196 - Alter Ego. (Comédie humaine)

N. Lygeros

TABLEAU I

Dans un parc, un banc, deux hommes : Georges et Alexis.

Georges : Doucement. Je suis fatigué…

Alexis : Comment ?

Georges : Plus haut. Je suis fatigué de vivre !

Alexis : Un rien te fatigue.

Georges : Moqueur !

Alexis : Merle !

Georges : Ce n’est pas le moment !

Alexis : C’est pourtant le temps…

Georges : Le temps de quoi ?

Alexis : Le temps des cerises !

Georges : Idiot !

Alexis : Tu n’as pas le droit.

Georges : Et pourquoi ?

Alexis : Tout n’est pas permis.

Georges : Ainsi il existe ?

Alexis : Qui ?

Georges : Il montre le ciel. Lui !

Alexis : Tu sais bien que non ! Un temps. Regarde-nous !

Georges : Mais alors que faire ?

Alexis : Vivre !

Georges : Encore ! Tu n’es pas drôle.

Alexis : Survivre, si tu préfères.

Georges : C’est déjà mieux.

Alexis : Alors jouons.

Georges : Enthousiaste. Oui ! Oui ! J’adore les jeux !

Alexis : Nous allons jouer à faire semblant.

Georges : Déçu. Mais c’est un jeu cérébral !

Alexis : Tu préfères autre chose ?

Georges : Je préfère mourir !

Alexis : Non, cela est impossible. On ne joue qu’une fois à ce jeu.

Georges : C’est bien son intérêt.

Alexis : Mais il ne peut pas y avoir de revanche…

Georges : C’est vrai…

Alexis : Pas plus que de belle !

Georges : Se rendant à l’évidence. Tu as raison. Ce serait injuste.

Alexis : Et puis le perdant reste seul.

Georges : Je déteste perdre. Tu ne me laisseras pas seul, dis ?

Alexis : Non, jamais !

Georges : Malicieux. Alors, laisse-moi gagner !

Alexis : Il faudrait que je triche…

Georges : Tu peux bien faire ça pour moi, non ?

Alexis : Je vais y réfléchir.

Georges : Alors tout n’est pas perdu !

Alexis : Tu es affligeant.

Georges : C’est normal. Je suis ton ami.

Alexis : C’est exact. Seul un ami peut faire souffrir ainsi.

Georges : Tu vois, je suis ton rocher. Alors, heureux ?

Alexis : Parfois, tu es insupportable. Silence. Il réfléchit. Merci tout de même d’exister dans la même époque que moi.

Georges : Et si nous mangions ?

Alexis : Pourquoi pas. Que voudrais-tu ?

Georges : Je voudrais… Je voudrais… Un temps. Un steak tartare.

Alexis : Je vois !

Georges : Quoi ?

Alexis : C’est une vue de l’esprit !

Georges : Méchant !

Alexis : Désolé. Je ne suis qu’un homme.

Georges : Tu serais dieu que cela ne serait pas une raison.

Alexis : Je veux dire que je ne suis pas un arbre.

Georges : Je l’avais bien compris. Serais-tu cynique ?

Alexis : Ni un chien.

Georges : Je t’ai dit que j’ai compris !

Alexis : Je n’en doute pas. Cependant…

Georges : Cependant quoi ?

Alexis : Je ne sais pas si tu me suis…

Georges : Bon, d’accord ! Explique-toi !

Alexis : Nous n’avons pas le droit d’être grands. Il ne nous reste que celui d’être méchants.

Georges : Comprenant enfin. Agacé. Je vois tu fais encore ton Dom Juan.

Alexis : En aparté. Pardonnez-lui, il ne sait pas ce qu’il dit.

Georges : Encore à marmonner…

Alexis : Je pensais, c’est tout !

Georges : Bien souvent, c’est déjà trop !

Alexis : Bon ! Ne pensons plus !

Long silence. Ils restent immobiles

Georges : Tu es toujours là ? Silence. Réponds-moi ! Silence. Bon ! Pensons !

Alexis : Reprenant sa respiration comme revenant à lui. J’ai cru que j’étais mort !

Georges : Tu dramatises toujours tout ! C’est pourtant simple de ne pas penser !

Alexis : Je ne sais pas.

Georges : Il suffit de se laisser aller.

Alexis : Où aller ? Sans cortex ?

Georges : En quelque sorte…

Alexis : Tu veux ma mort ?

Georges : Mais non ! Souviens-toi ! Je ne veux pas rester seul.

Alexis : Sur ce point tu es intransigeant.

Georges : C’est pas compliqué tout de même ! Tu penses que tu ne peux pas exister sans penser. Et moi, je sais que je ne peux pas exister sans l’autre.

Alexis : N’est-ce que cela ?

Georges : Oui ! Ce n’est que nous !

Alexis : Le coupant. Deux êtres dérisoires…

Georges : Poursuivant. abandonnés à eux-mêmes.

Alexis : Et pourtant…

Georges : Oui ? Un temps. Oui ? Un temps.

Alexis : Et pourtant dans ce désert sans âmes, il n’y a que nous.

Georges : Oui…

Alexis : Alors, ici, l’humanité c’est nous…

Georges : Le coupant. … deux êtres dérisoires.

Alexis : L’essentiel en deux points !

Noir.

TABLEAU II

Georges est seul sur scène dans la pénombre. Il se réveille lentement mais reste assis.

Georges : Je reprends enfin conscience… Silence. C’est pourtant si bon d’être inconscient. Silence. C’est si doux : un rêve sans songes… Puis réalisant qu’il est seul. Ce n’est pas vrai. C’est impossible. Alexis ne m’aurait pas laissé gagner…Un temps. Je me retrouve seul ! Malheureux. Mon dieu, quel jeu stupide. Il se lève et court partout. Alexis ! Alexis ! En aparté. A qui se confier sans ami ? Il arrive au bord de la scène. Personne ne peut me voir malheureux… Je n’ai même plus envie de mourir… Enfin, il aperçoit dans la salle plongée dans l’obscurité la silhouette d’Alexis en train de dormir. Il sourit de nouveau. En criant très fort. Famine ! Famine !

Alexis se réveille brusquement et se lève.

Alexis : Que se passe-t-il ?

Georges : Famine ! Famine !

Alexis : Même jeu. Georges, pourquoi cries-tu ainsi ?

Georges : Rayonnant. Je crie famine !

Alexis court et monte sur la scène.

Alexis : Je suis allé nous chercher des cerises pendant que tu dormais. Il lui montre. Et je me suis assoupi.

Georges : Ce ne sont donc pas des pissenlits ?

Alexis : Mais non ! Ce n’est pas le moment !

Georges : Alors pas de racines à manger ?

Alexis : Surpris. Non ! Désolé. Une cerise seulement.

Georges : Seulement, une cerise ! Il la prend et la mange. La bouche pleine. Alors qu’allons-nous manger maintenant ?

Alexis : Outré. Des mots !

Georges : Des mots ? Tu as perdu la tête ?

Alexis : Essaie, tu verras. Tu voulais manger des racines alors mâche des mots !

Georges : Mais je ne peux pas mâcher des mots !

Alexis : Sur un ton docte. C’est vrai qu’il faut s’habituer. Un temps. Au début, ils sont durs.

Georges : Mais non ! Je veux dire que je n’arrive pas. Je ne peux pas mâcher dans le vide. J’ai rien à manger.

Alexis : Pourtant tu parles bien pour ne rien dire ! Alors au lieu de dire, mâche ! Georges croque à pleines dents. Ne mâche pas trop, tu vas en faire de la bouillie.

Georges : J’ai rien à avaler.

Alexis : Je sais bien !

Georges part en courant se jetter dans un coin de la scène.

Georges : C’est trop dur ! Je ne peux pas !

Alexis le rejoint.

Alexis : Ce n’est pas grave… Je trouverai autre chose. Il regarde le public. Allez, lève-toi ! Tout le monde nous regarde…

Georges : Sans comprendre. Quoi ?

Alexis : Le monde, le désert de la foule.

Georges : Assis, sans rien faire ?

Alexis : Il regarde de nouveau le public. Assis, sans rien faire !

Georges : Comment peuvent-ils nous faire cela ?

Alexis : Ils ne savent pas que nous souffrons.

Georges : Et s’ils le savaient ?

Alexis : Je crois qu’ils partiraient.

Obscurité.

Georges : Dans le noir. Ils sont toujours là ?

Alexis : Il me semble…

Georges : Alors il faut faire quelque chose !

Alexis : Je sais bien mais quoi ?

Georges et Alexis reviennent au centre de la scène.

Georges et Alexis : Que la lumière soit !

Georges : C’est divin !

Alexis : C’est un peu facile tout de même. Nous ne sommes qu’au début !

Georges : Au début ?

Alexis : Au début de la grammaire de la vie : tout d’abord les racines ensuite les mots et maintenant les verbes. Silence. Un jeu d’enfant !

Georges : L’enfance a elle aussi droit à la vie, n’est-ce pas ?

Alexis : C’est indiscutable !

Georges : Alors n’en parlons plus.

Alexis : As-tu lu le livre ?

Georges : Quoi ?

Alexis : Bon ! As-tu lu un livre ?

Georges : Non ! Bien sûr que non !

Alexis : Comment ?

Georges : Socrate n’a jamais rien écrit, alors pourquoi aurais-je dû lire quelque chose ?

Alexis : Mais tu ne sauras jamais rien !

Georges : Je sais ! Un temps. Justement ! Silence.

Alexis : C’est effectivement imparable. Et de cette manière tu as gagné un temps fou.

Georges : C’est là que le bât blesse. Un temps. Je gagnais trop de temps et je ne savais pas quoi en faire.

