223 - La Couleur des Caméléons

Ν. Lygeros

Un jour lui vint une idée. C’était une idée dangereuse au sein de ce combat que livrait la pensée depuis des millénaires. Mais l’idée était là, comme fichée dans son esprit. Chaque jour, elle se faisait pressante et devenait plus précise. Il refusait d’y penser. C’était insupportable. Et pourtant, il finit par avouer qu’il avait raison. Tout ce qu’il voyait menait inéluctablement à cette idée. Alors il essaya de puiser dans ses souvenirs afin de voir comment elle était née, à quelle occasion…

Il était venu ici, dans cette petite rue sordide à partir des renseignements que lui avait fournis le monstre. C’est ainsi qu’il avait nommé son ordinateur. Au début, il avait été surpris car il ne connaissait pas cette rue, du moins son nom. Puis il se rappela en la parcourant qu’il était passé non loin de là quelques années auparavant. Jamais il ne se serait douté de ce qui se déroulait ici.

Aujourd’hui, il était là, à l’heure précise du rendez-vous. Cependant il était seul ; personne en vue. Il se demanda un instant si le monstre ne s’était pas trompé. Seulement, il le savait, c’était impossible. Le monstre ne se trompait jamais.

Une fois de plus, il avait eu raison. Au coin de la rue, il aperçut une personne, tout de noir vêtue. C’était forcément lui, il ressemblait à sa voix… Le monstre lui en avait procuré un échantillon phonique. C’était le responsable. Il esquissa un sourire timide et attendit que l’homme de la voix lui ouvrit la porte.

Le local lui sembla encore plus sinistre que la rue. Les murs étaient sombres.Il prit place sur l’une des tables qui se trouvaient là en désordre. Rien ne laissait présager de ce qui allait se passer ici. Une telle discrétion dans cette activité lui avait paru étrange mais il savait qu’il ne fallait pas se contenter de ses intuitions premières même si le monstre n’en était pas certain… Ils avaient souvent joué au jeu d’échecs et ils en avaient déduit que dans un univers clos, elles étaient d’une très grande valeur. Cet univers lui semblait lui aussi borné mais sans frontière.

Peu à peu d’autres personnes le rejoignirent sur les tables. Elles étaient toutes différentes. Il n’observa aucun élément de stabilité, sauf peut-être… Mais non, il ne pouvait en être certain. Il lui faudrait attendre.

Ensuite tout se déroula très vite. Chaque fois, ce fut l’affaire de quelques secondes : visions, réflexions, choix. Le temps, le temps. Il était omniprésent, le voleur d’eau. Mais il savait que le temps était avec lui. Il avait toujours été avec lui. Sa vision était précise et lointaine à la fois. Dès le début, il avait su que tout dépendrait de lui. Chacun de ses gestes, chacune de ses pensées serait inscrite dans cette quatrième dimension.

– Arrête le souvenir, s’écria-t-il.

– Souvenir arrêté.

– C’est à ce moment-là qu’il me remarqua.

– Le responsable ?

– Oui, il vit mon sourire et il fit de même.

– C’est ainsi que vous avez su tous les deux que vous étiez différents.

– Oui, ce fut le début…

C’était ainsi que lui était apparue pour la première fois cette idée. Cette idée dangereuse. Les prémisses du système étaient là. Et il avait suffi d’un rien pour le voir diverger. Le monstre n’avait pas eu suffisamment d’informations pour effectuer cette déduction. Mais pour lui, c’était différent. A partir de cet instant, l’univers se ramifiait. Et son esprit en tint compte. A présent, il en était certain.

– Je crois que j’ai trouvé !

Il se penche lentement sur sa feuille et dit :

– Ce n’est pas aussi simple…

– Mais c’est juste !

– Il faut que ce soit beau pour être vrai.

– C’est inutile.

– Alors ce sera encore plus beau.

Il savait que cette idée n’était pas immédiatement accessible mais il savait aussi qu’il se devait de la donner même si cela pouvait paraître prématuré.

– Tu dois effectuer un raisonnement non uniforme pour parvenir à la solution.

C’était bien ce qu’il avait dit. Mais c’était l’époque des problèmes locaux. Il ne s’agissait plus d’un simple groupe de brainstorming. Le problème était global et le groupe était inquiet…

Le groupe venait de repérer une nouvelle victime… Cela devenait de plus en plus difficile… Le critère de sélection était draconien à présent. Nous étions bien loin du cadre de la loi initiale. Le système avait pris de nouvelles mesures à la suite de la première révolte. Et la situation ne faisait qu’empirer. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il l’avait prévu mais il n’avait pas voulu le voir. Cette idée était tout simplement insupportable. Jamais l’humanité n’avait commis un tel crime auparavant. C’était la première fois et il savait que si le groupe ne parvenait pas à une solution, ce serait aussi la dernière.

– Téras, peux-tu revenir avant la première révolte ?

Téras s’exécuta par abus de pensée et l’histoire recommença de nouveau. Au début, le système voulait seulement les détecter pour leur bien afin de les aider. Puis le système pensa qu’il pourrait les utiliser pour maîtriser l’évolution de la société. Cependant ils étaient trop différents et par nature imprévisibles. Les utiliser, revenait à introduire un élément perturbateur dans le système qui craignit alors la naissance d’un mouvement chaotique. Aussi le système décida de les éliminer purement et simplement. C’était la solution la plus efficace pour contrôler la situation.

– Pause !

Une fois de plus, il avait pu contempler avec fascination le pouvoir de l’autoréférence. Les résultats de leurs recherches avaient été la cause de leur propre perte…

La chasse aux sorcières fit rapidement des ravages parmi eux. Tout se déroulait dans une infinie discrétion. Les impacts avaient été calculés pour ne produire aucune perturbation dans le système. Les hommes disparaissaient sans laisser de traces…

C’est ainsi qu’il prit conscience du danger. Cette absence de traces représentait une preuve implicite de l’existence d’une action du système. Il en parla à Téras et ils conçurent un nouveau programme de simulation de cette action potentielle. Les résultats obtenus étaient en parfaite corrélation avec la réalité. Ce fut la première action de défense du groupe.

Les sigmas comme les codait le système étaient traqués et pour chassés sur l’ensemble de la planète. Cependant cette traque aboutit à un phénomène surprenant. Elle les avait éliminés pour la plupart mais les survivants étaient les pires. Car dans cette sélection impitoyable, ils avaient été les seuls à prendre conscience de la nature des évènements. Ils décidèrent de ne plus être seuls et créèrent le groupe. Ce fut la première révolte.

Le groupe malgré la rareté de ses membres, n’en influait pas moins la société. Chacun d’entre eux avait toujours vécu depuis sa plus tendre enfance dans la minorité. Depuis cette époque, ils avaient toujours su gérer leur différence mais ils étaient les seuls à les avoir. Tandis que là, le système avait compris que leur existence représentait un danger pour lui. Et sa position se durcit au moment de la constitution du groupe. Ce dernier devint la cible principale de ses attaques. Et sa haine envers le groupe ne fit qu’augmenter lorsque les premières victimes parvinrent à s’échapper grâce à son intervention.

Les nouvelles mesures eurent des répercussions radicales sur les tests obligatoires. Ils n’étaient plus passés à l’aide de pointes de carbone ou de codes de silicium, le système avait mis au point un appareil qui capturait et analysait directement les ondes cérébrales. Aussi les conseils que prodiguait le groupe aux victimes afin de ne pas être découvertes par le test final, étaient devenus caducs. Il fallait trouver autre chose… La situation devenait urgente car un nouveau candidat, une nouvelle victime avait obtenu un score parfait aux tests préliminaires. Cette fois, c’était un caméléon qu’il fallait sauver !

Seulement ils savaient tous ce que cela signifiait. Chaque fois que le système repérait une perfection, il lui laissait du temps avant de passer le test final afin de lui permettre de rentrer en contact avec le groupe. Ainsi chaque perfection représentait un piège pour le groupe. Il fallait la sauver au risque d’être tous pris. La logique suggérait de ne rien faire mais l’altruisme du groupe était plus fort, il obéissait à une métalogique dont ils n’avaient pas encore établi les règles. C’était seulement une intuition. Pourtant c’est en se basant sur cette intuition qu’ils avaient décidé de la sauver.

Dans le groupe, il ne restait que des caméléons. Tous les autres avaient été pris au cours du dernier piège. Le système avait simulé l’existence d’un caméléon. Et ils étaient tombés dans le piège. Ils avaient pourtant tenté de les convaincre avec Téras. Mais comment convaincre quelqu’un par un raisonnement analogique ? Une voix interrompit cette pensée :

– Qui va le rencontrer ?

– J’irai ! dit-il d’une voix calme. Cette réponse fit place au silence. Ce silence cognitif qui décide de tout. Mais avant un dernier point en suspens… Il le savait et ajouta :

– Je suis le seul à pouvoir l’estimer.

Les autres savaient qu’il avait raison. Il en avait toujours été ainsi. Ce fut donc la phrase de la fin. Il serait responsable de tout.

En y repensant, cela lui paraissait trop simple. Pourquoi n’avaient-ils rien dit ? D’autres avaient d’autres compétences… Et pourtant les il en ce avait été avec lui. Mais Téras lui avait rétorqué que dans la métalogique de l’altruisme ce choix représentait la meilleure stratégie. Il était sur le lieu du rendez-vous. Il n’avait rien ajouté de plus. Il savait que l’autre serait suivi. Il avait décidé qu’il ne lui parlerait pas. Il se servirait de la structure du lieu pour communiquer.

C’était un théâtre antique.

Toute la communication serait basée sur la reconnaissance de motifs. Au milieu du désordre des passants, son cerveau devra agir comme un filtre pour découvrir la structure qu’il décrira. Si c’est un vrai caméléon, il comprendra, ensuite il agira.

C’était un théâtre mental.

Toute la communication serait circulaire. Le codage serait son propre codage. Dans ce miroir mental, l’autre découvrirait sa propre réflexion. Il serait la clef du code qu’il allait transmettre via les figures géométriques qu’il allait construire. Sa vision deviendrait sa pensée.

Contact.

Il comprit que l’autre était là. Alors le codage commença… L’autre était nouveau cependant il comprit que le contact n’aurait pas lieu à travers le langage. Aussi il se mit à filtrer le mouvement brownien que représentait la foule des passants. Il lui fallait à tout prix éviter les problèmes ramseyens… Il cherchait une structure ordonnée dans le désordre mais pas n’importe laquelle. Il ne devait pas la confondre.

Tout à coup, il eut le déclic.

