3124 - Humanitas et Tempus XIII

N. Lygeros

Est-il possible de lutter pour la reconnaissance d’un génocide sans se préoccuper des survivants? Même si cela est possible pour un historien, ce n’est pas tolérable sur le plan humain. Car les justes sont conçus pour aider les innocents et les survivants sont la partie vivante des innocents. Lorsque toute notre action se fonde sur l’idée qu’il ne faut pas effacer l’histoire, comment ne pas être sensible à la création de celle-ci? Comment œuvrer pour la reconnaissance du génocide des Arméniens et rester indifférent au sort de l’Artsakh? Lorsque des survivants du génocide continuent à lutter, à se défendre et même à remporter des victoires contre la barbarie des envahisseurs, comment ne pas vouloir les aider? L’humanité et le temps luttent contre la domination de la société et nous voudrions rester à l’écart? Nous aimons vivre dans certains endroits du monde car nous les considérons comme magnifiques. Cependant les plus magnifiques sont les endroits où nous aimerions mourir. Nous hésitons parfois à l’avouer à notre propre pensée néanmoins nous savons que ce choix est plus important que le précédent. Car si nous pouvons vivre à plusieurs endroits, nous ne pouvons mourir que dans un seul. Les innocents n’ont pas ce choix par nature. Tandis que les survivants n’ont pour ainsi dire que ce choix. Et pour le comprendre, il suffit de se remettre à l’esprit le choix des Arméniens de rester au pied de la ville de Chouchi pendant qu’ils étaient assiégés par les Azéris. Même si le ciel leur tombait sur la tête, ils sont restés accrochés à la terre de leurs ancêtres. Aussi comment ne pas voir dans ce geste, le signe de la dignité humaine et de la résistance du temps? Nous trouverons toujours des gens de la société pour contester leur caractère de survivants mais qu’importe. L’essentiel est dans l’acte et non dans le propos. Nous aimons entendre mais rarement écouter de la musique. Or la souffrance est une musique que l’on n’entend que lorsqu’on l’écoute. Ici il ne s’agit pas d’entendre des chants patriotiques, selon l’expression consacrée, et de s’en contenter. Il nous faut comprendre ce qui pousse un survivant ou un descendant d’un survivant du génocide à persister à vivre malgré tout et malgré tous. C’est seulement ainsi que nous comprendrons la nécessité qu’éprouve le juste à les protéger. La réponse est dans le partage. C’est en effet le seul moyen de partager l’humanité et le temps. Car la lutte contre la barbarie grandit l’humanité comme la lutte contre la présent grandit la mémoire du futur. En d’autres termes, c’est l’essence qui lutte contre le pouvoir, l’intelligence contre le système, la stratégie contre la puissance. L’humanité et le temps évoluent à travers nos choix car choisir c’est se priver. Choisir de résister, c’est choisir de se sacrifier parfois et donc choisir de ne pas vivre. Et c’est ce choix qui caractérise notre vie. La lutte pour la reconnaissance n’aurait de sens si elle n’était complétée par la nécessité d’œuvrer pour l’humanité et le temps.