Alexis : Tu ne te rendais pas compte de ta richesse.

Georges : Il montre ses poches. Mais si ! Je t’assure !

Alexis : Alors qu’as-tu fait de tout ce temps ?

Georges : J’en avais tellement que je me suis mis à attendre. Je voulais qu’il passe !

Alexis : C’est bien l’ennui.

Georges : L’oisiveté conduit à l’ennui, et l’ennui au crime.

Alexis : Interloqué. Au crime ?

Georges : Oui, avec le temps, je suis devenu un criminel.

Alexis : Un criminel ? Que dis-tu là ?

Georges : Je te le dis sans mâcher mes mots. Je me suis mis à tuer le temps. Silence.

Alexis : Comment as-tu osé ?

Georges : Sans mentir, au début, ce n’était pas prémédité.

Alexis : Et ensuite ?

Georges : Après mon premier échec, je me suis mis à réfléchir. C’était bien mieux…

Alexis : Je ne vois pas pourquoi !

Georges : Plus je réfléchissais à mon attentat et plus le temps passait.

Alexis : Il faudrait en parler à Albert !

Georges : A Albert ?

Alexis : Je crois qu’il a trouvé un principe analogue.

Georges : C’est-à-dire ?

Alexis : D’après ce que tu me dis, on dirait que plus tu es lent, plus le temps se contracte.

Georges : Je ne l’aurais pas mieux dit !

Alexis : Et ensuite qu’as-tu fait ?

Georges : J’ai eu une idée lumineuse !

Alexis : Une lumière immobile…

Georges : J’ai compris que pour tuer le temps il fallait réfléchir toute sa vie.

Alexis : C’est très intéressant. Et alors ?

Georges : Alors j’ai eu envie de mourir. Silence.

Alexis : Je comprends. C’est d’une logique implacable.

Georges : C’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontré.

Alexis : Sur le pont ?

Georges : Oui, sur le pont. Tu avais l’air pressé.

Alexis : Je courais après le temps.

Georges : Et tu m’as demandé l’heure !

Alexis : Je suis tombé à pic.

Georges : C’est vrai qu’une seconde après, c’était la fin…

Alexis : Le coupant. de l’éternité.

Georges : Tu es mon ange-gardien… Il se rapproche.

Alexis : ton souffre-douleur… Il se rapproche.

Georges : mon moulin à paroles… Il se rapproche.

Alexis : ton bouc émissaire… Il se rapproche.

Georges : Tu es mon ami !

Alexis : Ton ami !

Ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Silence. Noir.

TABLEAU III

Georges est couché sur le banc, Alexis est debout juste derrière avec les deux bras posés sur le banc. Georges se réveille en sursaut.

Georges : Alexis !

Alexis : Je suis là, Georges.

Georges : Où ?

Alexis : Juste derrière toi !

Georges : Il se retourne. Ah, tu es là !

Alexis : Qu’est-ce que tu as ?

Georges : J’ai fait un cauchemar…

Alexis : Et quel genre de cauchemar ?

Georges : Un étrange… Un temps. Je ne m’en souviens plus vraiment.

Alexis : C’est vrai que tu ne sais rien.

Georges : Je me rappelle tout de même d’une chose.

Alexis : De quoi ?

Georges : C’était un problème existentiel… Silence. Ou plutôt un problème d’identité…

Alexis : L’identité de qui ?

Georges : De nous ! Un temps. C’est ça de nous ! J’ai rêvé que nous n’existions plus.

Alexis : Il n’y a vraiment que toi pour avoir des problèmes d’inexistence !

Georges : J’ai rêvé que nous n’étions pas des hommes.

Alexis : Des femmes ?

Georges : Non, non ! Ni hommes, ni femmes. Pas même des anges. Un temps. Du moins pas moi !

Alexis : Mais alors quoi ?

Georges : Nous étions… Je veux dire que nous n’étions plus. Et que nous étions des PERSONNAGES !

Alexis : Drôle d’idée !

Georges : Surtout drôles de personnages !

Alexis : Ce n’est pas drôle.

Georges : C’est vrai…

Alexis : Je ne comprends pas. Tu t’appelles bien Georges et moi, Alexis.

Georges : Oui et alors ?

Alexis : Nous avons des noms, nous devons sans doute exister.

Georges : Ce sont des noms de scène.

Alexis : Cela n’a pas de sens.

Georges : Au contraire, ce sont des références !

Alexis : Des références à quoi ?

Georges : A nous ! Silence. Et c’est bien la preuve que nous n’existons pas. Les gens normaux n’ont pas de noms qui les caractérisent, alors que nous…

Alexis : Alors que nous ?

Georges : Nous, nous sommes surdéterminés !

Alexis : Ainsi nous avons une fonction téléologique.

Georges : Exactement.

Alexis : Cette fois tu as raison. Silence. C’était bien un cauchemar.

Georges : Tu vois !

Alexis : Pas encore très bien. Je commence seulement…

Georges : C’est toujours un début.

Alexis : C’est surtout un carrefour.

Georges : Un carrefour ?

Alexis : Oui, nous avons le choix, une décision à prendre.

Georges : Laquelle ?

Alexis : Choisir entre l’existence dans un monde sans but et l’inexistence dans…

Georges : Inquiet. Que choisissons-nous ?

Alexis : En pleine réflexion. Silence. Rien !

Georges : Surpris. Rien ?

Alexis : Nous n’avons pas assez d’éléments…

Georges : Nous aurions besoin d’une table.

Alexis : Je crois qu’il en existe.

Georges : Sérieux. L’existence n’est pas matière à rire !

Alexis : C’est une matière à penser…

Georges : Une blessure quotidienne…

Alexis : J’en prendrai soin.

Georges : Fatigué. J’ai besoin de dormir. Tout cela me fatigue de bon matin. Notre existence me semble plus compliquée que notre inexistence qui avait un but.

Alexis : Intéressé. Et quel serait notre but ?

Georges : Justement je ne m’en souviens plus.

Alexis : C’est pourtant l’unique chose à retenir.

Georges : Je ne comprenais pas tout ce que nous disait l’auteur.

Alexis : L’auteur ? Tu as donc vu l’auteur ?

Georges : En quelque sorte…

Alexis : Et que faisait-il ?

Georges : En se recouchant. Il nous imaginait. Silence.

Alexis : Que fais-tu, Georges ?

Georges : Je vais le chercher.

Alexis : L’auteur du rêve ?

Georges : Qui d’autre ? Il s’endort.

Alexis : Pensif. C’est vrai qui d’autre ! Et voilà, il me laisse de nouveau seul comme d’habitude. Silence. Il se penche sur lui. Mais comment lui en vouloir ? Il ne semble heureux que quand il dort du sommeil du juste. Il s’assoit sur le banc à côté de Georges. Parfois, j’ai l’impression que nous partageons notre solitude comme d’autres partagent un pain. Silence. C’est ça ! Nous sommes dans le pétrin de la solitude. Un temps. La vie a mangé notre pain blanc et nous voilà devenus deux vieux croûtons. Il regarde Georges. Il sourit… Il a un sourire de Joconde… Silence.

Georges bouge, il ouvre les yeux.

Georges : Encore à parler ? Mais mon pauvre Alexis, tu parles tout seul ! Il le regarde dans les yeux. Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Tu veux mon portrait ?

Alexis : Je ne pourrais pas t’encadrer.

Georges : Tu ne me verrais même pas en peinture.

Alexis : Agacé. Cela suffit ! A l’eau, la peinture !

Georges : Comme tu ne peux pas me voir, tu me téléphones ! Tu n’es jamais à court d’idées.

Alexis : Toujours le bon mot à ce que je vois…

Georges : C’est le seul qui soit gentil avec moi.

Alexis : Moi aussi je suis gentil avec toi !

Georges : Ce n’est pas la même chose : tu es un homme, pas un mal.

Alexis : Comment pourrais-je être un homme sans être un mâle.

Georges : Cesse de jouer sur les mots. C’est agaçant à la fin.

Alexis : C’est pourtant notre unique distraction.

Georges : Il réfléchit. Tu as sans doute raison.

Alexis : Je ne suis pas sûr.

Georges : Tu n’es jamais sûr de rien.

Alexis : C’est certain ! C’est une forme de certitude. Un temps. Après tout ne rien savoir est bien une forme de savoir selon ton maître.

Georges : Tu as raison, on ne sait jamais.

Alexis : On ne sait jamais si on a raison.

Georges : Raison de plus !

Alexis : Raison de plus à quoi ?

Georges : Raison de plus pour se méfier du savoir.

Alexis : Tu ne vas pas me faire un cours de rhétorique !

Georges : Tu m’insultes !

Alexis : C´est une façon de parler…

Georges : C’est justement cela la rhétorique. Voilà pourquoi selon Karl, l’autre, avant de commencer toute conversation il faut se mettre d’accord sur les mots.

Alexis : Nous aurions alors besoin d’un dictionnaire.

Georges : Oui, le dictionnaire c’est la fin des maux. Nous serions enfin libres de parler sans malentendus… Silence. Ainsi que de penser sans incompréhensions.

Alexis : Rien n’est moins sûr.

Georges : Toujours aussi sceptique.

Alexis : C’est la logique de la découverte scientifique.

Georges : Et l’imagination, c’est bien un mot du dictionnaire, non ?

Alexis : Il en faudrait beaucoup pour en imaginer un sans elle.

Georges : Toujours tes alambiquées.

Alexis : C’est le propre du spirituel !

Georges : J’en ai marre de boire tes paroles.

Alexis : Pourquoi, ça te saoule ? Tu veux que je te dise ?

Georges : Je sais, gémir n’est pas de mise !

