4638 - Sur l’index du juste

N. Lygeros

Si nous imaginons les justes comme des gardes pages de l’histoire, il est naturel de se poser la question du statut de l’index du juste. Devons-nous y voir une référence à Saint-Jean de Leonardo da Vinci ou à Émile Zola dans son fameux J’accuse ? Il faut avouer que les deux visions sont sans doute nécessaires pour mieux appréhender le concept. Néanmoins aucune d’entre elles ne peut être considérée comme suffisante. Nous nous retrouvons donc dans la nécessité et l’insuffisance, comme si cela représentait la condition humaine des justes. Cependant nous devons aller encore plus loin qu’André Malraux pour saisir la véritable ampleur du concept. Aussi il est préférable d’imaginer cet index comme celui du livre de l’humanité. Car c’est elle qui représente la mémoire de notre intelligence. Les barbares arrachent les pages de l’histoire. Lorsque cela est impossible, ils les noircissent ou les brûlent afin que personne ne puisse se souvenir des événements qui y étaient inscrits. Certes ils doivent pour cela lutter contre les justes qui persistent à placer leur garde page même lorsque la page ne peut plus être gardée. Sans la présence de la page, ils ont pour mission de marquer, ne serait-ce que l’absence afin de conserver la mémoire de l’humanité. Seulement les justes ne sont pas immortels et même le sacrifice de leur vie ne peut garantir l’accomplissement de la mission. Voilà donc pourquoi intervient l’index du juste. C’est son moyen à lui de transcrire l’oubli en lui codant de la mémoire. Il n’est plus si évident pour les barbares de s’en sortir indemnes. L’utilisation des index est particulièrement efficace pour le cas des génocides grâce aux travaux de Raphaël Lemkin. Dans le sens d’Élie Wiesel mais aussi de Primo Lévi, le juste est obligé d’aller au-delà de la mort de la victime car c’est là que se trouve sa mémoire. Aussi l’index du juste permet à ce dernier de marquer le territoire de la mémoire de manière indélébile car cette fois le crime est imprescriptible. L’index permet au juste de transcender sa propre existence à travers son œuvre qui appartient nécessairement à l’humanité. Car la société ne peut supporter ni le poids ni le sens de cette œuvre. Il est désormais possible d’interpréter l’opus comme un index. Aussi il est compréhensible à travers la multiplicité de l’unité et non l’unicité du multiple. Car les justes ne sont pas uniques, pas plus qu’ils ne sont immortels, voilà pourquoi ils sont essentiels. Car tous ces index pointent dans la même direction et donnent le même sens à la lutte de la nécessité et de l’insuffisance à travers la grandeur des misérables face au misérabilisme d’une société de l’oubli et de l’indifférence qui sert de plate-forme à la barbarie. Seulement l’index ne se brise pas malgré la disparition du garde page. Telle est la mission de l’index du juste.