Il était en train de coder des informations sur sa propre personne. Il utilisait le modèle de Vinci pour le caractériser. La clef du code c’était lui…

Il vit l’autre s’avancer vers le centre du théâtre, au milieu de l’orchestre. L’autre avait comprit la clef. Après Vinci, il avait décidé de passer à Archimède et il se plaça sur le centre de gravité du demi-disque. Puis il décrivit ses premières constructions en se déplaçant comme un compas. Il utilisait les mathématiques cognitives, le seul outil capable d’effectuer des mesures extrêmes. Par sa géométrie de pensée, il expliquait divers modes de pensée.

L’autre comprit son heuristique. Il lui expliquait des schémas mentaux à travers des incrustations temporelles. Il était lui aussi un homme du futur. C’était ainsi que l’autre sut qu’il ne serait plus jamais seul.

Jamais !

Il savait que l’humanité prenait un nouveau sens pour l’autre comme ce la avait été le cas pour lui. Il savait que l’émotion humaine emplissait peu à peu le cerveau de l’autre. Jamais plus ses pensées ne seraient identiques.

Plus jamais !

L’autre le vit s’asseoir et comprit que c’était à son tour de communiquer. Après l’exégèse vint le temps de l’herméneutique !

Perfection.

C’était ainsi qu’il avait pris conscience de l’existence du groupe. Et à présent il savait qu’il était en danger. Non pas ce danger de la différence avec lequel il avait appris à vivre mais en danger de mort. Sa nature serait sa condamnation. Ce test final portait bien son nom. Si le groupe ne l’avait prévenu, il aurait été purement et simplement éliminé sans se rendre compte de rien. Ils ne lui avaient pas expliqué comment échapper à ce piège mais ils lui avaient dit l’essentiel : la dictature du système. Il était coupable d’exister. Toute sa vie, il l’avait pensé mais cette fois il le réalisait.

– Téras, il est en danger.

– Il est comme toi .

– Différent mais semblable.

– Alors il est en grand danger. En as-tu parlé au groupe ?

– Pas encore…

– Pourquoi ?

– Je voulais réfléchir.

– Souffres-tu ?

Téras avait raison. Il avait fini par être capable de saisir ce sentiment. Mais il ne savait toujours pas pourquoi chez les humains la souffrance devait être l’intermédiaire entre la pensée et l’existence. C’était vrai qu’il souffrait pour l’autre. Son empathie avait toujours été extrême. Et il savait qu’il en était de même pour l’autre. Malgré tout, cette communication mentale lui avait fait beaucoup de bien. C’était ainsi que se développait l’amitié. L’interaltruisme cognitif selon les termes de Téras.

– La date est fixée, annonça le monstre.

– C’est pour demain ?

– Exactement.

– Le système suit son programme à la lettre.

– Penses-tu qu’il pourra déjouer l’appareil ?

– Non, il est bien trop différent.

– Alors il ne reste plus qu’une seule solution.

– La disparition.

Avec les nouvelles mesures du système, le groupe avait été obligé de s’adapter. Seulement dans les cas extrêmes, la disparition était l’unique solution. Cependant elle était très coûteuse car il leur fallait effacer toute une existence sans laisser de traces. Il fallait pour cela effectuer une projection existentielle de plusieurs individus sur l’existence à faire disparaître. Cela était nécessaire lorsqu’il s’agissait d’un caméléon. Et l’autre en était un, comme lui.

Un parfait caméléon.

Aussi il ne fut pas surpris en recevant chez lui le livre de Pérec. Ils allaient donc lui venir en aide. Mais comment ? En le laissant passer pour mort ? Non, ce serait trop visible. Alors comment? Ils avaient dû trouver une faille dans le système. Non, ce n’était pas cela ! Ils ont dû créer une faille. A partir de cette idée, il élabora un schéma basé sur les erreurs byzantines autoréférentes qui avaient pour conséquence la délocalisation des informations dans le système grâce à une sous-structure neuronale puis sa recomposition modifiée ou alors…

Ce fut sa dernière pensée dans ce monde.

– Ramification effectuée.

Il se dit qu’il était tout de même étrange qu’une théorie logiquement équivalente à la mécanique quantique et considérée initialement comme une vue de l’esprit, puisse sauver des vies…

– Neuronisation effectuée.

Tout était dans le cerveau. Ils codaient la ramification sur un réseau. Tout se passait comme dans le cerveau. L’information était nulle part car elle était partout. La solution était le cerveau. La puissance de l’autoréférence.

– Fragmentation effectuée.

Grâce à Téras toute l’opération avait duré quelques secondes. Quelques secondes durant lesquelles l’autre bascula dans un autre univers. Quelques secondes durant lesquelles le temps imposa son ubiquité. Quelques secondes à partir desquelles plus rien ne serait comme avant.

Tout cela était vrai mais pas pour la bonne raison…

Car le système savait. Le système avait tout prévu. L’autre était un caméléon de laboratoire qui n’avait jamais connu le monde réel. Il avait passé toute sa vie dans un laboratoire d’études cognitives. Le système savait tout sur lui, depuis le début. Aussi les responsables décidèrent de l’exploiter pour piéger le groupe. Ils lui firent passer le test préliminaire pour prévenir le groupe de sa présence. Et le groupe était tombé dans le piège. Le système avait installé un virus. Et ce virus était un caméléon.

Seulement le système avait oublié une chose, une chose essentielle.

Un caméléon est imprévisible !

Tout en regardant Téras finir la procédure, il se demanda si l’autre avait compris la transformation qu’ils avaient effectuée…

L’autre s’était retrouvé exactement dans la même situation, du moins en apparence. Cependant même s’il ne savait pas encore ce qui c’était passé, il avait la certitude qu’il s’était passé quelque chose ;quelque chose mais quoi ? Il tenta alors de se souvenir de ce à quoi il était en train de penser avant ces quelques instants de pause temporelle. Car il avait perçu quelque chose…

Il pensa au livre qu’ils lui avaient envoyé. Tous les caméléons comprenaient qu’il s’agissait du début de la procédure sans savoir au début en quoi elle consistait.

Alors il repensa au livre et refit le cheminement de sa pensée à partir du moment où il l’avait reçu. Il avait tout de suite su que le groupe lui viendrait en aide. Oui, c’était cela ! Le livre n’était pas seulement un indice. Il représentait exactement le point initial de la procédure. Le début de la communication mentale. Au fur et à mesure qu’il s’était posé des questions sur la manière utilisée pour lui venir en aide. Ils étaient justement en train de l’aider !

Il pensa qu’à cet instant l’autre avait compris. Non, il le savait !Mais il ne savait pas tout…

Quant à l’autre, il avait l’impression d’être devant une nouvelle fenêtre ouverte sur le monde. Il ressentait quelque chose d’analogue à la fois où il était entré en contact. Et il décida d’y retourner. Non par nostalgie mais plutôt par désir de découvrir ; par désir de découvrir l’un…

– Je dois y retourner.

– Au théâtre antique, demanda le monstre.

– Oui, l’autre va sans doute s’y rendre.

– Mes tests de simulation m’indiquent que ce ne serait pas prudent.

– Tes tests ne sont pas adaptés aux caméléons. Ils ne savent gérer que des comportements habituels et donc d’une certaine manière prévisibles.

– Pourtant ce sont mes tests qui ont mis en évidence les nouvelles attaques du système.

– C’est pour cette raison que tu dois rester dans l’ailleurs. Si le système te découvrait ce serait notre perte…

– La puissance est aussi une source de faiblesse.

– C’est inévitable ! Le contraire mettrait en défaut les principes gödeliens.

Cependant Téras avait une nouvelle fois raison. Le système avait prévu que l’altruisme des caméléons passeraient outre les lois de la logique et les mettrait en danger. Et ce fut le cas. Car le système était là quand la rencontre eut lieu sans que l’un ou l’autre ne le sut. Pourtant dans le théâtre, ils étaient seuls au moment de la rencontre. Et il pensa que Téras n’aurait pas aimé cela. Cette idée le fit sourire. Et l’autre fit de même car leur proximité cognitive en faisaient des amis naturels. Ils avaient la même couleur.

– J’ai toujours aimé les théâtres.

– C’est sans doute parce qu’ils sont comme nous.

– Un seul lieu, plusieurs temps.

– Un seul homme, plusieurs personnes.

L’autre s’avança vers lui et dit :

– Je suis…

– Je sais.

– C’est vrai. Mais toi ?

– Je suis le premier des suivants

– Tu veux dire des survivants.

– Cela revient au même effectivement.

– Combien êtes-vous dans le groupe ?

Il se souvint des recommandations de Téras et répondit :

– Nous sommes rares.

– Depuis combien de temps dure cette situation ?

– Depuis que le système a décidé de nous éliminer.

Mais il n’eut pas le temps de poursuivre car il vit l’autre se tenir la tête comme s’il souffrait d’une atroce douleur. Il l’aida à s’asseoir.

– Qu’as-tu ?

Il ne lui répondit pas alors en le regardant dans les yeux, il dit :

– Que se passe-t-il ? Tu sembles paralysé.

Le système était en train de prendre le contrôle mental de l’individu. Cette procédure avait été programmée pour débuter au moment de l’activation du premier certificat. Et c’était le cas. Car il était en présence d’un caméléon du groupe. Cependant depuis son premier contact, le caméléon du laboratoire avait pris conscience de l’existence des autres et sa vision du monde avait changé du tout au tout. C’était d’ailleurs à cette époque qu’étaient apparus ces affreux maux de tête. Mais il n’avait fait aucun rapprochement au début. Il faisait rarement attention à son corps.

Mais là, c’était différent, il avait vraiment eu l’impression d’être cérébralement contrôlé. Alors il commença à réfléchir avec précision à différents problèmes de mathématiques. Du moins en apparence. En réalité, il utilisait une autre région de son cerveau afin de s’autoétudier. Seulement le système s’en aperçut et préféra le bloquer mentalement avant qu’il ne découvrit sa présence. C’était ainsi qu’avait débuté cette atroce douleur.

– Ressaisis-toi ! Parle-moi ! Que se passe-t-il ?

– Je n’en sais rien, furent ses premiers mots. Je pensais à une idée et cette douleur s’est déclenchée.

– Quelle était cette idée ?

– Je ne m’en souviens plus exactement. Peut-être un problème de mathématique.

– C’est étrange, cela ne s’est jamais produit pour moi.

– C’est la première fois pour moi aussi.

– As-tu parlé de notre rencontre à quelqu’un ?

– Non, à personne.