Alexis : Exactement ! Un temps. C’est vrai que tout ne va pas très bien…

Georges : Le coupant. Monsieur le marquis !

Alexis : Cependant nous sommes vivants.

Georges : C’est vite dit !

Alexis : Tu en doutes ? Pourtant tu penses !

Georges : Je vois où tu veux en venir mais l’existence ne prouve pas la vie. Silence. Regarde notre existence, est-ce une vie ?

Alexis : Je me demande ce qu’en penserait René.

Georges : Il n’approuverait pas cette méthode.

Alexis : Je ne pensais pas ce que j’ai dit.

Georges : Moi non plus. Silence. Tu crois que c’est un coup de l’auteur ?

Noir.

TABLEAU IV

Georges est assis sur le banc, Alexis arrive sur scène en tenant un objet derrière son dos.

Georges : Tu es bien matinal !

Alexis : Surpris. Toi aussi, je pensais que tu dormais encore.

Georges : Le trop grand bonheur finit par lasser.

Alexis : On se lasse de tout !

Georges : Sauf de l’oubli ! Silence. Que tiens-tu derrière ton dos ?

Alexis : Un petit rien…

Georges : Cela m’a l’air bien lourd pour un petit rien.

Alexis : Tu te fais une montagne de tout !

Georges : Je vois surtout que je vais devoir faire accoucher une souris.

Alexis : Disons que c’est un cadeau…

Georges : Joyeux. C’est pour moi ?

Alexis : Seulement s’il te convient !

Georges : Je ne comprends pas. Un temps. Tu n’as tout de même pas fait tes courses en pleine nuit. Silence. Tu ne l’as pas volé au moins ?

Alexis : Dépité. Voilà c’est toujours la même chose. On s’efforce de faire un cadeau et l’on se retrouve sur un rocher.

Georges : Ne te fâche pas ! Tes cadeaux me font toujours plaisir.

Alexis : Il lui donne le cadeau. C’est un dictionnaire.

Georges : Un dictionnaire ? Pour moi ? Tous ces mots rien que pour moi ?

Alexis : En un mot : oui !

Georges : Il le tient dans ses mains comme le bible. C’est trop, c’est bien trop pour moi.

Alexis : On ne fait jamais assez pour un ami.

Georges : Changeant de ton. Tu as parfaitement raison !

Alexis : Ainsi tu auras toujours un ami près de toi, même si je disparais.

Georges : Inquiet. Pourquoi dis-tu cela ?

Alexis : Je ne sais pas. Une idée comme ça !

Georges : Je n’aime pas tes idées. Silence. Si tu n’es pas là avec moi, à qui je pourrais parler de mon trésor ?

Alexis : Bon, je serai toujours là.

Georges : Ah ! Tout de même ! Tu te fais toujours prié.

Alexis : En souriant. C’est ma façon à moi de devenir dieu.

Georges : Tu sais bien que dieu est mort.

Alexis : Ah ! Peste ! J’oublie toujours…

Georges : Montrant le dictionnaire. On le regarde ?

Alexis : Bien sûr !

Georges : Comme il est beau le petit… Silence. Pour te remercier je vais t’offrir un mot !

Alexis : Un bon alors…

Georges : Tu sais bien que le hasard fait bien les choses.

Alexis : Heureusement, il y a la nécessité !

Georges : Il ouvre au hasard et pose son doigt sur la page. Motus !

Alexis : Mais c’est du latin !

Georges : Silence ! Je n’ai pas encore lu la définition. Il prend un ton docte. “Latinisation du mot. Interjection pour inviter quelqu’un à garder le silence.”

Alexis : Ce n’est pas un cadeau !

Georges : Agacé. Je n’ai pas fini de lire ! Il y a aussi une citation de Jean-Paul : “Comme ça, motus, bouche cousue !”

Alexis : Ce mot est trop mûr !

Georges : Il brise le son.

Alexis : Il donne le ton de la conversation.

Georges : Grand prince. Désires-tu un autre mot ?

Alexis : Idem. Ce serait pour moi un grand plaisir.

Même jeu.

Georges : Apraxie !

Alexis : Mais c’est du grec !

Georges : Il a été tiré du grec par Nicolas !

Alexis : Et la définition exacte ?

Georges : Attends, je regarde l’étymologie !

Alexis : Il se croise les bras. J’attends…

Georges : “Incapacité d’effectuer des mouvements volontaires adaptés à un but alors que les fonctions motrices et sensorielles sont normales.”

Alexis : A l’instar d’un pantin.

Georges : Ou d’un personnage d’une pièce sans actes !

Alexis : Le mot est lâché !

Georges : Il ne te plaît pas mon mot ?

Alexis : Au contraire, il nous donne l’occasion de tester notre vie !

Georges : Tu pourrais être plus précis ?

Alexis : C’est pourtant simple. Nous allons donner un but à notre vie et ensuite nous effectuerons des mouvements volontaires adaptés à notre but. Ainsi nous montrerons que nous vivons.

Georges : Et quel but allons-nous choisir ?

Alexis : Je cherche…

Georges : Nous ne sommes pas sortis de l’auberge…

Alexis : C’est du grec, pas de l’espagnol !

Georges : Pour moi, c’est de l’hébreu.

Alexis : Eureka !

Georges : Mais c’est du grec !

Alexis : Nous allons allés au bord et faire le pas suspendu de la cigogne.

Georges : Quoi ??? Tu parles d’un but !

Alexis : C’est une expérience de pensée.

Georges : C’est lumineux !

Alexis : Suis-moi tu vas voir.

Ils s’avancent à pas lents au bord de la scène. Georges mime Alexis. Arrivés au bord, ils avancent le pied droit dans le vide.

Alexis : Et voilà, nous avons réussi !

Georges : Quoi donc ?

Alexis : Nous avons réussi à atteindre notre but. Un temps. Nous vivons !

Georges s’assoit sur le bord.

Georges : Je ne suis pas convaincu.

Alexis : Mais pourquoi ?

Georges : Tout cela était prévisible par l’auteur !

Alexis : Tu crois ? Un temps. Je n’y avais pas pensé.

Georges : On ne peut penser à tout.

Alexis : C’est bien dommage !

Georges : C’est comme ça.

Alexis : C’est incompréhensible !

Georges : N’est-ce pas plus beau ainsi ?

Alexis : Je ne suis pas encore décidé.

Georges : Je dois te l’avouer, moi non plus.

Alexis : Je me demande si l’essence précède l’existence.

Georges : Pourquoi ?

Alexis : J’occupe mon esprit, je me sens mal.

Georges : Nous devrions consulter le dictionnaire.

Alexis : Sans doute. C’est le remède aux mots ! Ils s’assoient. Georges lui passe le dictionnaire. Alexis l’ouvre au hasard. Solipsisme !

Georges : Très intéressant !

Alexis : Tu connais ?

Georges : Non, justement, j’aime apprendre.

Alexis : “Théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même.”

Georges : Cette fois c’est grave…

Alexis : Je le crois aussi !

Georges : Cela devient complexe.

Alexis : Ce n’est pas forcément un mal.

Georges : C’est vrai, c’est juste un mot !

Alexis : Mais quel mot !

Georges : Il a de l’allure.

Alexis : Voici notre but : comprendre ce mot !

Georges : J’aime mieux ça !

Alexis : Enfin du positif !

Georges : Bon, alors pensons.

Alexis : C’est parti !

Ils se mettent tous les deux en position du penseur de Rodin. Ils pensent. Après quelques instants qui semblent une éternité.

Georges : Comme c’est inconfortable !

Alexis : Le trop grand confort tue la pensée.

Georges : Je me tue à le dire.

Alexis : Alors ne dis plus rien.

Georges : C’est difficile de penser sans mots.

Alexis : Tu penses bien sans écrits.

Georges : C’est vrai. Mais tout de même, c’est dur de penser sans parler.

Alexis : C’est indicible.

Georges : Il fait oui de la tête.

Alexis : Le problème, c’est de penser à deux.

Georges : Et surtout pour étudier le mot solipsisme.

Alexis : C’est remarquable !

Georges : C’est énorme !

Alexis : En effet, si nous sommes tous les deux des sujets pensants alors nous n’existons pas dans la même réalité.

Georges : Chacun a sa réalité !

Alexis : Nous devrions les comparer.

Georges : Elle est comment ta réalité ?

Alexis : Elle dépasse la fiction.

Georges : La mienne se prend pour un désir.

Alexis : Sois réaliste ! Tu demandes l’impossible.

Georges : J’essaie juste de comprendre.

Alexis : C’est le plus difficile.

Georges : Ta réalité est-elle imaginée ?

Alexis : Disons que ce n’est pas celle dont tu as rêvée.

Georges : Tiens, tu as quelque chose de mieux à proposer ?

Alexis : De mieux, je ne sais pas. En tout cas, c’est différent.

Georges : Alors, c’est digne d’éloges.

Alexis : Il ne faut pas exagérer. Ce n’est que ma réalité !

Georges : Mais elle est unique d’après le mot !

Alexis : Je te l’accorde. Cependant son unicité pourrait bien être sa seule propriété remarquable.

Georges : Elle a aussi le mérite d’exister.

Alexis : Pour une réalité, c’est la moindre des choses !

Georges : Alors, elle est comment ?

Alexis : Elle est ramifiée… Avec des branches.

Georges : Drôle d’idée pour quelqu’un qui n’est pas un arbre !

Alexis : Elle est multiple, si tu préfères.

Georges : Avec plein de mondes !

Alexis : Oui, une multitude.

Georges : Et où te trouves-tu dans cette pléthore ?

Alexis : Ici, dans ce parc, assis sur un banc à côté de toi.

Georges : C’est extraordinaire comme coïncidence ! Moi aussi je suis ici, dans ce parc, assis sur un banc à côté de toi.

