234 - La mémoire de la bougie

N. Lygeros

Il se recroquevilla sur lui-même en soufflant sur ses mains pour tenter de les réchauffer. C’était toujours le même froid qui se déversait dans son corps entre chien et loup. Alors il se couchait à même le sol, les doigts engourdis de fatigue. Il avait écrit toute la nuit. Il posa sa main sur le papier taché d’encre noire et de sang. Sa fine écriture avait rempli toute la page. Les lettres liées par de complexes ligatures vivaient dans un lieu sans espace. Elles formaient un tracé continu et régulier qui ne laissait aucune place au néant. La page blanche était devenue noire à l’image de son âme noyée dans la mélancolie.

De sa main, il caressait le papier comme il aurait caressé la tête de ses jeunes élèves avides d’apprendre l’histoire interdite. Il est né dans un pays réduit en esclavage et sa vie durant il avait subi les interdits. Car la vie sur terre n’avait aucune importance pour lui. Et sa fin ne représentait que le commencement d’une autre. C’était ce qu’il avait toujours cru. Cependant, après les premiers massacres, il avait cessé de croire. Même si Dieu avait existé, en voyant cette horreur, il se serait suicidé. Le monde avait une fin et son peuple devait vivre avant elle. Désormais tout était permis.

C’était après avoir réalisé cela qu’il s’était mis à enseigner dans la grotte secrète. Là, dans ce trou taillé dans la roche par leurs ancêtres, il avait recueilli les premiers enfants de la révolte. Il leur parlait pendant des heures et des heures sans se lasser car il savait que c’était la mission de sa vie : partager le savoir. Il ne possédait aucune autre arme pour lutter contre l’obscurantisme qui s’était abattu sur son peuple.

Et chaque soir, avant de commencer son cours, il allumait une bougie. Pour les enfants elle représentait le commencement du monde. Un monde inconnu s’ouvrait à eux chaque soir. Et la bougie les éclairait de sa lumière dans le labyrinthe du savoir, dans la citadelle de la mémoire dont l’homme aux cheveux blancs était l’ultime gardien. Ce n’était que par la suite qu’ils découvraient qu’il s’agissait de leur mentor. Car avec lui, le monde avait une couleur. Il n’était plus cette dure réalité dont la noirceur écrasait de tout son poids leur existence. Il était gorgé de lumière et la bougie était là pour le dire.

Les enfants savaient que le pope ne parlerait que durant la vie de la bougie et ils écoutaient chacune de ses paroles attentivement. Ils savaient qu’il ne les dirait qu’une fois et qu’ensuite, si elles ne vivaient pas en eux, elles se perdraient à jamais dans le néant. Et ils faisaient de même avec la bougie. Toute la lumière qu’elle leur offrait, ils la gardaient dans leurs yeux. Plus ils apprenaient, plus ils aimaient la lumière et leurs yeux versaient des larmes quand la bougie s’éteignait. Alors ils les fermaient pour la garder encore un peu en eux comme ils entendaient encore les paroles de leur maître dans le noir du silence.

Le vieux sage avait vu grandir ses élèves. Ces années de formation les avaient changés. Ils avaient appris à vivre pleinement chaque instant. Avec l’âge, leur regard s’était assombri tandis qu’un nouvel éclat avait pris place dans leur esprit. La bougie brûlait en eux. C’était elle qui avait allumé la mèche des premiers bâtons de dynamite et fait sombrer les navires ennemis. C’était elle qui avait éclairé les premiers écrits de la révolution grecque. Ils agissaient en hommes de pensée et pensaient en hommes d’action. Tel avait été son enseignement.

Mais une nuit, alors que la bougie déversait encore sa lumière sur les esprits, la porte vola en éclats. Les jeunes palikares tentèrent de résister mais les Turcs étaient trop nombreux. Pieds et mains liés, leur sort venait de basculer dans l’horreur. Ils virent leur vieux maître lacéré à coups de yatagans et ils crièrent devant sa souffrance.

– Prosterne-toi devant la grandeur de la Sublime Porte  ! Supplie-nous de cesser les tortures !

Pourtant le vieil homme ne s’agenouilla pas. Il ne savait pas. Et aucune supplication ne sortit de sa bouche.

– Alors, tu ne parleras plus jamais !

Trois Turcs le maintinrent solidement tandis qu’un autre lui tranchait la langue. Et sa bouche s’empourpra. Devant l’horreur du spectacle ses élèves détournèrent leur visage, sauf l’un d’entre eux. Ses larmes avaient pétrifié son regard qui ne quitta celui de son maître que les Turcs traînèrent hors de la grotte. Stavros rampa jusqu’à la bougie et l’embrassa. Sa flamme brûla ses lèvres et il sentit le goût de la cire en lui. Dans un baiser, il lui avait interdit de mourir !