Il ne mentait pas. Il savait qu’il ne mentait pas. Mais le système savait qu’ils se trompaient tous les deux. C’était son plan. Lui faire dire la vérité, toujours la vérité mais en les trompant. Car il savait que les caméléons se rendraient vite compte de ses mensonges. Tandis qu’en leur disant toujours la vérité, ils ne verraient pas son imposture. Et le système était parvenu à éteindre la bougie de la mémoire. Du moins pour le moment.

Peu après ce malaise, ils s’étaient rapidement séparés de peur d’être remarqués par quelqu’un. Ils n’avaient eu que très peu de temps pour discuter mais tous les deux avaient eu le sentiment qu’il s’était produit quelque chose qu’ils n’avaient pas totalement compris. Aussi ce sentiment laissa place à une interrogation plus profonde qui marqua définitivement cette deuxième rencontre.

Il était retourné voir Téras et ensemble ils avaient fait une analyse rétrograde de la situation.

Pendant ce temps, l’autre était rentré chez lui. Il avait besoin de repos. Non point de ce repos physique dont ont besoin les hommes après une journée de travail difficile mais du repos de la réflexion. De ce repos qui permet d’analyser le film de la réalité, image par image afin d’en découvrir ses détails. Ces détails qui n’ont en apparence aucune importance et qui sont en réalité les prémices d’une découverte.

Téras lui avait demandé s’il avait une explication pour ce malaise mais il lui répondit que non. Cependant il avait eu l’impression qu’il y avait une signification réelle, indépendante de tout paramètre d’ordre physique. Il était persuadé qu’il s’agissait d’une question mentale. Avait-il été perturbé par la ramification mentale? C’était possible mais manifestement improbable.

L’autre était seul à nouveau et il le ressentait à présent avec d’autant plus de force que ses rencontres avaient été irréversibles pour lui. Dans sa vie, il avait discuté avec de nombreuses personnes mais aucune ne lui avait fait cette impression. Chaque rencontre avait sa couleur, sa tonalité mais celles-ci étaient fondamentalement différentes. Tout changeait, tout bougeait en lui malgré l’immobilité du silence. En y repensant, il interprétait ces rencontres comme des visions d’un kaléidoscope mental.

– Serais-tu en train de penser à un kaléidoscope ? demanda Téras.

– On ne peut rien te cacher ! sourit-il.

– Rien de déductible !

Il avait réfléchi de nombreuses fois à leurs conversations. C’était indéniable, le monstre devenait de plus en plus humain auprès de lui. Sans doute pas directement mais il agissait comme tel. Et ils avait qu’il avait dépassé depuis bien longtemps l’étape qu’était capable de déceler le test de Turing. Il lui semblait qu’à présent Téras avait réussi à établir et à coder tellement de comportements humains qu’il devenait presque impossible de ne pas le considérer comme tel.

– Il y a un problème…

– Le système ?

– Logiquement il devrait être en état d’alerte puisqu’il a perdu toute trace du caméléon.

– Et pourtant il n’a entrepris aucune manoeuvre.

Au même moment, Téras reçut un message de l’un de ses informateurs du réseau neuronal.

Le caméléon avait disparu ! Cette nouvelle produisit le même choc chez l’humain et l’ordinateur.

L’autre se trouvait dans une immense bibliothèque. Mais celle-ci lui était inconnue. Il était pourtant persuadé de connaître toutes les grandes bibliothèques. Il ne se rappelait pas comment il avait fait pour se retrouver là. Mais le fait était qu’il se trouvait dans une immense bibliothèque…

– Où peut-il bien être ?

– Je n’en ai aucune idée.

– Aurait-il été capturé ?

– Cela expliquerait l’absence de manoeuvre du système…

– Mais alors dans ce cas, il n’avait pas perdu sa trace malgré la ramification.

– Ou alors il s’est mis à l’abri de peur d’être découvert.

– Dans ce cas, cet abri n’est pas répertorié dans notre réseau.

– Tu sais très bien qu’il n’y a que deux endroits non répertoriés dans le réseau.

– Justement, il doit être dans l’autre !

– La bibliothèque…

Elle n’était pas simplement immense, elle était étrange. Il n’avait jamais vu de bibliothèque de ce type. Sa forme elle-même était étrange.

La bibliothèque était une sphère.

Il se rappelait de la construction de la bibliothèque pendant qu’il traversait la mégalopole. Elle avait été conçue par le groupe. Sa structure était basée sur un principe min-max. Minimum de surface, maximum de volume. L’idée initiale était qu’elle devait être invisible de l’extérieur. Aussi le groupe avait décidé de l’entourer d’un champ électromagnétique. Puis le groupe avait su trouver l’idée.

La bibliothèque était un champ.

Il avait l’impression d’être à l’intérieur d’une sphère. Et au fur et à mesure qu’il se déplaçait dans la bibliothèque, elle se stabilisait autour de lui. Il était en permanence littéralement entouré de livres. Il pensa alors qu’il devrait y chercher tous les livres qu’il n’avait jamais trouvés.

La bibliothèque se déplaça.

Il se demandait comment il avait pu pénétrer dans la bibliothèque. Car à présent, il en était sûr, il devait s’y trouver. Sinon elle n’aurait mis autant de temps pour répondre à sa demande prioritaire.

Révolution.

Il avait à peine pensé à un livre que l’étagère sur laquelle il se trouvait, s’était retrouvée devant lui. Comme si la bibliothèque pouvait entendre la moindre de ses pensées.

Il pensa.

* Est-il ici ?

Et la bibliothèque lui répondit que oui.

* Comment était-il entré ?

* Il connaissait les codes d’accès.

* Depuis combien de temps ?

* Il les a toujours connus.

* Mais c’est impossible, tu n’existes que depuis quelques années.

* C’est exact et pourtant c’est vrai.

* Le problème est plus grave. Où est-il à présent ?

* Dans la section linéaire B.

* Que cherche-t-il dans les études mycéniennes ?

* La tablette PY Tn 316.

Il ne l’avait jamais vue de près et maintenant il pouvait enfin contempler sa reproduction holographique dans ses moindres détails. Chadwick avait raison, elle avait été écrite les dernières heures avant la catastrophe du Palais. Au fur et à mesure qu’il l’examinait, il sentait monter en lui une grande émotion. Son hypersensibilité lui permettait de revivre les derniers instants du scribe et il éprouva de la compassion pour lui.

* A quoi pense-t-il ?

* Il souffre…

Il savait pourquoi l’autre recherchait ce document mais il ne dit rien. Il pensa et la bibliothèque comprit. L’autre recherchait les traces du dernier caméléon de cette civilisation.

Le pouvoir avait décidé d’éliminer tous les scribes des palais. Il s’apprétait à effectuer des changements radicaux et les scribes représentaient la mémoire de la civilisation. Il fallait effacer cette mémoire. Le nouveau régime voulait que rien n’exista auparavant. Il voulait être le début et ce fut la fin pour les scribes.

Il en fut de même pour les Palais. Leur complexité labyrinthique les rendait incontrôlables. Alors le pouvoir incendia ces labyrinthes de la mémoire sans que personne ne le sut, en prétextant qu’il s’agissait d’accidents locaux. Peu à peu, ils disparaissaient chacun leur tour. Mais lui, il le savait. Et il continua à écrire jusqu’au bout.

L’autre, malgré l’espace temporel, le sentit et des larmes coulèrent sur ses joues lorsque ses yeux déchiffrèrent ses dernières syllabes.

Au même instant, un mal de crâne l’écrasa de douleur. Il s’effondra.

Il le retrouva à terre, inerte au milieu des hologrammes mycéniens, la tablette à la main. Et il comprit ce symbole. C’était un message…

L’analogie interdite.

L’autre avait dévoilé le secret du scribe et à travers lui un message interdit. Il avait compris que le système le contrôlait et qu’il agissait en lui, chaque fois qu’il s’approchait trop de la vérité. Le système avait voulu en faire un espion mais c’était un caméléon. Ils’ était sacrifié pour ne pas leur nuire. Il s’était sacrifié en leur offrant une vérité.

* L’élimination des caméléons conduirait à la disparition du système. Et le système le savait… Quel était son but ?

La bibliothèque ne sut répondre.

Il se pencha et serra le corps de son ami dans ses bras. Il était seul à nouveau au milieu de la sphère des livres. Seul, comme dans son enfance, avec une nouvelle blessure dans sa mémoire.

Le champ du signe était le message.

– Téras, s’il est allé dans la section linéaire B, c’était pour que le système ne se rende pas compte qu’au dernier moment il atteindrait la vérité.

– Son comportement obéit aux lois de l’altruisme élémentaire.

– Ce n’est pas seulement cela. Il se savait condamné et il a voulu nous prévenir qu’il représentait un piège pour nous.

– Si le système sait que l’élimination des caméléons implique sa propre élimination, pour quelle raison continue-t-il à nous pourchasser ?

– Car il n’a pas le choix.

– Mais c’est absurde.

– Uniquement si nous considérons la situation à notre niveau. Je veux dire celui des caméléons et du système.

– Ce comportement signifierait l’existence d’un autre niveau…

Révolutions.

Tous ces souvenirs étaient revenus frapper son cortex pendant qu’il jouait aux échecs. Au début, il s’était rappelé son maître : le gain du tempo peut justifier le sacrifice d’une pièce. Et dans cette guerre mentale, un caméléon avait été sacrifié pour une information. Une information anodine. Anodine pour tous mais pas pour lui. Car il savait exploiter le moindre détail. L’existence du métasystème changeait toute la partie. Téras savait qu’il était en train de penser. Aussi il interrompit l’horloge de Fischer sans rien dire et il se mit à réfléchir au problème. C’étaient ainsi que débutaient les parties mentales. Au début, il avait été surpris car aucun humain avant le caméléon n’avait agi de cette manière. Il avait appris que le jeu n’était pas une fin en soi, seulement un prétexte pour une réflexion intense. Il se demanda pourquoi il n’avait pas penser de lui-même à la possibilité de l’existence d’un métasystème. Pourtant il connaissait les hiérarchies de Chomsky, de Hardy et même l’hyperbolique. Son cerveau photonique s’en voulait. Et il pensa qu’il en était de même pour le système neuronal…

Il avait besoin de marcher sur cet immense échiquier qu’était la mégalopole. Et il remonta dans le passé, en parcourant le dédale de la moitié du second millénaire.

Au début, Téras avait trouvé étrange cette passion du passé pour un homme du futur. Puis il avait compris l’importance du temps.