Alexis : Nos réalités se confondent !

Georges : Je suis heureux de partager ce moment avec toi.

Alexis : Moi aussi, Georges. Moi aussi.

Musique.

Georges : J’entends comme une musique…

Alexis : Tu dois rêver…

Georges : Mais non, je t’assure, j’entends de la musique.

Alexis : Qui pourrait bien jouer de la musique dans un parc ?

Georges : Je n’en ai aucune idée. Pourtant elle est omniprésente.

Alexis : C’est étrange, je n’entends rien.

Georges : C’est normal, tu n’entends que les mots.

Alexis : Je ne suis à l’écoute que de la souffrance.

Georges : Tu avais raison, la pensée sans paroles, ça existe.

Alexis : Enfin de la reconnaissance ! Un temps. Et c’est quel genre de musique ?

Georges : C’est insoutenable !

Alexis : C’est un peu léger tout de même… Je n’entends que le silence… Après réflexion. C’est peut-être de la musique de John. Il n’y a que lui pour oser cela.

Georges : Se bouchant les oreilles. C’est inhumain !

Alexis : Qu’as-tu Georges ? Georges s’effondre. Ca ne va pas ?

Georges : C’est très beau. Cela en devient insupportable.

Alexis : Nous ne sommes plus habitués à la beauté… Le touchant de la main. Ne t’inquiète pas, la laideur reprendra vite le dessus.

Georges : C’est ignoble !

Alexis : Je le sais bien. Cependant la beauté sans la bonté est une trop grande souffrance pour l’homme. Nous sommes humains, trop humains.

La musique s’arrête brusquement.

Georges : Je n’entends plus rien.

Alexis : Tu vois c’est passé ! Je te l’avais bien dit.

Georges : Dans un cri. Qui a osé ?

Alexis : De quoi parles-tu ?

Georges : Qui a osé me voler la beauté ?

Alexis : Il montre le ciel. Tu crois que c’est lui ?

Georges : Agacé. Mais non ! Tu sais bien !

Alexis : C’est vrai qu’il n’est plus. Mais alors ?

Georges se lève et court dans tous les sens.

Georges : Au voleur ! Au voleur !

Alexis : Chuuuuuut !

Georges s’arrête.

Georges : Qu’y a-t-il ?

Alexis : En montrant le public. Ils nous regardent.

Georges : Et alors ?

Alexis : Ils vont finir par se moquer de nous.

Ils s’approchent tous les deux du bord de la scène.

Georges : Ils sont tapis dans le noir mais ils n’ont pas l’air méchant.

Alexis : J’avais tort.

Alexis revient sur ses pas.

Georges : En aparté. L’Auteur a pensé au public…

Georges revient vers Alexis derrière le banc.

Alexis : Ou alors c’est de l’indifférence.

Georges : On ne sait jamais. Silence. Cachons notre misère.

Ils se cachent derrière le banc. Noir.

TABLEAU V

Georges et Alexis sont assis sur le banc. Ils scrutent l’horizon.

Georges : As-tu remarqué qu’il n’y a jamais personne dans ce parc ?

Alexis : Oui, mais je n’osais t’en parler.

Georges : Tu aurais dû ! Je te l’ai bien dit, moi !

Alexis : Je ne voulais pas insister sur notre solitude.

Georges : Nous ne sommes pas seuls, nous sommes solipsistes.

Alexis : Un duo solipsiste !

Georges : Parfaitement. Un temps. Et nous sommes libres de recomposer notre monde.

Alexis : L’intersection de nos réalités ! Silence. Georges se lève et commence à marcher de long en large devant le banc. Georges, que fais-tu ? Georges continue son manège. Georges ! Même jeu. Tu es sourd ou quoi ?

Georges : Je fais le passant indifférent.

Alexis : Il n’y a personne dans ce parc et pour le peupler tu fais le passant indifférent…

Georges : C’est statistiquement, le plus probable. Silence. Et puis tout seul, c’est difficile de faire la bande passante.

Alexis : Tu pourrais tout de même changer de fréquence !

Georges : Je te l’accorde. Georges repart et se met à décrire une spirale autour du banc…

Alexis : Tu vas me donner le tournis.

Georges : Tu n’est pas laid, tu ne peux pas tourner.

Alexis : Cesse de tourner autour du pot. Un temps. Tu sais bien que je ne suis pas beau.

Georges : Tu ne vas pas me faire le coup du pot au lait… Silence. La bonté est sans laideur.

Alexis : Tu dis ça parce que t’es un ami. Silence.

Georges s’assoit de nouveau à côté d’Alexis.

Georges : C’est vrai… je suis ton ami. Alexis se penche et sanglote dans ses mains. Ne le prends pas comme ça. Je sais que je ne suis pas l’ami idéal. Néanmoins tu aurais pu tomber sur bien pire.

Alexis : Ce n’est pas ça !

Georges : Tu sais, c’est dur de voir un ami pleurer. Silence.

Alexis : En larmes. Je ne pleure pas !

Georges : Quel soulagement ! Silence. Ce doit être une allergie…

Alexis : Se redressant et se reprenant. C’est ça. C’est ça. Je suis allergique.

Georges : Nous avons tous nos allergies… Moi, comme mes maîtres, je suis allergique à la bêtise. Et toi, comme les esclaves, tu es allergique à la souffrance. Silence. Tu sais, il y a pire…

Alexis : Tu penses aux êtres qui sont allergiques aux deux !

Georges : Oui, comme William.

Alexis : C’est drôle, moi aussi je pensais à lui.

Georges : Encore une coïncidence !

Alexis : Je n’en avais pas pris conscience.

Georges : Tu n’es pas inconscient tout de même.

Alexis : Je ne suis pas de mauvaise foi.

Georges : Il est vrai que tu ne mens jamais.

Alexis : C’est autoréférent !

Georges : Quoi donc ?

Alexis : La conscience ! Silence. Comme dirait Chris, c’est une sorte d’autoréférence mentale abstraite.

Georges : Sans parler du surmoi !

Alexis Qui pèse de tout son poids sur moi.

Georges : Ce n’est jamais bon le surpoids.

Alexis : Il déforme les articulations du langage.

Georges : Et puis les flexions.

Alexis : Ensuite tout se décline.

Georges : C’est la ruine de l’âme.

Alexis : Et la mort dans l’âme…

Georges : Nous retrouvons le karma.

Alexis : C’est notre destinée.

Georges : Et ensuite tout recommence…

Alexis : C’est autoréférent !

Georges : Quoi donc ?

Alexis : Notre dialogue !

Georges : Je n’en avais pas conscience.

Alexis : Tu te moques de moi ?

Georges : Je ne suis pas de mauvaise foi.

Alexis : Tu n’es pas inconscient tout de même.

Georges : Si je l’étais ce serait autoréférent.

Alexis : Quoi donc ?

Georges : Ma phrase !

Alexis : Celle que tu viens de dire.

Georges : Non, la précédente !

Alexis : Je crois que nous devrions faire une pause !

Georges : Tu as raison sinon nous allons finir par nous perdre.

Alexis : Ce serait tout de même le comble en étant assis sur un banc !

Georges : Ce serait une odyssée immobile… Silence.

Alexis : Un périple sans mer !

Georges : Un retour sans aller…

Alexis : Un pis-aller !

Georges : Tu ne trouves pas que c’est fatigant de voyager assis ?

Alexis : Tu as tout à fait raison. Ils se mettent debout.

Georges : J’ai l’impression que notre discussion a pris de la hauteur.

Alexis : Les choses semblent différentes à présent.

Georges : C’est le juste retour des choses.

Alexis : Tu vois, Georges, tu croyais que nous étions loin du monde. En fait, nous sommes simplement juste un peu plus haut.

Georges : Crois-tu que nous allons devenir hautains ?

Alexis : Nous ne sommes pas des arbres, nous n’allons pas devenir des vignes !

Georges : Ce n’est bon que pour les goujats !

Alexis : Et puis nous sommes sans armée, désarmés, dans le désarroi.

Georges : Il est donc impossible que nous soyons condescendants.

Alexis : Et même si c’était le cas. Nous le serions envers nous-même.

Georges : Ce serait alors de l’humilité puisque nous serions conscients de notre ignorance. On dirait que tu es la guêpe du parc…

Alexis : Lorsque l’on se trouve au bord de la connaissance, on ne voit devant soi que l’ignorance ! Alors comment parler d’autre chose ?

Georges : C’est donc pour cette raison que les ignorants ne parlent que de savoir.

Alexis : Dans le désert, tu ne parles que de l’oasis. Dans l’oasis, tu ne parles que de désert.

Georges : Le mirage de la science, la rafale de la conscience.

Alexis : En montrant le ciel. Tu as vu l’avion ?

Noir.

TABLEAU VI

Georges est assis sur le banc avec des feuilles à la main. Il aperçoit Alexis qui arrive.

Georges : Enfin te voilà !

Alexis : Suis-je en retard ?

Georges : Non, ce n’est pas ça.

Alexis : Alors quoi ? Il s’assoit.

Georges : Tu m’as manqué.

Alexis : Je comprends. Il lui touche l’épaule. Cela m’arrive aussi.

Georges : Je t’ai écrit des lettres.

Alexis : C’est très gentil ! Puis-je les lire ?

Georges : Oui, mais pas dans le sens courant.

Alexis : Tu les as écrites dans une autre langue ?

Georges : En fait, l’écriture est aussi bien dextroverse que sinistroverse…

Alexis : C’est incroyable ! Je ne connais pas cette langue. Quelle propriété remarquable !

Georges : En tout cas, elles sont toutes de moi. Il lui donne les feuilles.

Alexis parcourt les feuilles.

