1692 - Intelligence versus génocide

N. Lygeros

Au premier abord, il est difficile de comprendre combien l’intelligence est nécessaire à la compréhension du génocide. Pourtant l’analyse des justes en opposition avec les indifférents le permet. La première difficulté provient de la souffrance. En mettant le génocide au même niveau qu’un simple assassinat, nous ne mettons pas en évidence un principe religieux mais nous commettons un crime cognitif. Pour le saisir, nous devons combiner cette idée avec l’expérience de pensée suivante. Imaginons qu’un être humain ait l’un de ses proches qui décède. Il supportera une souffrance d’un certain degré. Si cela se reproduit avec un autre proche, le degré de souffrance sera augmenté. Seulement cette souffrance ne sera pas nécessairement supérieure au double de la précédente. En poursuivant cette procédure un certain nombre de fois, nous aboutissons inexorablement à un seuil de souffrance au-delà duquel le nombre de morts ne modifie plus la souffrance. Ce type de raisonnement sur la souffrance s’applique à toute personne que nous nommons normale. Le problème et la conséquence négative de ce raisonnement, c’est qu’il explique l’indifférence générale des personnes normales devant un génocide. En effet, comme en général elles n’ont pas vécu l’expérience de la mort parmi leurs proches, elles sont d’autant plus insensibles à un phénomène qui demeure abstrait. Tandis que les personnes qui n’appartiennent pas à la même catégorie et qui semblent sinon inhumaines ou moins dépourvus de sentiments, ont la capacité de souffrir au-delà du seuil de saturation. Ce qui semble abstrait pour les autres est tout à fait accessible en raison de l’absence de l’influence de la société sur leur humanité. Lorsque les autres ne peuvent plus souffrir, ces personnes spéciales grâce à leur empathie peuvent comprendre et donc souffrir pour les autres. Cette différence sentimentale explique, entre autres, le comportement des justes face au génocide. À travers leur intelligence capable d’engendrer l’altruisme, les justes peuvent mourir pour la reconnaissance d’un génocide. Car ils sont conscients de l’incapacité de vivre le passé et de supporter l’avenir sans résister. En réalité cette capacité d’appréhender le génocide de cette manière surprend non seulement les indifférents mais aussi les victimes et les innocents. Ces derniers demeurent bien souvent sceptiques, malgré les efforts des justes. Et nous devons les comprendre car ils ont tellement souffert dans leur chair qu’il leur est difficile de saisir l’état d’esprit des justes, en particulier si ceux-ci n’ont pas été les témoins directs du génocide. Pourtant le temps montre l’importance de l’œuvre des justes et via ce biais, de leur intelligence. Ceci est d’autant plus déterminant dans le cadre non seulement de la reconnaissance mais aussi de la réparation qui prend effet simultanément dans les pays qui ont déjà effectué une reconnaissance. Ce rôle est d’autant plus important dans le cadre d’un contexte contesté car malheureusement les victimes et les parents des victimes ne sont pas considérés comme neutres. Aussi la stratégie dans ce combat asymétrique acquiert de l’importance, et rend nécessaire l’intelligence pour lutter contre le génocide de la mémoire. Le changement de phase provoqué par l’existence d’un seuil de la souffrance augmente les contraintes et rend plus difficiles les actions. L’intelligence joue donc un double rôle dans la lutte pour la reconnaissance. Elle engendre d’une part une prise de conscience et d’autre part une nécessité d’action car elle parvient à transcender les difficultés intrinsèques (génocide) et extrinsèques (génocide de la mémoire) pour aider les innocents.