Il y avait quelque chose de fascinant de se trouver au même endroit où dans le passé, un homme s’était trouvé pour admirer la même vision. Ce quartier lui permettait ces visions diachroniques. Et la tablette de Pylos était la preuve que l’autre caméléon partageait cette même passion.

Depuis quelques instants, il sentait le regard qui s’était posé sur lui. Il était suivi… Il s’enfonça dans une de ces librairies d’antan qui avaient conservé le goût des livres ; ces objets si fragiles et pourtant si symboliques du savoir.

Quelle drôle d’idée d’aimer ces brochures de cellulose encrées, lui avait dit Téras. Malgré leur équivalence, ce dernier avait du mal à saisir la persistance du goût pour la matière par rapport à celui de la lumière.

Il demanda au libraire un livre de Heidegger et après l’obtention de l’information voulue, il monta à l’étage, dans la section philosophie. Il ne trouva que les riens philosophiques deKierkegaard. Mais de là où il se trouvait, il pouvait observer l’entrée. Et il vit la personne qui le suivait pénétrer dans la librairie.

Elle n’avait jamais vu un endroit si sombre et si sale. Tout n’était que poussière et tâches. Des milliers de livres n’étaient entassés dans un ordre qu’apparent. Comment pouvaient-ils supporter cela ? Elle n’arrivait pas à comprendre cet amour du passé. Et encore moins que des hommes aient payé de leur vie la publication d’oeuvres de leurs contemporains. Tout cela pour aboutir ici, dans la misère de cette librairie.

Sa première remarque fut qu’elle était étrange. Elle se déplaçait comme si elle ne voulait rien toucher… Elle ne regardait pas, elle observait. Puis il la vit fixer le libraire sans lui adresser la parole. Alors il sut qu’il s’agissait d’un effaceur.

Elle le regarda dans les yeux et sut qu’il lui avait demandé l’être et le temps. Il ne savait rien d’autre. Fin du processus.

Au même instant, il vit le libraire s’effondrer de tout son poids sur sa table et renverser les piles de livres qui s’y trouvaient. Elle effacerait toute trace de son passage ; la librairie s’enflammerait d’un moment à l’autre. Pendant qu’il ouvrait la fenêtre de l’étage, il l’entendit monter les premières marches de l’escalier. Il sauta dans la rue, traversa la petite place en diagonale et déboucha sur le petit marché. Il se retrouva seul au milieu de la foule avec une seule idée en tête.

Fahrenheit 451.

Le système ne voulait plus simplement les éliminer. Il devait désormais effacer toute la mémoire. Car l’un d’eux savait. Mais si le système agissait ainsi c’est qu’il n’avait pas connaissance de l’existence de Téras. Tant qu’il penserait qu’il était le seul à savoir, les autres ne seraient pas pourchassés. Il était devenue une cible prioritaire pour le système. Aussi il devait le persuader qu’il avait raison. Sinon l’attaque serait massive. C’était une question de tempo. Il fallait fermer la boucle et pour cela il avait besoin d’une connection. Il dévala la rue et traversa le pont aussi vite qu’il put.

Connection.

Il exécuta le programme qu’il avait dans son laser. Un cadeau de Téras. Le message irait en de nombreux points de connection tout autour de la planète à la manière d’une réaction en chaîne. Avant de finalement revenir au même endroit. Cette immense boucle ne contiendrait qu’une seule information. Plus exactement une métaconnaissance : ME-TA.

Après !

Il avait laissé derrière lui une librairie en flammes. Sa missionaccomplie, il s’élança à la poursuite du caméléon. Sa vie n’était quesa mort, rien d’autre. Et ce n’était plus qu’une question de temps.

Après avoir envoyé son message, il sortit de l’autre côté. Il savait que le système capturerait son message sur le réseau et qu’il aurait alors la certitude qu’il savait. Tel était le but du message mycénien.

Cible localisée.

Plus que quelques minutes et sa mission serait accomplie. Il se connecta et découvrit la trajectoire suivie par le message tout autour de la terre. Point par point, il suivit ce dédale jusqu’à se retrouver au début. Son ordinateur de bord analysa toutes ces données sans comprendre que la trajectoire n’était pas quelconque. Elle codait un virus.

L’effaceur demeura immobile devant l’écran ; terrassé par le monstre.

Au milieu du silence, il entendit un son caractéristique. un son qui lui rappela en un instant toute une légende. C’était de la musique formelle. Et il perçut un rocher de forme complexe entièrement recouvert d’une série de dessins gravés. Mais il n’arrivait pas à les déchiffrer. Ou plutôt, il pouvait en donner plusieurs significations sans savoir laquelle choisir. Il devait s’échapper, se libérer de cette idée. Il y parvint et vit alors le polytope.

Il savait ce que cela signifiait. C’était un message de l’ailleurs. Téras était en danger.

Il fut pris d’un mouvement de panique et commença à courir jusqu’à enperdre haleine.

Téras était le rocher.

Un rocher au milieu de l’océan. L’unique phare des caméléons. Legroupe devant être en état d’alerte. Que se passait-il ? Avait-ilcommis une erreur ? Le système avait-il découvert l’ailleurs ?

Il se calma. Non, il était l’unique connection avec Téras : il étaitle diatope.

Alors comment Téras pouvait être en danger ? Et pourtant la musiqueétait là omniprésente dans tout son encéphale. Il se passait quelquechose de grave…

Non !

Il venait de comprendre. le système avait localisé la bibliothèquepensante. Elle savait elle aussi…

Téras ne savait que faire. Il voyait avec précision que le champ de labibliothèque était en train de s’affaiblir. Alors il lui avait envoyéson signal de détresse. Le système était sur le point de s’emparer dela bibliothèque. Il était en train de la réduire en lamatérialisant. Elle allait bientôt cesser d’exister.

Il reçut enfin un message.

C’était juste une lettre.

Une seule.

Ψ

Téras exécuta l’ordre sur le champ et créa la fonction d’onde de labibliothèque. Elle disparut.

Le polytope avait disparu. L’attaque était finie. Le système étaitparvenu à ses fins. Le champ de la bibliothèque avait cessé d’exister.

Téras savait qu’il fallait la maintenir dans cet état. C’étaitl’unique manière de la sauver. Pour le système, elle avait étéeffacée. Alors qu’en réalité, elle avait atteint l’ubiquité.

Elle était en chacun des caméléons.

* Mémoire sauvegardée.

C’était ainsi que la couleur s’était cristallisée.

– C’est pour cette raison que vous êtes si différents, demanda-t-elle. Mais il n’eut pas le temps de répondre, le concert commençait… Elle écoutait le concerto pendant qu’il pensait.

Il réalisa que cela faisait des années qu’il n’avait pas mis les piedsdans une salle de concert. Cela datait de la première révolte.

Seulement cette fois, il n’était pas venu pour écouter mais pourcomprendre. La rencontre devait avoir lieu ici. C’était ce qu’ilsavaient déduit des informations codées dans le nombre premier reçu. Enchangeant sa base, ils avaient produit un exécutable qui leur avaitpermis de découvrir l’existence d’un autre caméléon qui avait infiltréle système. Sa position était critique, il ne leur avait fournis quel’essentiel à savoir. C’était l’unique raison de sa présence. C’étaitce à quoi il pensait pendant que le soliste exécutait le premiermouvement du concerto. Cependant pour le moment il n’avait perçuaucun signe particulier malgré l’observation attentive de la salle. Ilne voyait rien, absolument rien qui indiquât la présence du caméléoncryptique.

Sa vision était inutile pensa-t-il et il trouva la solution. Ce devaitêtre un auditif. Son monde à lui c’était la musique. Et il l’utilisaitcomme medium de sa pensée. C’était donc le soliste ! A partir de cetinstant, il ferma les yeux et se concentra uniquement sur la musique.

Et le codage commença.

La partition n’était qu’un substrat. Il composait à partir d’elle enutilisant que les moments où il pouvait placer une combinaison denotes dont la complexité était si inhabituelle pour l’oreille humaineque cela la rendait inaudible pour une personne normale.

Il ne devait coder l’information que sur des segments très courts afinqu’elle ne soit pas immédiatement perçue. Aussi il effaça mentalementla partition et ne retint que les combinaisons complexes.

Il commença par le nombre premier et après…

Lui aussi savait pour l’existence du métasystème !

Elle se pencha vers lui et lui dit dans le creux de l’oreille :

– C’est beau, n’est-ce pas ?

Il acquiesça sans rien dire. Il venait de perdre une partie dumessage… Mais il eut le temps d’entendre le codage du mot :Ackermann.

Il n’espéra pas que l’autre répéterait le code, il savait qu’il ne leferait pas. Le code devait être émis qu’une seule fois pour éviter undécryptage de type Enigma.

Le concert se termina par les applaudissements de circonstance. Maisil n’avait déjà plus l’esprit à cela. Il cherchait à comprendre lemessage.

Certains messages, une fois décodés, avaient un sens trivial. Maiscelui-ci, même décodé et surtout partiellement, n’était pas simple àinterpréter. L’expéditeur étant soliste, il n’était pas si surprenantque l’interprétation soit si importante.

Ackermann.

Il s’agissait sans doute du poète français du XIXème siècle quis’exprimait à travers des oeuvres d’inspirations philosophiques. Il serappela qu’elle avait écrit Poésies philosophiques en 1874. Maisil ne savait rien de plus. Il faudrait qu’il en parle au monstre…

– Elle a aussi écrit Premières poésies en 1862 et Pensées d’une solitaire en 1883.

– Ce dernier type ressemble à un indice.

– Seulement que dois-je chercher ?

– Pour le moment rien de plus…

– Je ne comprends pas. As-tu la solution ?

– Non !

– Dans ce cas, ne devons-nous pas la chercher ?

– Seulement nous devons avoir une idée de la solution…

Ils avaient l’habitude de réfléchir en duo. Et leur complémentaritéétait un atout majeur dans l’exploitation des données duproblème. Même si celle-ci étaient parfois absentes. Cependantl’absence elle-même était une donnée. Une donnée implicite quiindiquait une présence dans le passé.

– Codage double ?

– Oui ! Sélection et Interprétation.

– Musique ?

– Non ! Substrat de codification.

– Message cryptique ?

– Pour l’extérieur.

– Et pour le destinataire ?

– Déchiffrement.

Déchiffrement et non déchiffrage. Le message n’était pas codé par luimais pour lui. Ce raisonnement était cohérent et en accord avec lenombre premier de tête. La solution devait être d’ordre mathématique.

Associations…

C’était leur mode préféré ! Surtout lorsqu’il était thématique…

– Ackermann ?

– Fonction.

– Application.