Alexis : Mais ce sont des lettres.

Georges : C’est bien ce que je t’ai dit.

Alexis : Il est vrai. Cependant je ne l’avais pas compris dans ce sens.

Georges : A présent, tu es au courant.

Alexis : Tu as écrit les lettres de l’alphabet latin.

Georges : Oui, mais avec mon écriture.

Alexis : En regardant de nouveau. C’est exact. Ces lettres sont de toi.

Georges : Elles sont pour toi.

Alexis : Surpris. Mais tu n’as même pas écrit un mot. Pas même un petit.

Georges : Oui, ce ne sont que des lettres.

Alexis : C’est vrai que tu n’as pas dit autre chose.

Georges : J’ai regardé le dictionnaire et j’ai découvert que Tous les mots étaient pris.

Alexis : C’est normal, c’est notre langue.

Georges : Oui, mais j’avais peur d’être accusé de plagiat.

Alexis : Quoi ?

Georges : Je t’assure. Je l’ai lu entièrement. Pas moyen de faire autrement.

Alexis : Tu es le premier à me dire cela !

Georges : C’est normal. Il n’y a que moi qui te parle.

Alexis : Désolé. Absolument.

Georges : Enfin cela n’a rien de surprenant puisque tu es à l’écoute de la souffrance.

Alexis : C’est dans ma nature.

Georges : Ainsi j’ai lu dans le dictionnaire : “Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.”

Alexis : C’est donc pour cela que tu n’as pas écrit un mot !

Georges : Oui ! Je me suis dit qu’avec les lettres ce serait beaucoup moins dangereux.

Alexis : Tu as eu raison. Et puis avec uniquement des lettres, il n’y a pas de liaisons dangereuses…

Georges : Et en plus elles donnent un sentiment de complétude. Tu as vu, je te les ai toutes écrites de A à Z.

Alexis : En regardant les feuilles. Il n’en manque pas une.

Georges : C’est un cadeau à part entière.

Alexis : Il plie les feuilles et les met dans sa poche. Merci, Georges, jamais je n’oublierai ce geste.

Georges : N’exagère rien Alexis, c’est un geste gratuit.

Alexis : Même gratuit, personne avant toi ne m’en avait offert.

Georges : Il faut dire que c’est difficile d’offrir quelque chose de gratuit.

Alexis : Oui ! Car on ne peut l’acheter nulle part.

Georges : C’est comme l’amitié. Elle ne s’achète pas. Elle ne peut que s’offrir.

Alexis : C’est pour cela que c’est le plus beau cadeau du monde.

Georges : Ce n’est pas forcément un cadeau.

Alexis : C’est toujours mieux que de ne pas faire de cadeau à quelqu’un.

Georges : As-tu remarqué que les lettres étaient capitales ?

Alexis : Oui, malgré ton écriture minuscule.

Georges : C’est l’étymologie du mot cadeau.

Alexis : Touché. Comment te remercier ?

Georges : C’est déjà fait avec ton dictionnaire !

Alexis : Mais ce n’étaient que des mots alors que tu m’as écrit les lettres.

Silence. Ils se regardent dans les yeux.

Georges : Je me demande ce à quoi tu penses.

Alexis : Je pense à un voyage…

Georges : Et quelle est la destination ?

Alexis : Ce n’est pas un voyage dans l’espace.

Georges : Je m’en doute bien. Je voulais dire : dans quel pays.

Alexis : En fait, c’est un voyage dans le temps.

Georges : Attends un moment !

Alexis s’assoit.

Alexis : Viens, je t’invite.

Georges accourt joyeux.

Georges : Cela fait des années que je n’ai pas voyagé.

Ils sont tous les deux assis, très sérieux. Ils vont accomplir une mission.

Alexis : Et voilà ! C’est le point de départ !

Georges : Je ne m’en suis pas rendu compte…

Alexis : C’est normal, c’est dû à l’inertie de la réalité. Ensuite les images défilent de plus en plus vite…

Georges : Pour moi, c’est une véritable découverte.

Alexis : En fait, elle est dû à Albert. C’est le premier à avoir pris conscience de la possibilité de ce type de voyage.

Georges : On est comme dans un train… Seulement ici, c’est le monde qui bouge et non le train.

Alexis : Et là aussi, il y a une limite. C’est la vitesse de la pensée.

Georges : Alors on ne risque rien.

Alexis : Sauf si l’on est limité.

Georges : Mais dans ce cas, on n’a pas conscience du risque.

Alexis : Effectivement ! Un temps. Et puis si cela va trop vite, il suffit de crier : “Arrêtez le monde, je veux descendre !”.

Georges : C’est l’arrêt d’urgence…

Alexis : Le coupant. As-tu vu passer l’arbre ?

Georges : Lequel ?

Alexis : Le saule pleureur.

Georges : Il avait l’air triste.

Alexis : C’est à cause du boulot.

Georges : Le petit ?

Alexis : Oui ! C’est toujours dur les petits boulots.

Georges : Et maintenant, il y a une voie larmée. Silence. Je ne sais pas si c’est une impression, mais je crois qu’ils ne bougent pas.

Alexis : Qui donc ?

Georges : En montrant le public. Eux !

Alexis : C’est normal. Ils sont en train de voyager.

Georges : Mais ils sont dans le noir.

Alexis : Ils voyagent de nuit.

Georges : Et jusqu’où ?

Alexis : Jusqu’au bout !

Georges : Alexis ! Il lui touche le bras. Alexis !

Alexis : Surpris. Qu’a-t-il ?

Georges : En montrant du doigt et en bougeant. Regarde !

Alexis : Le château ?

Georges : Avec inquiétude. Oui.

Alexis : As-tu peur ?

Georges : Non, mais il m’a fait penser à Joseph.

Alexis : C’est vrai qu’il était sombre…

Georges : Je dirais plutôt triste.

Alexis : Je parlais du château.

Georges : Et moi de Joseph.

Alexis : Excuse-moi !

Georges : Ce n’est pas grave ! Je ne vais pas te faire un procès d’intention.

Alexis : C’est pourtant l’intention qui compte.

Georges : Seulement je sais que tu ne pensais pas à mal.

Alexis : C’est vrai, je ne pensais qu’au château.

Georges : Il était terrible, non ?

Alexis : Pire ! Absurde !

Georges : Quel drôle de raisonnement !

Alexis : C’est une récurrence sur le leitmotiv.

Georges : C’est une occurrence sans motif. Silence. Nous voyageons depuis combien d’espaces ?

Alexis : A peine quelques lieux…

Georges : C’est fou comme on ne voit pas passer l’espace.

Alexis : Il cherche dans ses poches C’est dommage, j’ai oublié ma règle.

Georges : Moi, je n’en porte pas.

Alexis : Plus loin, tu en auras besoin. Un temps. L’expérience montre qu’il faut avoir une règle avec soi.

Georges : Mais tu ne sens pas contraint ? Moi, je me sens plus libre sans règle.

Alexis : Bien sûr, mais sans règle, tu auras des problèmes de perspective. Un temps. Et puis si tu ne vois pas la vie comme un trompe-l’oeil, elle finira par te sembler plate. Et le moindre de tes commentaires sur elle sera une platitude !

Georges : Bon, bon, j’ai compris. Le cas est réglé.

Alexis : Si tu veux, nous pouvons faire une halte.

Georges : Je veux bien mais comment ?

Alexis : Il suffit de se lever et de marcher. Ils se lèvent et se mettent à marcher sans but précis. Pendant le dialogue, ils se croisent plusieurs fois.

Georges : C’est une drôle de manière de se reposer.

Alexis : Cela peut paraître surprenant au premier abord, mais après réflexion, cela devient naturel. Un temps. Nous imitons la vie quotidienne: nous marchons dans tous les sens pour nous donner l’impression d’agir, alors que c’est parfaitement inutile puisqu’en somme, nous ne faisons rien.

Georges : Nous occupons l’espace tel un mouvement brownien.

Alexis : C’est le choc des mots dans les quotidiens de l’inutile.

Georges : Ces mouvements nous empêchent de contempler la dimension du temps.

Alexis : Cependant nous changeons d’endroit sans changer de vie.

Georges : Cela donne le bourdon.

Alexis : Et le cafard.

Georges : Cessons cette vie d’éphémère.

Alexis : Nous repartons en voyage.

Ils s’assoient très sérieux sur le banc.

Georges : Enfin, voici le temps !

Alexis : Le repos est d’un ennui mortel.

Georges : Tous ces mouvements tuent la pensée.

Alexis : C’est la vie ! Que veux-tu y faire ?

Georges : Ne plus bouger ! Il faut être libre de ses mouvements pour acquérir la sagesse de l’immobilité et la mémoire du temps.

Alexis : C’est l’unique moyen de fixer ses idées.

Georges : Que c’est beau, ces moments d’inertie.

Alexis : Si tu veux, Georges, nous voyagerons toute la nuit.

La lumière s’atténue.

Georges : C’est mon seul désir !

Noir.

TABLEAU VII

Georges et Alexis sont de part et d’autre de la scène.

Alexis : Je crois que nous sommes deux singularités dans le néant.

Georges : D’où sort cette idée ?

Alexis : Ex nihilo !

Georges : Ainsi, nous sommes séparés par le vide !

Alexis : Il n’y a rien entre nous et pourtant nous sommes amis.

Georges : Grâce à l’amitié, nous ne sommes jamais seuls.

Alexis : Il faut dire que nous ne pouvons pas être seuls tous les deux ensemble ! C’est l’avantage de tout partager.

Georges : Même loin, nous sommes près.

Alexis : Avec le temps, nous avons appris à aimer à distance.

Georges : C’est cela qui m’inquiète.

Alexis : Mais pourquoi Georges ?

