665 - Des facteurs et des acteurs en stratégie

N. Lygeros

A travers la complexité de la combinaison des principes et des procédés nous pouvons distinguer deux grandes catégories de variables, à savoir les facteurs et les acteurs. Les premiers sont définis comme les éléments sur lesquels l’homme n’a pas de prise immédiate. Il s’agit d’une part de l’espace, et d’autre part du temps, avec toutes leurs composantes. Les seconds sont définis par les stratèges eux-mêmes, mais aussi tous ceux qui interviennent dans le processus stratégique. L’histoire militaire traditionnelle a toujours naturellement valorisé les acteurs, alors que les analystes du XXème siècle ont accentué le rôle des facteurs. Dans cette étude, nous voulons montrer que ces approches sont critiquables par leur caractère extrême. Si nous considérons que la complexité de la complexité peut provenir de l’assemblage de simplicités, ces dernières ne peuvent être accessibles via des simplifications. Car celles-ci ne démontrent que l’évidence de situations dégénérées et ne savent traiter que des situations génériquement complexes pour lesquelles les systèmes ne sont pas décomposables.

Notre problème une fois transposé, tient du rapport qui existe entre les masses et les singularités, dans lequel tout est question d’équilibre. Tandis que les masses représentent des équilibres stables, les singularités quant à elles sont des équilibres instables. Avec cette vision transposée, il est plus facile de comprendre pourquoi l’histoire militaire est le domaine, par excellence, du rôle actif des grands hommes.

Les schémas mentaux associés aux acteurs et aux facteurs en stratégie sont construits sur les substrats suivants : d’une part singularité-instabilité-activité et d’autre part masse-stabilité-passivité. La non-prise en compte de ces substrats engendre, via le jeu des facteurs et des acteurs, une neutralisation réciproque qui crée un principe d’incertitude dans la menée d’une bataille. Car même si la stratégie est censée avoir une vision globale et à long terme, si elle est dépendante de la tactique à travers les phénomènes de friction, elle est aussi à la merci de l’imprévisible.

Cependant cela ne signifie pas nécessairement quelque chose de négatif. En effet l’imprévisible est aussi un facteur instable qui peut être exploité judicieusement grâce à l’opportunisme dynamique du stratège. Car si le stratège tire le meilleur parti d’une situation ouverte et par nature instable, en évitant les pièges du dogmatisme et en utilisant la réflexion et son retour alors l’imprévisible lui appartient. C’est pour la même raison qu’en stratégie, la singularité et la masse doivent être considérées comme complémentaires. Dans un cadre global, l’une aide l’autre et l’autre supporte l’une. Aussi la rareté de l’une et la taille de l’autre ne doivent pas surprendre, car elles sont en réalité interdépendantes. L’une n’existe pas sans l’autre et l’autre ne serait pas en vie sans l’une.

La combinaison des facteurs et des acteurs permet la divergence des convergents et la convergence des divergents. Du point de vue dynamique l’instabilité créée par la singularité offre la possibilité de résoudre une situation donnée tandis que la stabilité créée par la masse permet à la solution de durer. La singularité offre l’existence et la masse lui donne vie. Car il ne suffit pas de résoudre un conflit, il faut vivre la paix et cela n’est possible qu’à travers la stabilité de la masse. Ainsi pour reprendre la célèbre formule de Moltke, la stratégie est un système d’expédients. Elle est plus qu’une science : elle est la transmission du savoir dans la vie pratique, le perfectionnement de la pensée capable de modifier l’idée directrice primitive conformément aux situations sans cesse modifiées, c’est l’art d’agir sous la pression des circonstances les plus difficiles. Aussi tout se déroule dans la complexe combinaison complémentaire des facteurs et des acteurs et nier l’importance de l’une de ces parties conduit nécessairement à un échec en terme d’efficacité stratégique. Cela ne doit pas pour autant conduire à une vision symétrique des rôles des facteurs et des acteurs. Au contraire, c’est en les différenciant le plus clairement possible que nous pouvons exploiter leurs capacités de synergie dans une approche globalement holistique des schémas mentaux qui régissent la stratégie théorique.