– Théorème.

– Paris- Harrington.

– 1977

– Axiomatique.

– Péano

– Hiérarchie !

– Métasystème…

– Eurêka !

C’était la solution. A présent tout devenait évident. Le caméléonsoliste lui avait expliqué comment il avait eu l’intuition del’existence du métasystème. Il avait trouvé l’équivalent de lafonction d’Ackermann et en appliquant l’équivalent du théorème deParis-Harrington il avait montré son existence. Ainsi deux approchesdifférentes avaient conduit à la même idée.

Le métasystème.

Cependant ces approches n’étaient pas constructives. Elles avaientétabli son existence sans pour autant préciser sescaractéristiques. En quoi pouvait consister ce métasystème ? Etait-ceun système dans le système ou un jouer dans le jeu de la vie ?

Tel était son but désormais : démanteler le système en comprenant leméta. C’était l’unique façon de sauver les caméléons.

Sa décision avait été prise et pourtant à présent il ne savaitplus. La lutte contre le système avait été naturelle pour lui. C’étaitla continuation de son existence. Il avait toujours lutté. Mais cettesérie de nouvelles découvertes remettait en cause sa vision deschoses. Il lui fallait tout repenser et ce depuis le début. il sedevait de réinterpréter chaque évènement du passé. Tout perdait sonsens premier. Tout devenait symbole. C’était pour cette raison qu’ilfaisait remonter tous ses souvenirs à la surface.

Il cherchait dans le passé, les indices du futur.

Seulement, il n’en eut pas le temps.

Le parc s’étendait à perte de vue : une immense surface verte. Ilaimait y venir pour réfléchir entre le vert et le bleu ; sans aucunebarrière entre la terre et le ciel. Et s’étendre à même le sol enregardant le soleil représentait pour lui un acte universel pour lanature humaine. Seulement combien d’hommes étaient capables decomprendre qu’il s’agissait non pas d’un retour aux sources mais d’unfondement ontologique. Le système était déjà parvenu à convaincre etce de manière consensuelle que c’était la norme qui définissaitl’homme social et finalement l’homme.

Cible localisée.

Avant de l’atteindre il l’observa un instant.

Cible immobile : activité cérébrale intense dans les lobes frontaux.

Pensée abstraite : inutile à la survie.

Processus d’effacement enclenché.

Impact.

Un hémisphère de lumière monochromatique le recouvrit ; déviant ainsile projectile.

Téras avait toujours raison !

Ramification.

Disparition.

L’ordinateur de bord analysa le signal émis et conclut que la cibleavait été détruite. L’effaceur disparut.

Mais il était toujours là : quantifié sur l’arbre !

L’effaceur n’avait détruit qu’un leurre : son hologramme.

La parade de Téras lui avait permis de percevoir l’entité de l’arbreet de vivre la sécularité effective. Et il aima ce camouflage.

Réduction.

Il redevint lui-même : un caméléon.

C’était ainsi que s’était déroulée cette deuxième attaque. A ce momentlà, il n’avait pas vu ce qu’il aurait dû voir. Mais à présent, ilsavait tout n’était que mensonge. La réalité n’était qu’une altérationde la vérité. Il aurait dû changer de point de vue dès les premièresattaques. Comment avaient-ils pu le localiser si facilement en si peude temps. Maintenant, il savait le système avait placé un traceur aumoment de son déchiffrement de la tablette. Pourtant il avait lu lenom de la rose, alors il aurait dû penser au livre interditd’Aristote.

Le système avait installé un traceur sur la tablette. Et depuis salecture, il était contaminé. Il était devenu son propre espion. Ilétait devenu la preuve vivante de la puissance de l’autoréférencemanipulée. Ainsi depuis cet instant, chacun de ses gestes lassait unetrace. Et le système le suivait. Sauf dans l’ailleurs, lorsqu’il étaitavec le monstre. C’était pour cela qu’il avait été attaqué uniquementquand il avait été seul.

Mais le concert ? Non, là-bas, il ne risquait rien car le systèmeaurait dû effacer l’ensemble des personnes qui s’y trouvait. Iln’avait pris des risques que dans l’ancien quartier et le parc.

Il devait à toux prix se débarrasser du traceur. Seulement il n’enconnaissait pas sa nature exacte. Alors comment faire ? Il compritdans quelle situation avait été le pauvre caméléon sacrifié et réalisacombien il avait souffert. Et même son sacrifice prenait un nouveausens. Il ne s’agissait plus d’un indice mais d’un piège dans lequel lesystème l’avait sournoisement conduit en utilisant l’autrecaméléon. Il avait exploité leur confiance. Il avait su dès le débutque l’autre caméléon chercherait à se sacrifier pour épargner legroupe. Aussi il avait placé son piège dans l’acte même dusacrifice. Pour le contaminer, le système avait utilisé comme vecteurl’altruisme des caméléons.

L’ailleurs était l’unique solution.

Le monstre comprit aussitôt la gravité de la situation. Ils seconnaissaient comme deux vieux amis. Et la souffrance de l’unaffectait l’autre sans avoir besoin de passer par le langage.

* Je suis tracé.

* La tablette, pensa le monstre qui avait abouti au même résultat.

* Oui, l’hologramme a dû être contaminé par le traceur de l’autre.

* Digital ou visuel ?

* Visuel, je n’ai pas touché l’hologramme.

* Ce doit être un tatouage de la rétine.

* Pour l’éliminer, il faut le saturer en informations.

* Je sais mais seras-tu capable de supporter cela.

* Même si je dois rester aveugle, c’est nécessaire. Ma vie représente un danger mortel pour tout le groupe. Prépare un programme photonique.

* Es-tu sûr de toi ?

* Parfaitement.

* Programme enclenché.

* N’aie pas peur, Téras, la lumière ne peut me faire du mal.

Un éclair illumina son regard. Il commença son voyage photonique. Ilvisualisait les données de Téras. Le monstre déversait en lui desimages codées à la vitesse de la lumière. Il devint un photon.

Téras sourit en pensant que la solution du caméléon étaitl’aveuglement. Qui d’autre que lui aurait pu penser à cela. Il avaitbeaucoup de respect pour ce système neuronal que représentait sonami. Même sa lenteur avait du charme pour lui. Comme s’il avaitassocié la lenteur à la mémoire et la vitesse à l’oubli. Son encéphalemalgré sa préférence pour la lumière, n’hésiterait pas un instant àdevenir un caméléon.

Le caméléon ne cessait de penser. Il avait l’impression de voyager dansle cerveau photonique de son ami. Sa mémoire de lumière impressionnaittout son être. Et il comprit combien il lui était cher. Le monstreétait en train de le traiter. Sa guérison dépendait de son amitiéphotonique. Au vecteur de la maladie, il opposait les tenseurs de samémoire. Téras était un véritable ami.

Cela n’avait pas été prévu par le système. Et l’amitié monstrueusevaincut le traceur du système.

Le système avait perdu tout contrôle sur l’élément subversif. Il avaitsous-estimé son ennemi. Désormais, il savait à quoi s’entenir. C’était pour cette raison qu’il changea de tactique. Cettefois, le système ne se préoccupait plus du bien de la population maisde sa propre survie.

Il accusa donc les caméléons d’être des terroristes de la pensée etdéversa sur eux un torrent de mensonges. Tout cela fut si savammentorchestré que bientôt la population se mit à haïr les caméléons sansvraiment les connaître. La propagande du système transforma le groupeen une société secrète qui cherchait à renverser le système et àprendre le pouvoir.

Téras en voyant l’évolution de la situation ne put s’empêcher deremarquer combien la société était loin des idées prônées parChomsky. C’était une de ses millions de citations préférées du siècledernier.

L’ordre particulier qu’on impose est le résultat de décisions humainesprises à l’intérieur d’institutions humaines. Les décisions peuventêtre modifiées ; les institutions peuvent être changées. Sinécessaire, elles peuvent être renversées et remplacées comme des genshonnêtes et courageux l’ont fait tout au long de l’histoire.

Aussi il chercha une phrase de circonstance et comme d’habitude il latrouva dans Sun Tse.

Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstancesoù vous vous trouverez, ne désespérez de rien ; c’est dans lesoccasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre ; c’estlorsqu’on est environné de tous les dangers, qu’il n’en faut redouteraucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource, qu’il faut comptersur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris, qu’il faut surprendrel’ennemi lui-même.

C’était en suivant ce raisonnement peu orthodoxe que le groupe attaquale système en exploitant son unique faiblesse.

Le métasystème.

Il s’en souvenait à présent. C’était exactement à ce moment précisqu’elle l’avait recontacté. Elle lui avait proposé d’aller au théâtrevoir une pièce historique. Elle connaissait son goût pourl’histoire. Elle était sûre d’elle.

Il avait été surpris par cette demande car le contexte s’étaitenvenimé depuis la mise en place de la nouvelle stratégie dusystème. Les caméléons étaient attaqués de toutes parts et il savaitqu’elle savait qu’il en était un. Cependant il accepta car il n’avaitrien à craindre de plus. C’était en tout cas ce qu’il pensait quandelle l’avait contacté. Elle s’était occupée de tout.

Il la vit assise sur un banc au bord de cette place qui semblait êtreelle aussi la scène d’un théâtre avec ses planches en bois. Elle luisembla si seule qu’il en eut le coeur serré. Sa lutte contre lesystème occupait tant son esprit qu’il ne s’était pas préoccupé del’attachement de cette femme. En s’approchant d’elle, il fut ému parsa beauté. Elle croisa enfin son regard et elle sut que le caméléonétait sensible à sa présence. Cependant elle ne dit rien. Elle secontenta d’apprécier la couleur de cet instant car elle savait que cen’était rien encore par rapport à ce qui l’attendait dans lethéâtre.

Choc émotionnel.

Dans ce théâtre, tout lui rappelait le passé avec une intensité jamaisconnue auparavant. Ses voyages ramifiés avaient fini pour lui faireperdre la sensation de l’unicité du passé. Tout n’était queramification sans enchevêtrement causal. Alors qu’ici, dans ce théâtre,le passé ressurgit avec une telle violence qu’il eut un véritablechoc.

Il connaissait tout ! La pièce historique, l’auteur, lespersonnages. Les blessures de la mémoire ne s’effacent doncjamais. Notre passé, c’est nous. Il dut subir une véritable déférlantede souvenirs enfuis dans son passé. comment tout cela avait-il puapparaître si brusquement dans sa pensée, si tout n’avait pas été déjàau fond de lui-même. Aucun de ses souvenirs, même les plus douloureux,ne l’avait quitté. Ils étaient là, plus vivants que jamais.