Georges : Car cela n’est possible qu’au théâtre.

Alexis : Il se rapproche du public. Ne crains rien, Georges, je crois qu’ils ne nous aiment pas.

Georges : Réjoui. Tu en es sûr ?

Alexis : Certain ! Ils font un sit-in !

Georges : Heureux. Ainsi, nous vivons par protestation.

Alexis : C’est notre droit de vie et de mort.

Georges : Quel bonheur ! Pendant un instant j’ai cru que nous n’existions pas. Comment les remercier ?

Alexis : Par une minute de silence.

Ils se rapprochent et se mettent dos à dos… Ils commencent. Après un petit moment…

Georges : C’est bien trop !

Alexis : Silence !

Georges : Je crois que tu as une idée derrière la tête.

Alexis : Perplexe. Je ne vois pas !

Georges : C’est normal, je l’ai en tête !

Alexis : Avec toi, même un moment de silence devient une épopée.

Georges : Pourtant je n’ai rien à dire sur le silence.

Alexis : Alors pourquoi parles-tu ?

Georges : C’est pour faire la conversation.

Alexis : Mais ainsi, tu romps le silence.

Georges : Le silence sépare les mots !

Alexis : C’est ainsi qu’il prend tout son sens. C’est le mur des champs lexicaux.

Georges : Alors brisons les murs du silence et cultivons notre champ.

Alexis : Bon, de toute manière la minute s’est écoulée.

Ils se retournent.

Georges : En parlant, je n’ai pas vu passer le temps.

Alexis : Nous aurions du utiliser un contretemps.

Georges : Et ça marche avec le passe-temps ?

Alexis : Oui ! Seulement il faut s’y prendre à temps !

Georges : Comment ça ?

Alexis : En prenant son temps.

Georges : A bras le corps ?

Alexis : C’est l’inconvénient majeur, car le temps est lourd.

Georges : Et le mineur ?

Alexis : Il faut fouiller plus profond, c’est un autre mode.

Georges : Cela te rend triste ?

Alexis : Je réfléchis à la portée des notes.

Georges : Tu as raison c’est important !

Alexis : Je me demande s’il faut tout écrire.

Georges : C’est une question pour l’auteur.

Alexis : On peut tout écrire mais on ne peut pas tout dire.

Georges : C’est vrai qu’il n’y a pas de mot équivalent à indicible, dans l’écriture.

Alexis : Tu vois le problème à présent ? Pourquoi écrire ce qui ne peut être dit ?

Georges : Cette fois tout est dit.

Alexis : Comme si le silence menait à tout.

Georges : Et l’absence à l’omniprésence.

Alexis : Nous devrions faire une note.

Georges : Tout de suite, là ?

Alexis : Non ! Pas “la”, une note moins abstraite.

Georges : Alors sol !

Alexis : Oui, c’est plus concret.

Georges : Et puis un sol pleureur, cela convient bien à un mode mineur.

Alexis : C’est parfait. Cela donne une note triste.

Georges : C’est plus représentatif de nous.

Alexis : Tu ne dis pas un mot plus haut que l’autre.

Georges : C’est normal, ils sont tous au même niveau.

Alexis : C’est vrai qu’ils ne diffèrent qu’en pensée.

Georges : C’est leur assemblage qui importe.

Alexis : Tout est dans leur combinaison.

Georges : Sans cela, ils restent des idées préconçues.

Alexis : Des préjugés dépourvus de sens.

Georges : Alors qu’une structure originale engendre une nouvelle pensée.

Alexis : C’est une grammaire générative.

Georges : Le mot enrichit la phrase. La phrase détermine le texte. Du texte émerge une pensée qui construit de nouveaux mots…

Alexis : Une véritable réaction en chaîne.

Georges : Des chaînes de caractères.

Alexis : Des caractères difficiles à déchiffrer.

Georges : Une réécriture codée du message.

Alexis : Une codification compacte de la réalité.

Georges : Le code génétique de la vie.

Alexis : Alexis et le Code. Georges et le Temps.

Georges : Ne me dis pas que cette phrase n’est pas une idée de l’auteur.

Alexis : Je plaide coupable. Je suis l’auteur de la phrase.

Georges : Inutile de te défendre. Tu es innocent.

Alexis : Mais non, je t’assure.

Georges : Cesse ton apologie coupable ! Cette phrase était bien trop symétrique par rapport à nos personnages. Elle ne peut être de toi. Tu n’aurais pas parlé de toi ainsi. Tu penses trop à moi.

Alexis : Et pourtant c’est bien moi qui ai dit cette phrase.

Georges : De cela j’en suis sûr mais je doute que tu l’aies pensée?

Alexis : J’ai simplement parlé de nous.

Georges : Il devait avoir aussi une autre idée en tête. Tout est dans les lettres.

Alexis : Non, je voulais dire que tout est dans l’être humain.

Georges : Alors ce sont des lettres humaines.

Alexis : Et si nous cessions cette comédie humaine ?

Georges : Comment lutter contre nature ?

Alexis : En jouant notre rôle dans la vie !

Georges : C’est de l’humour ?

Alexis : Non ! Juste une idée !

Georges : Ne le prend pas comme cela. Un temps. Je suis d’accord pour étudier cette idée.

Alexis : C’est un choix idéologique !

Georges : Mais pour jouer notre rôle, il faut d’abord le comprendre.

Alexis : Ce n’est pas nécessaire. Bien des gens vivent leur vie sans en comprendre son sens.

Georges : Nous sommes différents. Cela ne peut pas nous convenir.

Alexis : C’est vrai que nous n’arrivons jamais à faire quelque chose comme les autres. Il regarde le public. Il faut dire qu’ils n’ont pas l’air de faire grand chose.

Georges : Ce n’est pas une raison !

Alexis : Es-tu déjà allé au musée ?

Georges : Lequel ?

Alexis : Celui qui fut d’abord une gare, puis un théâtre.

Georges : Ah, celui-ci ! Bien sûr !

Alexis : Tu te rappelles de cette statue qui tenait un masque ?

Georges : Je ne l’oublierai jamais ! Elle n’avait pas de visage !

Alexis : Ainsi le sculpteur a gravé la même image dans notre esprit.

Georges : L’idée du paraître sans être !

Alexis : Une ombre sans lumière…

Georges : Tu crois que c’est pour cette raison que Diogène cherchait des hommes avec une lanterne.

Alexis : Et dire que nous n’avons même pas une allumette sur nous…

Georges : Je me demande parfois si notre rôle n’est pas justement de montrer un chemin dans le noir. Un temps. Le grand chemin…

Alexis : Ou de faire entendre une musique sans instrument.

Georges : Seulement il faut d’abord trouver le chemin avant de pouvoir le montrer.

Alexis : Et il faut d’abord déchiffrer la musique que nous devons faire entendre.

Georges : Il faudrait écouter le chemin de la sagesse.

Alexis : Il faudrait regarder la musique du monde.

Georges : Dire que nous devons composer avec tout cela.

Alexis : Et nous ne sommes qu’un duo sans orchestre.

Georges : Nous sommes deux personnages en quête d’auteur.

Noir.

TABLEAU VIII

Georges fait des grands gestes sur la scène. Alexis le regarde surpris. Le banc est éclairé.

Georges : Très fort. Il nous faut de la couleur !

Alexis : Nous devrions nous asseoir au soleil. Ainsi nous en prendrions.

Georges : C’est une bonne idée ! Ils s’assoient tous les deux très sérieux.

Alexis : C’est vrai qu’en ville, nous sommes couleur muraille.

Georges : Heureusement qu’il y a ce parc pour reprendre des couleurs.

Alexis : Parfois j’ai l’impression que nous sommes des caméléons.

Georges : Parce que nous sommes lents ?

Alexis : Mais non !

Georges : Alors parce que nous gardons toujours notre sang froid ?

Alexis : Tu le fais exprès ?

Georges : Ah ! Je crois que j’ai trouvé ! Parce que nous sommes des lions rampants ?

Alexis : Comme énervé. Georges, tu exagères ! Je vois rouge !

Georges : Riant. Je suis vert de peur !

Alexis : Ainsi tu ris sur mon dos.

Georges : Mais non, je suis à côté de toi !

Alexis : Décidément tu es terrible.

Georges : Alexis, c’est juste pour rire.

Alexis : Tu m’en fais voir de toutes les couleurs et tu veux que je rie ?

Georges : Tu es toujours triste, Alexis.

Alexis : Alors que dois-je faire ? Le clown blanc ?

Georges : Tu fais de l’humour noir !

Alexis : Tu préférerais arlequin, l’homme de couleur ?

Georges : Pourquoi pas. Après tout, la comédie est un art.

Alexis : Cela me rappelle les tours polychromes d’Antoni.

Georges : Un sacré magicien de la couleur.

Alexis : Un architecte de la mosaïque.

Georges : Et quelle merveille son park !

Alexis : Un vrai caprice de la nature humaine.

Georges : Je vois encore son dragon aux écailles en petits carreaux de céramiques multicolores.

Alexis : Le gardien du park…

Georges : Et des eaux souterraines.

Alexis : Pas loin des colonnes doriques qui supportent son théâtre grec.

Georges : Alors maintenant, comment ne pas penser à nous : deux caméléons dans un théâtre.

Alexis : Ou deux hommes dans un parc. Le choix est difficile. Car sommes-nous ce que nous paraissons être ou le contraire ?

Georges : Tu ne pourrais pas être plus clair ?

Alexis : Je t’assure que je fais ce que je peux !

Georges : Alors pourquoi as-tu l’air sombre ?

Alexis : J’ai plutôt l’air triste, non ?

Georges : Tu ne manques pas d’air !

