras. Tempus le savait. C’était pour cela qu’il avait bravé la volonté du Maistre. Celui-ci ne pouvait trahir son œuvre car elle appartenait déjà au patrimoine de l’humanité. Seul l’imprimeur humaniste pouvait l’empêcher de le faire et ce, grâce à sa doloire. Tempus aurait volontiers pris le rôle du nuage mais cela n’avait pas été nécessaire. En refermant la porte de l’imprimerie il avait scellé l’avenir du livre. Le géant aurait le droit de vivre libre et de penser autrement. Seulement l’imprimeur humaniste devait être sacrifié.