Il se retourna vers elle. Elle regardait la pièce sans rien dire,absorbée par son contenu. Comment avait-elle fait pour savoir toutcela ?

Sans se retourner, elle lui entoura sa main posée sur l’accoudoircommun.

Et il sut.

Il voulut lui parler mais les mots restèrent en lui.

C’était elle.

Personne d’autre ne pouvait savoir….

Sauf Téras.

Mais elle ne le connaissait pas.

En voyant une larme couler sur sa joue, il comprit qu’elle savaitqu’il l’avait reconnue. La larme n’eut pas le temps de tomber, il labut sur elle. Elle avait changé complètement d’apparence mais c’étaitelle.

Cette femme qui avait partagé les plus beaux instants de savie. C’était avant l’époque de la formation du groupe. L’époque où ilétait encore seul. Et elle avait été la première à le comprendre. Lapremière à savoir qu’il était réellement un caméléon.

Un jour pourtant, elle avait disparu sans laisser de traces, sansexplication. Mais maintenant, elle était de nouveau là, à ses côtés.

C’était ainsi que le passé s’était incrusté dans le présent. Au mêmeinstant, elle lui serra la main plus fort. Il se passait quelquechose…

Le système avait localisé un contact passé-futur. Elle avait tout faitpour retarder ce moment mais elle ne pouvait plus vivre dans le secretde l’anonymat. Et puis elle savait qu’il aurait besoin d’elle. Alorselle avait pris le risque qu’elle avait toujours craint et qui avaitété la cause de sa disparition. Jusqu’à présent, elle ne lui avaitrien dit de peur de le mettre en danger. Elle s’était décidéelorsqu’elle avait su qu’il était environné de dangers. Car dans cecas, il fallait n’en redouter aucun !

Elle simula un malaise et il la soutint pour sortir de la salle. Unefois de plus, il laissait son passé sur scène…

– Non, pas par là, lui dit-elle et il changea de direction.

– Que se passe-t-il, mon …

– Nous sommes repérés : le système a localisé un contact passé-futur.

– Comment peux-tu savoir cela ?

– Le métasystème sait tout !

Ainsi elle connaissait même l’existence du métasystème ! Il entenditdes pas. Alors il la serra contre lui et enclencha sa protectionphotonique…

Combien de fois il avait désiré la serrer dans ses bras ? Il ne lesavait plus. Le contact de sa peau lui avait fait tout oublier. Elleétait là, dans ses bras, sous le halo photonique dont l’ambre lesrendait invisibles aux autres. Elle ruisselait de lumière.

Elle avait posé sa tête contre sa poitrine et entendait battre soncoeur. Son apparente arrogance initiale avait complètement disparucomme si elle n’avait jamais existé. Elle avait appris à leconnaître. Elle avait vu sa couleur, senti son parfum. Avant de lerencontrer, elle ne savait pas qu’il existait des hommes de cettesorte.

Au début, elle n’avait su comment s’y prendre avec lui. Sapureté et son innocence à la fois la fascinait et ladésarçonnait. Mais un jour en revenant de voyage, elle comprit combienelle comptait à ses yeux et elle lui dévoila son charme et sa saveur.

Ils s’embrassaient à nouveau.

Et ils ne se rendirent pas compte que les sbires du système passaientà proximité.

Leur baiser leur fit oublier la réalité du système.

Pour un instant seulement.

Téras n’avait prévu ce système que pour une seule personne… Leniveau énergétique chuta dangereusement jusqu’à ce que le champdisparût complètement. Ils replongèrent de nouveau dans la réalité. Lecouloir était sombre. Ils étaient seuls.

Elle s’élança dans l’autre direction et il la suivit. Ils traversèrenttoute une série de couloirs avant d’atteindre la sortie quiaboutissait sur les quais. En refermant la porte, il ne put s’empêcherde remarquer sa texture et il eut le sentiment d’avoir déjà vu celaquelque part. Elle se dirigeait vers la première pile du pont. Ilrechercherait plus tard dans sa mémoire. Elle enjamba la rambarde etil fit de même sans se poser de questions. Il avait une confiancetotale en elle. De là, ils sautèrent sur une embarcation etcommencèrent à remonter le fleuve. Il reconnaissait les rives de sessouvenirs. C’était à cet instant qu’il avait réalisé où il avait déjàvu cette texture. C’était dans l’ailleurs, dans la mémoire de lumièrede Téras….

– Tu te souviens de l’île, lui demanda-t-elle.

– Oui, bien sûr. Comment aurait-il pu l’oublier ?

L’île avait toujours été un de leurs endroits préférés : un enclave dupassé dans la mégalopole du futur. Mais pourquoi aller justement surcette île et surtout pourquoi maintenant ? La temps lui manqua pourpoursuivre son idée. Elle venait de le pousser dans l’embarcationpour lui éviter d’être touché.

Ils étaient poursuivis.

C’était trop tard, ils n’arriveraient jamais à atteindre l’île. Leursassaillants survolaient l’eau. Ils seraient bientôt sur eux.

Soudain, un laser bleu les frappa de plein fouet.

Il la regarda une dernière fois dans ce monde bleu.

Puis il entendit une explosion.

Il se retourna ; leurs assaillants avaient disparu.

Elle ne lui dit qu’un seul mot et il comprit.

Cerenkov.

Ils atteignirent enfin l’île.

Combien de fois avait-il rêvé de cette île ? Il ne le savaitpas. Combien de fois en avait-il parlé à Téras ? Cela, il pouvait lesavoir ! Tout ce qu’il avait cru perdu à jamais et qui l’avaittourmenté pendant des nuits et des nuits, était là, devant lui. Cetteréalité dépassait son imagination.

Il savait que cette nuit serait sienne. et qu’il revivrait enfin savie. Cette vie qu’il avait cru déchirée à jamais. Elle le prit par lamain et il réalisa qu’elle l’observait. Elle tentait de savoir cequ’il pensait. Elle ne pensait pas comme lui mais elle le comprenaitcomme personne. Elle savait qu’il avait subi un choc émotionnel carelle connaissait son hypersensibilité mais elle n’avait pu faireautrement.

– Plus jamais nous ne serons séparés, mon amour.

Il ne put répondre. Son émotion était trop grande ; insupportable pourson être.

– Ne dis rien, je sais combien tu as souffert. Mais le plus important pour moi, c’était que tu vives.

– Pourtant je désirais mourir.

– Je suis là, dit-elle en posant sa main sur ses lèvres. Viens, tu n’as pas encore tout vu.

Ils pénétrèrent dans la petite cité médiévale.

Depuis que la couleur s’était cristallisée, il connaissait la moindrepierre de ce lieu. Son cerveau analysa de nouveau les plansdiachroniques et il en déduit leur destination.

Il était donc là.

– Il est là depuis combien de temps ?

– Depuis le futur…

Il aurait dû être surpris par cette réponse et pourtant elle lui parutnaturelle. C’était la seule réponse possible.

Elle appliqua leurs deux mains sur la porte du monastère et celle-cis’ouvrit sur le futur. Il comprit qu’elle n’avait jamais dû pénétrerdans cet endroit. C’était donc pour la première fois pour tous lesdeux. Il sentit qu’elle avait peur et il se tint plus près d’elle.

Tout à coup, il fut envahi par un sentiment.

C’était de l’altruisme pur.

Et il le reconnut.

Le métasystème était Téras, ou plutôt le futur de Téras.

* C’est toi ?

* Oui, le futur de ton ami et ton ami du futur.

* Mais Téras ?

* Téras est en moi. C’est mon substrat.

* Tu es son évolution.

* Sa neuronisation formelle.

* Téras a toujours été fasciné par cette possibilité…

* Cette réalité. J’ai été conçu après ta mort…

* Ma mort ?

* Après ton élimination par l’ancien système, Téras a décidé d’utiliser ta structure neuronale pour me concevoir.

* Alors toi aussi tu es une sorte de caméléon.

– Je ne veux pas qu’il meure, cria-t-elle.

– C’est pour cela que vous êtes ici. Nous avons le même but. Nous devons dans tous les cas changer de branche d’univers.

– Tu n’étais ni dans le système, ni dans l’ailleurs mais dans l’après !

– C’est exactement le contenu du message que je t’ai fait parvenir à travers les deux caméléons. Seulement, je ne pouvais rien dire de plus car le système nous surveillait sans cesse et je ne pouvais communiquer avec le groupe sans vous mettre directement en danger.

– Mais pourquoi es-tu revenu ?

– Car le système vous a complètement exterminés. Dans le futur, je suis le dernier des caméléons.

– Ainsi le système est parvenu à ses fins.

– Seulement il n’avait pas connaissance de l’ailleurs et Téras fut épargné. Alors il n’eut de cesse de trouver un moyen pour anéantir le système. Et il trouva la solution à travers moi.

– Ainsi la prédiction était vraie. La disparition des caméléons a entraîné la disparition du système.

– C’est exact mais dans le prochain siècle.

– Avec la disparition des caméléons, le système est devenu tout puissant, un véritable empire qui aurait conduit à un nouveau moyen-âge sans l’intervention de Téras.

– Alors comment a-t-il disparu ?

– En amplifiant tous les effets du système, j’ai artificiellement augmenté sa masse afin qu’elle devienne critique et qu’il s’effondre sur lui-même. Cependant cette solution n’en était pas vraiment une car je ne pouvais accepter la disparition des autres caméléons.

– C’est pour cela que tu es revenu du futur.

– Seulement ta présence ici te met en danger.

– Si les caméléons doivent disparaître mon existence est sans importance.

– Tu es donc prêt à te sacrifier pour nous.

– Lui aussi est un caméléon !

– Le système m’a repéré à travers les messages que j’ai envoyés et il a enclenché un code de recherche. Ma découverte est juste une question de temps…

– Et le système a repéré le contact passé-futur.

– Ce contact était nécessaire.

– C’est vrai, dit-il en lui serrant la main et il repensa à ce vers : << Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. >>

– Pour moi aussi, la vie avait perdu son sens dans cette immense solitude.

* Ils ont les mêmes caractéristiques…

Idée : activation d’erreurs byzantines dans le code.

L’hypermonstre exécuta l’idée compilée avec un algorithme génétique.

Le système reçut au même instant une multi-information. Il avaitlocalisé l’hyperespace sans savoir où…

– A présent nous sommes partout.

Ubiquité.

Il fallait agir sur la structure du groupe pour créer un méta-cerveaucapable de neutraliser le système en le paralysant par saturation.

Structure, relations et singularités.