Alexis : Ce n’est pas de ma faute, Georges. C’est l’air du temps !

Georges : Alexis, te moquerais-tu de moi ?

Alexis : C’était juste pour rire. Tu manques d’humour !

Georges : Mais non ! Je le faisais exprès !

Alexis : Ton changement d’humeur était volontaire ?

Georges : Mais oui ! Il faut bien s’amuser, non ?

Alexis : Avec toi, je ne sais jamais sur quel pied danser.

Georges : Et pourquoi veux-tu danser ?

Alexis : Il lève les mains au ciel. Aaaaaaa !

Georges : Bon, bon, j’arrête.

Alexis : Ce n’est pas trop tôt !

Georges : Tu as raison, il se fait tard ! Un temps. Que proposes-tu de faire ?

Alexis : Nous devrions nous regarder dans un miroir.

Georges : Sans nous voiler la face…

Alexis : C’est la seule manière de comprendre notre nature. Il faut regarder en soi.

Georges : L’autre soi-même.

Alexis : Tu sais, Georges, il nous faudrait une activité d’éveil…

Georges : Le coupant. C’est pourtant si bon le sommeil !

Alexis : On ne peut pas rester, toute sa vie, endormi.

Georges : Déçu. C’est bien dommage !

Alexis : Non, non, Georges. Le sommeil est une mort lente.

Georges : C’est peut-être pour cela qu’il m’attire… Nous avons quelque chose en commun.

Alexis : Ne dis pas cela ! C’est une sorte d’opium.

Georges : Je t’assure, Alexis, que lorsque je suis avec toi, je ne fume que du ciboulot.

Alexis : Je n’en doute pas, seulement cela n’est pas suffisant.

Georges : Je m’évertue à le dire : je ne suis pas suffisant.

Alexis : Par la réflexion, il faut étudier le miroir.

Georges : Le miroir magique de Maurits ?

Alexis : Il faut maintenir le miroir sphérique de la pensée.

Georges : Mais c’est une véritable recherche en matière de perspective !

Alexis : C’est une façon d’imaginer le zénith comme point de fuite.

Georges : Mais n’est-ce pas fuir la réalité ?

Alexis : Au contraire, l’éveil, en se débarrassant du superflu, permet de saisir l’essentiel.

Georges : Tout cela me paraît bien onirique.

Alexis : C’est uniquement parce que tu es encore endormi.

Georges : Alors je suis en plein sommeil paradoxal.

Alexis : C’est la résolution des paradoxes qui éveille !

Georges : Alors comment expliquer le fait que je vive dans le paraître et que je rêve de l’être ?

Alexis : Je ne sais pas !

Georges : C’est bien ce que je disais, il est temps de se coucher.

Alexis : Exaspéré. Je ne suis pas sûr que tu aies été piqué par la guêpe d’Athènes…

Georges : Pourquoi dis-tu cela ?

Alexis : Je crois que c’est plutôt par une mouche tsé-tsé.

Georges : Très sérieux. C’est impossible, je n’ai jamais mis les pieds sur le continent noir.

Alexis : C’est vrai que tu ne connais que le vieux !

Georges : Ce n’est pas de ma faute ! C’est une question d’argent.

Alexis : L’argent ne fait pas le bonheur !

Georges : C’est ce que disent les pauvres… Et ils sont par définition dans le malheur. Alors parfois je me dis que quitte à être dans le malheur autant être riche.

Alexis : C’est vrai que cela aiderait bon nombre de gens.

Georges : Mais pour nous ce n’est pas la même chose.

Alexis : Oh, non ! Ce n’est pas la même chose.

Georges : Pour nous il n’y a rien à faire.

Alexis : C’est vrai. Nous devons tout faire par nous-même. Mais ne t’en fais pas, nous sommes deux et nous y arriverons.

Georges : Je n’en doute pas. Un temps. Seulement je me demande où ?

Alexis : Sur le chemin du savoir, l’important c’est d’avancer.

Georges : Oui mais comment avancer sans savoir ?

Alexis : Il faut apprendre à vivre dans le vague.

Georges : Le problème c’est qu’il faut savoir nager.

Alexis : Il ne faut pas se préoccuper de la vague.

Georges : Mais alors de quoi ?

Alexis : Uniquement de l’océan !

Georges : Je ne connais que la mer.

Alexis : C’est une partie de l’océan… La conscience du monde !

Georges : C’est bien trop profond. On peut chavirer.

Alexis : Seuls les yeux chavirent. Et ils ne voient plus jamais le monde comme avant. Ils sombrent d’abord, pour voir clair ensuite !

Georges : Tu sais, Alexis, plus nous parlons ensemble, plus je me rends compte de la grandeur de ton âme.

Alexis : Cela ne doit pas te tourmenter. Tout le monde a une âme. Moi, tu me vois de plus près, c’est tout.

Georges : Alors il suffirait de s’approcher des hommes pour voir leur âme ?

Alexis : Comment faire autrement pour la sentir ?

Georges : Et elles sentent toutes bon ?

Alexis : Oui, toutes ! Cependant la vie et le temps les salissent parfois.

Georges : Quel produit faut-il alors utiliser ?

Alexis : L’humour décapant !

Georges : Cela ne fait pas mal ?

Alexis : Au début, si, mais ensuite, ça détend. C’est l’humour corrosif qui fait mal… L’humanité a besoin d’un baume.

Georges : Heureux. Ah ! Venise ! Là-bas tous les hommes se gondolent.

Alexis : Là-bas, les âmes marchent sur l’eau.

Georges : C’est étrange, cela me rappelle quelque chose.

Alexis : Ou quelqu’un ?

Georges : Je ne sais plus. Mais une idée a traversé mon esprit.

Alexis : Un message alors ?

Georges : C’est improbable, je n’ai pas de répondeur.

Alexis : Bon, alors raccroche !

Georges : Tu as raison, nous sommes occupés.

Alexis : Nous devons réfléchir à notre nature.

Georges : Alors il est temps de partir.

Alexis : Où veux-tu aller ?

Georges : Chercher un miroir !

Noir.

TABLEAU IX

Georges et Alexis entrent sur scène et commencent à se promener en décrivant un grand cercle autour du banc.

Alexis : Tu es triste, Georges ?

Georges : Non, je crois qu’il pleut.

Alexis : Tu pleures, Georges ?

Georges : Non, je regarde les parapluies.

Alexis : C’est toujours un spectacle saisissant l’apparition des parapluies. Un temps. Ils n’ont l’air de rien et pourtant, une fois ouverts, sous la pluie, ils sont magnifiques.

Georges : Ce sont les albatros de la pluie.

Alexis : Ils avancent lentement, en se dodelinant dans le temps.

Georges : Et tu as vu, sous eux, ils transportent toujours quelque chose.

Alexis : Ils ne se promènent jamais sans ça !

Georges : Les hommes des parapluies.

Alexis : C’est la marche de la pluie.

Georges : Je ne connais pas le compositeur.

Alexis : Il montre le ciel. Je crois que c’est lui !

Georges : Mais non ! Tu sais bien !

Alexis : A chaque fois, j’oublie !

Georges : On se lasse de tout sauf de l’oubli !

Alexis : J’oublie toujours ta phrase…

Georges : Alexis, je suis fatigué…

Alexis : Encore !

Georges : Ce n’est pas de ma faute. Je suis né fatigué !

Alexis : Ta nature a bon dos !

Georges : Il regarde son dos. Tu crois ?

Alexis : Bon, asseyons-nous ! Ils s’assoient sur le banc. Ca va mieux ?

Georges : Non, mais ça ne coûte pas plus cher. Alors autant être assis.

Alexis : As-tu envie de quelque chose en particulier ?

Georges : Non, je n’ai envie de rien !

Alexis : Tu en es sûr ?

Georges : Et puis non ! Silence. Dessine-moi une idée !

Alexis : Je n’ai pas de papier.

Georges : Donne-moi juste une idée !

Alexis : Pas plus que de crayon.

Georges : Dis-moi au moins l’idée !

Alexis : Bon, puisque tu insistes, voici une idée.

Georges : Tu te fais toujours prier. C’est agaçant, tu sais.

Alexis : Je ne me fais pas prier, je réfléchis.

Georges : A quoi ?

Alexis : Au miroir !

Georges : Mais ce n’est pas une idée, c’est de la réflexion.

Alexis : Je voulais dire à notre précédente conversation.

Georges : Et alors ?

Alexis : Et alors rien. C’est juste une idée.

Georges : Mais tu pourrais en dire plus !

Alexis : C’est bien ce que tu voulais, non ?

Georges : Pourquoi tu me prends au mot ?

Alexis : Car je n’entend que cela !

Georges : Alexis, tu fais l’intéressant…

Alexis : Et tu me sembles intéressé…

Georges : C’est normal. Je sais que tu as de la suite dans les idées.

Alexis : Bon, alors en deux mots.

Georges : Eh bien ?

Alexis : Alter Ego !

Georges : C’est un peu court tout de même !

Alexis : Je veux dire qu’après réflexion, nous n’avons pas besoin de miroir.

Georges : Et pour quelle raison ?

Alexis : Chacun de nous est l’Alter Ego de l’autre.

Georges : De mieux en mieux…

Alexis : Regarde… Il se lève. Mets toi en face de moi. Georges se place en face de lui. Très bien !

Georges : Ainsi ? Et nous allons rester ainsi en chiens de faïence ?

Alexis : C’est du verre, non de la faïence ?

Georges : J’aurais du prendre des lentilles.

Alexis : Il ne faut pas t’en faire.

Georges : Il y a pourtant du fer dans les lentilles.

Alexis : Bon ! Revenons à nos moutons.

Georges : Tu as raison, si nous nous plaçons ainsi je me vois dans tes yeux.