Muré dans le silence de la nuit, il pensait encore à ses jeunes enfants devenus des rebelles. Il aurait voulu leur parler une dernière fois avant de mourir. Désormais, c’était impossible. Il ne lui restait plus que l’encre pour s’exprimer. Alors, malgré le froid, il se remit à écrire. Il savait qu’il n’avait plus beaucoup de temps ; à peine la vie d’une dernière bougie. Ensuite il serait trop tard. Sa vie s’éteindrait avec la nuit.

Comme Dieu, il aurait pu être triste de n’avoir jamais été un enfant. Mais il n’était pas Dieu et il était heureux d’être un homme. Car il n’aurait pas eu assez de temps s’il avait été un enfant. Les hommes n’auraient pu croire en un enfant. Les mots devaient avoir la patine du temps et s’être mêlés à la langue d’un peuple pendant des siècles pour être prophétiques. Mais le vieil homme savait que la pensée n’avait pas d’âge, elle provenait du temps. Seulement il ne lui restait que le temps d’une bougie.

Toute sa vie durant, il avait enseigné combien était précieux chaque instant de la vie. Cette fois, à la lueur d’une simple bougie, il savait qu’il vivait ces instants. Malgré la fatigue et le froid qui mordaient son corps blessé, il ne cessa d’écrire. Il ne désirait aucun répit. Après, il aurait tout le temps. Mais pour le moment, il devait coucher sur le papier la moindre de ses pensées car il savait qu’elles constitueraient son testament…

Il entendit le bruit de pas réguliers, ils se dirigeaient vers sa cellule. Ses souffrances allaient donc prendre fin. Il tituba en direction du mur et à main nue gratta entre les pierres pour coucher ses précieuses feuilles. Sa pensée, si éphémère dans le monde des hommes, se retrouva au milieu de deux éternités pétrifiées. Il eut juste le temps d’enfoncer son testament dans la fissure. C’était ainsi que la pensée avait pénétré la pierre. L’instant d’après, la porte s’ouvrait brusquement sur la barbarie du néant.

Une hydre turque s’empara de lui avec violence et lui creva les yeux puis en l’arrachant à sa cellule, renversa l’encre qui s’étendit sur le sol et s’unit à jamais avec le sang de ses blessures. Le rouge et le noir se mêlèrent à l’image de la liberté et de la mort. Le visage face au ciel, il remarqua l’absence de lumière sur cette terre. Le soleil, comme s’il avait refusé de voir ces derniers instants, tardait à se lever. Et s’il n’avait été pris de remords, ils auraient sombré dans l’oubli.

Le jour se leva sur sa mort et le ciel retrouva sa couleur et sa profondeur. Cependant, pour le vieil homme, les montagnes demeurèrent obscures. Il tenta, une dernière fois, d’emporter avec lui une poignée de cette terre qui l’avait vu naître mais la botte d’un jeune Turc lui écrasa la main. Et cette interdiction fut le plus grand des supplices pour lui. Car il comprit que la relève était assurée et que sa patrie souffrirait encore bien des années après sa mort.

Combien il eut aimé que son regard ne fût pas aussi perçant. Il vit au loin son maître entouré de Turcs. Ils s’apprêtaient à le torturer de nouveau. Il le savait. Mais le vieil homme n’avouerait jamais. Il le savait aussi. Il essuya du revers de sa manche les larmes qui inondaient son visage. Et pendant une fraction de seconde, il revit la bougie de la grotte secrète. Elle était allumée à nouveau.

Il sentit contre sa joue le froid métallique de son fusil et releva le chien. Puis il posa son index sur la détente et attendit. Encore quelques mètres… Encore quelques instants… Ils n’en finissaient pas d’atteindre l’emplacement prévu pour le torturer. Une nouvelle larme trempa l’acier de son fusil. Le temps s’était dilaté et créait une tension insoutenable. Ils l’attachèrent enfin, mais il ne pouvait encore rien faire.

Il se mordit les lèvres jusqu’au sang et lorsque celui-ci commença à couler, il sentit à nouveau le goût de la bougie et son baiser brûlant. Les corps se déplacèrent… Il regarda une dernière fois son maître et sous la lueur de la légende, appuya sur la détente. Le baril de poudre explosa violemment en emportant avec lui toute vie.

Juste avant de mourir, il sentit la chaleur et son esprit s’enflamma. Ils étaient vivants : le don du feu. Alors, il s’éteignit en paix sous le signe de la croix.