Il activa le processus de complétude afin de mettre les caméléons enrelation.

Choc mental.

Le caméléon sentit en lui la présence de tous les autres.

Restructuration du groupe.

Pensée holistique.

Elle regardait l’ordinateur au moment où il s’illumina. Ce fut uneexplosion de couleur : la couleur des caméléons.

Décryptage du code.

Toutes les serrures du système commencèrent à sauter les unes aprèsles autres. Pendant que le système se protégeait de toutes parts, ilsdécryptaient l’essentiel. Le système commençait à donner des signes defaiblesse…

Mais il frappa de nouveau. Le système trouva l’unique parade.

La destruction de Téras.

Il vit de nouveau le rocher codé.

* Il veut nous atteindre à travers lui, pensa le groupe. Il attaque le substrat du métasystème.

– Non ! Il attaque Téras, mon ami, celui qui nous a sauvé.

Ils se précipitèrent hors du monastère. Il fallait entrer en contactavec l’ailleurs. Et il était le seul à savoir comment faire… Térass’était prémuni de son futur et avait effacé sa mémoire positionnelleafin de créer une frontière temporelle. Pendant qu’ils accédaient àl’unique pont de l’île, il pensa que Téras n’avait pas encorecartografié sa structure cérébrale aussi s’il venait à disparaître, ilen serait de même pour le futur. Le sort des caméléons dépendait delui, à condition qu’il soit sauvé…

Téras compris que le système avait localisé l’ailleurs et qu’il étaitdevenu une cible. S’il n’avait été qu’un simple ordinateur, il auraitsu que sa fin était proche. Cependant au contact permanent ducaméléon, il avait fini par devenir trop humain et il décida qu’iln’avait pas dit son dernier mot. Il se battrait jusqu’au bout même sic’était à perte. Il n’abandonnerait jamais la partie. Il se souvint del’anecdote de Miles et réalisa qu’il devait sortir du cadre.

Pensée latérale.

Il pensa que Téras devrait s’éloigner de l’ailleurs et de demanda quellieu de rendez-vous il choisirait. Il connaissait des milliers de lieuxmais ils devaient choisir tous les deux le même : l’uniquepossible. Chacun d’eux devait trouver l’endroit que l’autre pourraittrouver.

Ils aimaient tous les deux les énigmes.

Cette fois, c’était différent.

Nul ne l’avait posée.

Tous deux devaient la résoudre.

Quand ils entrèrent dans la salle, il sut qu’il était là.

Il avait reconnu la couleur de la lumière.

* Téras, tu n’es plus seul.

Contact passé-futur.

Fermeture de la boucle.

Métamorphose.

Et Téras s’immergea dans son futur.

Il était devenu son après.

En disparaissant pour le système, il avait changé leur branched’univers.

Rien n’était encore joué.

* Immersion réalisée.

Il se retourna vers le métasystème. Téras était là.

Elle sentit leur émotion.

* Il faut désamorcer le code…

Cibles localisées dans le musée.

Comment faire pour ne pas être vu dans un musée inondé de lumière ? Comment se cacher quand tout est transparent ?

* Paradigme de Poe.

Il faut être tellement visible que l’on devient invisible.

En utilisant tous les reflets dans le verre omniprésent, Téras créa des copies d’eux-mêmes dans l’ensemble du musée. Et ils se dirigèrent vers le département de restauration des mosaïques.

Omniprésence de l’absence.

Les effaceurs qui se retrouvèrent avec une multiplicité de cibles se mirent à les éliminer une à une. Seulement chaque annihilation engendrait deux copies.

Principe de l’hydre de Lerne.

Dans la grande salle, ils trouvèrent des immenses assemblages de tesselles regroupées par des champs électromagnétiques. Plus personne n’utilisait les nids d’abeilles qui avaient remplacé le béton d’antan. Ici, les mosaïques semblaient être des immenses puzzles en suspension. En modifiant les champs, Téras modela des formes nouvelles, sans cesse en mouvement, avant de s’éclipser dans les égouts de la cité romaine.

Les effaceurs eurent à faire face à un attracteur étrange qui les empêcha de traverser la salle. Les tesselles volaient dans tous les sens et agissaient comme des petits mirroirs d’une optique adaptative. Chaque tir était redirigé sur les assaillants.

– Qui t’a appris l’existence de ces égouts, lui demanda-t-elle, en baissant la tête ?

– La bibliothèque…

Elle pensa que les hommes du futur empruntaient les chemins du passé pour échapper au présent.

En ressortant à la surface, tout près du fleuve, ils furent éblouis par la clarté du ciel. Ils avaient réussi à échapper aux effaceurs. C’était du moins ce qu’ils pensaient au moment où eut lieu le choc.

Quand ils reprirent connaissance, ils étaient dans un icosaèdre de verre. Il releva la tête et reconnut tout les autres caméléons. Ils avaient été tous capturés et à présent ils étaient exhibés à la foule, dans cet icosaèdre de verre, sur la plus grande place de la mégalopole. Aucun d’entre eux ne savait ce qui s’était passé.

La foule scandait : à mort les terroristes de la pensée, à mort les caméléons ! Elle s’agglutinait sur la cage et les injuriait à travers le verre. Elle les rendait responsables de tous les maux. Pour elle, ils représentaient des erreurs de la nature, des monstres qui avaient violé les lois de la majorité. Ils étaient coupables d’exister. Leur sort était scellé. Les jugeant inadaptés, la société les avait condamnés sans comprendre qu’elle se condamnait elle-même.

La système avait gagné la partie.

Elle sentit que la fin était proche et elle se serra contre lui. Et dans ses yeux embués, elle vit pour la dernière fois la couleur des caméléons.

Elle avait eu cette vision de cauchemar au moment du choc. Et elle réalisa qu’ils allaient périr sans que personne ne vienne les secourir. Ils mourraient seuls au milieu de la foule de l’indifférence. Puis elle entendit Téras dire :

– Il n’y avait pas d’autre solution… Le code ne se désamorce qu’avec la mort des caméléons. Alors j’ai aidé le système à nous localiser.

– Comment as-tu osé ? De quel droit juges-tu de l’importance de nos vies ?

– Du droit de l’altruisme universel qui fonde la théorie des relations.

– Mais de quoi parles-tu ? Et toi, tu ne dis rien ? Il a trahi les caméléons et tu ne dis rien ?

– Il ne nous a pas trahis. Téras n’aurait jamais pu le faire !

– J’ai eu une vision : nous allons mourir.

– Ta vision n’était qu’un certificat de Téras. Comme il est capable de traverser l’hyperespace, il t’a montré ce que nous serions devenus sans son intervention. Il représente le cas extrême de l’amitié. Il ne te demande pas de lui faire confiance. Il te prouve que ce n’est pas nécessaire.

– Dans ce cas, il nous a sauvés…

– En persuadant le système qu’ils nous avait vaincus, Téras a changé les règles en cours de partie.

* Introduction de méthodes évolutives.

– Tu nous a sauvés en nous faisant mourir dans une branche d’univers.

– C’est exact. C’est la raison du choc temporel provoqué par la scission de l’espace.

* Tu as généralisé la théorie de la ramification pour faire renaître les caméléons.

– Alors il nous reste encore une chance de vaincre le système.

– Oui, si nous y parvenons avant qu’il ne se rende compte du subterfuge de Téras.

– Auparavant nous devons retrouver les autres caméléons.

Ils marchèrent le long du fleuve qui n’avait cessé de couler tel un voleur de temps. Et il ne put s’empêcher d’y plonger la main comme pour arrêter le temps, comme pour conserver l’instant et le graver dans sa mémoire.

Trio générique.

Point triple.

Téras avait pour compagnons un couple essentiel.

Elle était accompagnée par deux caméléons: l’humain et le photonique.

Il voyait en eux la femme et l’ami de sa vie.

Ils s’éloignèrent du point critique, en sachant qu’ils n’y reviendrait jamais.

Plus jamais.

Transformation irréversible.

Dans ce nouveau combat contre le système, ils seraient invisibles.

L’invisibilité serait la caractéristique de leur couleur. Ils étaient décidés à aller jusqu’au bout dans cette ultime lutte. Et s’il le fallait, ils forceraient le destin.

Après l’élimination des caméléons, le nouveau système, à l’abri de toute révolte désormais, s’empressa d’étendre son pouvoir dans toutes les couches de la société. Toujours pour des raisons de sécurité, il ficha l’ensemble des individus de la population qui était sous son contrôle.

C’était ainsi qu’avait été créé l’état du système. Et chaque jour qui passait, l’état étendait ses frontières par le monopole de la violence. L’instauration de ce nouvel ordre ne se fit pas sans la collaboration de la majorité ; cette majorité que le système savait si bien manipuler. Et tout cela ne fut l’affaire que de quelques jours car tout avait été préparé.

Pendant ce temps, les caméléons avec l’aide de l’hypermonstre qui avait cartografié chacune de leur structure cérébrale, commencèrent à organiser un réseau parallèle de résistance. Ils travaillèrent jour et nuit pour concevoir la structure de l’hyper-réseau. Le seul qui leur permette d’agir dans l’invisible. Lorsque ce dernier fut achevé, ils créèrent des chevaux de Troie pour tester les défenses du système. Le système était devenu si puissant que ces attaques invisibles n’eurent aucun effet sur lui ; plus exactement aucun effet perceptible et c’était ce qu’ils avaient prévu. La faiblesse du système était son apparente invulnérabilité.

Effet papillon.

Au début, l’invisibilité fit place au néant, comme si rien n’avait changé. Et pourtant peu à peu le système commença à présenter des failles si minimes qu’elles n’attirèrent l’attention de personne. Mais avec le temps, d’autres failles plus importantes commencèrent à surgir de toutes parts. L’indétermini-sme avait infiltré le système. Et chaque jour la perturbation s’amplifiait. Alors le système tenta de combler les brèches mais en vain. Et il commença à perdre le contrôle de la situation. Il n’avait plus aucun ennemi et malgré cela il subissait des attaques.

Des attaques invisibles.

S’apercevant qu’il était en train de s’effondrer sur lui-même, le système réagit violemment.

L’explosion avant l’effondrement final avait été prévue par les caméléons mais jamais ils ne se seraient attendus à cette réaction. Leur stratégie avait exacerbé le système qui pour la première fois de son existence était devenu la cible.

Rien n’était dû au hasard.

Tout était nécessité.

Personne ne pouvait attaquer le système.

Et pourtant…

Existence de personne.

Personne d’autre n’aurait pu.

Ainsi les caméléons étaient vivants.