Alexis : Le regard de l’autre est un renvoi sur soi.

Georges : C’est drôle tout de même.

Alexis : Quoi donc ?

Georges : Dans ton regard, je suis beau.

Alexis : L’amitié est un miroir déformant.

Georges : Et pourquoi je vois des larmes dans tes yeux ?

Alexis : C’est parce que je fais le miroir liquide…

Georges : J’ai cru que c’était par compassion.

Alexis : Tu souffres donc Georges ?

Georges : Non, enfin pas tout à fait… Tu sais bien que je n’arrive pas à m’habituer au bonheur.

Alexis : Alors tu es heureux ?

Georges : Oui, d’une certaine manière. Silence. Je suis heureux d’avoir un si beau miroir.

Alexis : Tu sais, je ne suis que ton ami…

Georges : Je sais. Et c’est déjà trop pour moi.

Alexis : C’est pour cela que tu regardes la pluie ?

Georges : Chaque fois qu’il pleut, j’imagine que c’est l’humanité qui pleure.

Alexis : La pluie c’est le retour de l’océan sur terre.

Georges : Tu crois que c’est la conscience qui verse des larmes sur son sort ?

Alexis : Non, Georges, c’est l’eau qui ennivre notre vie.

Georges : Surpris. L’eau de vie ?

Alexis : Tu n’en as jamais bu ?

Ils s’assoient de nouveau.

Georges : Si, enfin je crois. Mais pas de celle-là.

Alexis : De laquelle alors ?

Georges : Je n’ai pas le droit de mentionner la marque.

Alexis : C’est vrai qu’il faut respecter l’étiquette. Il regarde le public. Sinon nous pourrions être dénoncés par la société anonyme.

Georges : Et être accusés de réception.

Alexis : Pour finir enfin, dans une tour d’ivoire ou un château de cartes.

Georges : Tu ne trouves pas que nous dramatisons un peu trop notre situation ?

Alexis : Je suis de ton avis ! Silence. Après tout nous sommes libres.

Georges : Nous ne sommes pas réservés.

Alexis : Nous avons le droit de parler et de penser.

Georges : Ainsi que de rêver !

Alexis : Que nous n’existons pas dans cette réalité.

Georges : Et que nous ne sommes que quelques tâches d’encre sur un manuscrit.

Alexis : Des idées couchées sur le papier.

Ils se couchent sur le banc. Noir avec lune.

TABLEAU X

Georges : Ici, la nuit tombe vite !

Alexis : Ce n’est pas ça, Georges, elle nous a vu couchés, alors elle s’est dit que c’était le moment de tomber.

Georges : Elle a tout de même chuté brusquement. J’espère qu’elle ne s’est pas fait mal.

Alexis : Non, je ne crois pas. Elle est bien lunée.

Georges : Malgré tout je pense que nous devrions la relever…

Alexis : En pleine lune ?

Georges : Si nous le faisons en plein jour, cela surprendra tout le monde. Silence. Qui a déjà vu un lever de nuit en plein jour ?

Alexis : C’est une décision difficile à prendre. Il faut réfléchir… La nuit porte conseil…

Georges : Alexis, si nous ne nous dépêchons pas, elle va finir par s’éclipser.

Alexis : Tu as raison, nous pouvons bien faire cela pour elle.

Ils se lèvent tout les deux avec le jour.

Georges : Mais elle a disparu en plein jour !

Alexis : Elle trouvait sans doute notre histoire à dormir debout.

Georges baille et fait des mouvements de bras.

Georges : Ne fais pas de l’humour… Je ne suis pas d’humeur. Silence. Je viens juste de me lever.

Alexis : Georges, tu es incroyable ! Nous nous sommes couché à peine quelques instants…

Georges : Ce sont toujours des instants de bonheur…

Alexis : Agacé. Ah ! Tu me fatigues…

Georges : Toi aussi tu es fatigué ?

Alexis : Calme. Non, ce n’est rien, cela va passer.

Georges : Tu n’es pas malade au moins ?

Alexis : Je ne crois pas… A moins que ce soit de la vie. Elle fait tellement souffrir…

Georges : Tu as raison, c’est la plus terrible des maladies, on l’emporte jusqu’à la mort.

Alexis : On la supporte tous les jours.

Georges : Pas un jour de repos.

Alexis : Tous les jours la même chose.

Georges : Et en plus, elle est contagieuse… On peut donner sa vie pour quelqu’un.

Alexis : La vie nous mord à pleines dents.

Georges : Et il y a pire encore !

Alexis : Comment est-ce possible ?

Georges : C’est une maladie sexuellement transmissible ! On peut donner la vie à quelqu’un.

Alexis : C’est donc une maladie héréditaire…

Georges : Mais ce n’est pas fini !

Alexis : Comment qu’y a-t-il encore ?

Georges : On peut se réincarner ! Silence. On ne peut même plus mourir tranquille. On est obligé de tout recommencer depuis le début.

Alexis : Quel terrible destin ! Silence. Et c’est ainsi jusqu’à la fin des temps ?

Georges : Je ne sais pas, je ne suis pas au bout de mes peines. C’est peut-être une voie sans issue… A moins que…

Alexis : Plein d’espoir. A moins que ?

Georges : A moins que tu ne touches la perfection.

Alexis : Mais je croyais qu’elle n’était pas de ce monde.

Georges : C’est effectivement un détail important.

Alexis : Bon, mais dis toujours !

Georges : Si tu atteins la perfection, tu as le droit de ne plus te réincarner.

Alexis : Mais alors ça change tout !

Georges : Pourquoi dis-tu ça ?

Alexis : Car même s’il n’y a qu’une seule chance, si infime soit-elle, la vie vaut la peine d’être vécue.

Georges : Oui, elle vaut toutes les peines du monde !

Alexis : Alors il ne faut plus perdre une seconde. Nous devons vivre ici et maintenant, dans l’éternité de l’instant.

Georges : Tout est plus clair maintenant.

Alexis : C’est dans le maintenant que tout est plus clair !

Georges : Nous étions imparfaits et nous sommes présents. Mais que serons-nous dans le futur ?

Alexis : Soi !

Georges : Moi ?

Alexis : Oui, toi et moi !

Georges : Je n’ai pas tout saisi…

Alexis : C’est le problème de la connaissance de soi.

Georges : Et moi qui ne connais que toi ! Tu ne me laisseras pas seul, dis.

Alexis : Non, je resterai toujours avec toi. Et ensemble nous rechercherons le soi.

Georges : Alors dans ce cas, je veux vivre dans ce monde.

Alexis : Seulement il faut que tu saches que ce processus est irréversible… Silence. Plus jamais nous ne reviendrons en arrière !

Georges : Ce n’est pas grave. Je préfère m’échapper. Et puis je n’aime pas les voiture-balais.

Alexis : Tu as raison, balayer tous les préjugés de chez nous, c’est la première étape de la métamorphose.

Georges : J’espère que nous n’allons pas devenir des mouches…

Alexis : Nous ne risquons rien. Elles se trouvent dans un autre livre.

Georges : Tu crois que l’auteur sera d’accord ?

Alexis : Je ne sais pas mais c’est possible. Un temps. Il préfère le singulier.

Georges : Oui, c’est l’essentiel du pluriel.

Alexis : C’est comme dans la vie. On découvre d’abord l’homme, puis les hommes et enfin l’humanité.

Georges : C’est donc la seule chose qui vaille la peine que l’on souffre d’être.

Alexis : En montrant le public. Il faudrait peut-être leur dire…

Georges : C’est une bonne idée !

Ils approchent du bord de la scène, les bras grands ouverts.

Georges et Alexis : Notre plus grand amour, c’est…

Georges : Tu crois qu’ils ont compris le message ?

Alexis : Je ne sais pas. Un temps. Nous sommes souvent incompris. Ils l’ont peut-être mal interprété ?

Georges : Pourquoi ? Nous l’avons bien interprété pourtant ?

Alexis : Nous aurions du le traduire.

Georges : Mais nous sommes interprètes, pas traducteurs !

Alexis : Nous aurions pu le mettre dans une bouteille à la mer…

Georges : Une goutte dans l’océan !

Alexis : Devant le public. Nous les avons noyés.

Georges : Dans le chagrin ?

Alexis : Nous ne devrions pas insister…

Georges : Oui, nous devrions retourner sur notre banc, l’air de rien. Ils reculent tous les deux à pas lents et s’assoient sur le banc. Silence. Je crois que nous sommes tout seuls, Alexis. C’est comme si nous n’avions jamais vécu dans cette réalité.

Alexis : Comme si nous n’avions été que deux mains. Chacune écrivant l’histoire de l’autre.

Georges : C’est donc toi qui as écrit mon rôle. Et moi, tes paroles.

Alexis : C’est une possibilité que l’on ne peut pas exclure…

Georges : Mais alors qui a commencé en premier à décrire l’autre ?

Alexis : C’est l’éternel problème des origines.

Georges : C’est totalement absurde !

Alexis : Il n’y a qu’une seule façon de résoudre ce paradoxe.

Georges : Je ne vois pas encore où tu veux en venir.

Alexis : Tout d’abord, pense à Umberto !

Georges réfléchit.

Georges : Tu fais allusion à son abduction créative.

Alexis : Joyeux. Oui, c’est ça, Georges. Un temps. C’est la seule solution. C’est ta solution.

Georges : J’en ai toujours rêvé…

Alexis : Exactement ! C’est toi qui m’a mis sur la voie…

Georges : Nous sommes les personnages de la pièce de l’auteur ! Silence. Et à ton avis, que sommes-nous dans son esprit ?

Alexis : Nous sommes l’humanité, réduite à sa plus simple expression !

Rideau.