873 - Rencontre avec un souvenir

N. Lygeros

Avant de rencontrer réellement un prisonnier de guerre il est difficile sinon impossible pour certains de réaliser l’ampleur de sa douleur. Certains d’entre nous ont lu des ouvrages qui relataient des événements en faisant usage de différents styles. Certains de ces textes plus directs et moins littéraires que d’autres parviennent à nous donner le frisson devant l’horreur des descriptions. Cependant la rencontre d’un rescapé d’un camp de détention ou de concentration est encore une autre expérience. Ce qui nous atteint le plus c’est sans doute la simplicité du propos. Tout semble simple lorsque c’est décrit des années après les événements qui ont marqué une vie à jamais. Cette vie semble arrêtée à ces événements comme si elle ne pouvait transgresser la frontière du non-dit et du non avouable. Et puis des détails toujours anodins au début finissent par nous faire découvrir que la douleur humaine n’a pas de fond. Là où tout semble perdu et irrémédiable se présente une occasion, une circonstance qui empire la situation. Le désarroi n’a pas de limite lorsque la personne a pu vivre et survivre à la trahison de ses proches, de ses codétenus. Dans ce confinement inhumain, l’humanité de chacun a des limites bien simples. Elles se mesurent à l’aide de morceaux de pain, d’un carré de chocolat, d’un morceau de papier aluminium à sucer, et de mégots. Seulement tout cela est possible à la télévision, à la radio. Mais le contact visuel et vocal est encore autre chose. L’homme qui vous parle émet des sons, des trémolos, des frottements. Il se dégage de lui non seulement un message de souffrance mais une souffrance vivante. Comme si cet être n’avait pas fini de souffrir dans le camp où il se trouvait. La vision du monde extérieur au lieu de le libérer le condamne à vivre son désespoir car il n’est pas reconnu. Il a fait une guerre sans nom, il a été capturé dans une bataille sans adversaire, il a parcouru des kilomètres et des kilomètres pour être libéré à son point de départ mais il n’existe pas pour la société. Il n’est qu’un souvenir vivant que l’on désirerait mort. C’est se souvenir qu’il ne faut pas oublier.