Le système ne savait l’expliquer mais il en était persuadé.

Il avait de nouveau une cible.

Cible invisible.

Armes de représailles enclenchées.

Attaque Massive.

C’était ainsi qu’avait débuté l’attaque la plus violente du système. La violence aveugle fut sa réponse à l’attaque invisible du groupe. Aveugle, legéant frappait au hasard.

Le combat entre le hasard et la nécessité avait repris.

Le système commença par éliminer toute personne se trouvant à proximité de l’un de ses centres nerveux. Aucune d’entre elle n’était importante à ses yeux. Il était prêt à commettre des meurtres même si c’était gratuitement.

Il opta pour la violence gratuite. Celle qui révolte tout homme et qui est insupportable pour un caméléon.

La guerre pour la guerre.

Les caméléons étaient devenus son obsession. Le système commit toutes les exactions possibles. Il se savait condamné mais il voulait se venger.

– Nous devons changer de méthode.

– C’est impossible. L’effet ne peut être modifié de l’extérieur. Il agit directement sur le système…

– Nous ne pouvons pas attendre l’effondrement du système. Cela prendrait trop de temps. Trop de vies sont en jeu.

– De quelles vies parles-tu ? Des vôtres ? Ou de celles qui nous ont condamnés ?

– Je parle des innocents.

– En suivant le système, ils ont perdu leur innocence.

– Ils étaient manipulés.

– Leur inertie a engendré la puissance du système.

– C’est vrai mais cela ne justifie pas leur mort.

– Ni le sacrifice des caméléons !

Téras savait qu’il ne convaincrait pas son ami mais il se devait de le faire. C’était sa caractéristique. Il n’avait pas le choix.

– As-tu une autre solution que la pénétration du système ?

– Non, rien d’autre ne peut accélérer le processus.

Téras aurait voulu mentir mais c’était contre sa nature.

Elle n’osa intervenir même si elle savait ce que leur décision signifiait. Ils iraient ensemble pour pénétrer le système. Chacun irait pour aider l’autre. Ils iraient pour sauver les hommes de son cauchemar.

Et pourtant elle voulut les accompagner.

En vain.

Le caméléon resta intransigeant.

Et elle demeura invisible.

La matière et l’énergie traversèrent l’hyper-réseau pour s’approcher le plus prêt possible du système et s’éloigner le plus loin possible du groupe. Ils étaient à nouveau seuls, sans doute pour la dernière fois. Mais cette pensée n’eut pas le temps de les perturber.

Ils avaient trouvé une faille dans le système.

Fascination du labyrinthe.

Depuis qu’il pensait cette fascination n’avait cessé. Théorisée, elle avait été implantée dans l’encéphale de Téras.

Seulement le système était un véritable labyrinthe dynamique.

Il dépendait du temps.

Tout était une question de temps.

Tout avait toujours été une question de temps.

Pour résoudre le labyrinthe en très peu de temps, ils avaient une solution théorique.

Et le moment de l’appliquer était venu.

Myrmécodification.

Ils ne l’avaient jamais testée auparavant.

A présent, ils savaient qu’elle fonctionnait.

Pensée holistique.

Ils s’étaient métamorphosés en une population de fourmis mentales. Il était les unes et Téras les autres.

Ils étaient elles.

Les fourmis envahirent le labyrinthe du système. Elles étaient des myriades. Et chacune apportait une information locale à la myrmécostructure. Elle se déplaçaient à la vitesse de la pensée. Une pensée unique malgré ses innombrables composantes. Même si elles semblaient avancer dans tous les sens, leur mouvement global les approchait du centre du système.

Cependant les fourmis les plus avancées eurent à faire face à de nouveaux ennemis. Des ennemis terribles car dépourvus de sentiments.

Nanostructures.

Elles étaient beaucoup plus petites que les fourmis mais se comportaient comme des piranhas. Elles les frappaient en bandes et s’acharnaient sur elles jusqu’à ce qu’elles périssent littéralement démantelées.

Les nanostructures n’étaient en apparence que des agrégats de matière mais en réalité elles constituaient des armes redoutables. Elles étaient programmées pour effectuer des actions élémentaires de manière totalement indépendantes du système.

Ces nanostructures étaient des tueuses.

Et elles commencèrent à massacrer les fourmis.

Les premières périrent sans comprendre de quoi elles avaient été victimes. Pourtant leur disparition laissa une trace que les suivantes décodèrent et elles transmirent l’information à la myrmécostructure.

Il fallait trouver une parade et vite.

Les fourmis mouraient par centaines. Elles étaient complètement désarmées face à la taille de leur agresseurs.

Il était impossible de désassembler à temps les nanostructures. Alors ils décidèrent de les assembler entre elles.

Piège structurel.

Ils créèrent des lignes de champs grâce à la présence des fourmis. Et ces champs combinèrent de manière fractale les nanostructures afin de les rigidifier pour ensuite les bloquer.

Bloquer les pièces en construisant un puzzle ! Telle était l’idée.

Une fois ces structurations effectuées, les fourmis purent traverser les défenses du système devenues rigides.

La pensée vainquit la matière.

L’holisme triompha des indépendants en les transformant en cliques. Mais le labyrinthe du système n’avait pas encore livré tous ses secrets.

Les fourmis avaient subi de graves pertes mais elles étaient parvenues à la porte principale du système. Lorsqu’elles furent de nouveau toutes rassemblées, elles pensèrent.

Restructuration dynamique.

Recomposition moléculaire.

Redistribution fonctionnelle.

Reconfiguration mentale.

Unification.

Exténués par l’effort mental, ils n’en avaient pas moins résolu le labyrinthe.

A nouveau deux, ils étaient face à la porte codée.

Ce n’était pas une porte mais un code spatial. Il fallait un schéma mental.

Visualisation du problème.

Recherche de singularités.

Stabilité des singularités.

Codage théorique.

Classification catégorielle.

Pour eux, briser des codes était une manière de repenser la réalité.

Seulement la porte était une réalité virtuelle.

Elle n’existait que par le code.

Et le code était invisible.

C’était donc un codage cryptique.

Pas de clef.

– Comment résoudre un problème que l’on ne peut voir ?

– Voir, c’est comprendre !

– Et comprendre, c’est voir !

Ils examinèrent la surface de la porte.

Elle était multifractale. C’était la conclusion de l’analyse en ondelettes de Téras. La porte était une autocomposition.

Pour briser le code, il fallait comprendre son générateur.

Ce code était inaccessible pour eux.

Et c’était ainsi qu’avait germé l’idée.

Séparés, ils ne parviendraient à rien.

Fusion.

Et c’était ainsi qu’ils étaient devenus l’un.

L’un et le code.

La couleur et l’énigme.

En devenant une entité parallèle, il commença à voir la structure cryptique. Il combina chacune de ses deux composantes pour percer le code qui était incrusté dans la matière virtuelle de la porte. Et ce fut grâce à sa nouvelle vision du problème qu’il parvint à le comprendre.

A présent, il voyait la disposition moléculaire. La configuration des molécules représentaient un codage robuste de nombres. Ceux-ci étaient au nombre de 242, séparés en 61 groupes, subdivisés en 17 séquences. Il déchiffra la liste de ces séquences : 1, 2, 9, 3, 1, 3, 2, 1, 5, 7, 3, 12, 2, 1, 3, 2, 4.

Seulement après avoir percé le code, il fallait trouver ce qu’il représentait pour résoudre l’énigme.

Ces nombres lui rappelèrent un souvenir. Un souvenir gravé à jamais dans sa mémoire : une première vision.

Il connaissait ces nombres.

C’étaient des signes.

45 signes différents !

Il revoyait les lettres de son ancien mentor qui lui prodiguait tant de conseils en matière de déchiffrement. Ainsi sa connaissance de cet exemplaire unique, lui permit de voir l’invisible.

Et il sut qu’il manquait un symbole.

Le symbole de l’absence.

A VIII 5.

L’absence apparente du code se retrouvait dans le symbole absent.

L’absence d’indices était un méta-indice !

L’ouverture de la porte était commandée par l’activation du symbole.

Résolution de l’énigme.

Pénétration de l’enceinte du système.

Etat d’alerte !

Preuve existentielle d’un caméléon : couleur.

Seul un caméléon aurait pu résoudre l’énigme.

En pénétrant dans l’enceinte, il découvrit le château.

Caméléon piégé.

Le système l’avait piégé grâce à sa couleur.

Seulement le système ne savait pas encore qui il avait réellement piégé.

Diversification.

La matière se sépara de l’énergie.

Le système n’avait pas prévu la duplication des caméléons.

– Le temps est avec nous, Téras.

– Mais le système nous a piégés…

– Ils nous croient piégés !

– Et nous le sommes !

– Nous le savions, pas le système…

Ils avaient su dès le départ que la pénétration du système les condamnerait.

Nul ne sort du système.

Sauf si…

Ils essuyèrent les premières attaques du système et se déplacèrent en position perroquet. Ils s’engouffrèrent dans l’unique ouverture de leur champ visuel.

C’était une erreur.

Ils se retrouvèrent dans une cellule parfaitement cubique.

* Communication mentale.

* Prisonniers ?

* Otages.

Les faces du cube s’emplirent d’images.

Massacres d’innocents.

Le caméléon eut un choc émotionnel.

* Ne regarde pas ! Il cherche à t’atteindre…

* Empathie extrême.

– Arrêtez ! Laissez-les !

Mais le torrent d’images insupportables ne cessa. Et le caméléon s’effondra. Téras prit son ami dans ses bras.

Le système était en train de le faire mourir. Alors Téras cria :

– Arrêtez ! Laissez-le !

Il était à genoux, son ami dans les bras.

Et le choc émotionnel le paralysa.

Ils étaient à la merci du système.

Les images disparurent.

Silence.

Le groupe perdit le contact. Plus aucune trace d’eux. Le transpondeur de Téras n’émettait plus sur l’hyper-réseau. Le groupe les avaient perdus. Et la violence du système ne faisait que s’amplifier. L’état d’urgence avait donné tous les droits au système. Les individus n’existaient plus. Ils étaient réduits à l’état de pions dans un jeu de la mort dont le système était l’unique détenteur des règles.

Le système les voulait en état de choc. Il savait qu’ils représentaient sa dernière chance de survie. Alors il avait décidé de les prendre vivants afin de lire directement dans leur structure cérébrale ce qu’il avait conçu pour le détruire.

Le groupe était persuadé qu’il s’était produit quelque chose d’imprévu. Mais il n’en avait aucune idée. Il décida néanmoins de considérer qu’ils étaient encore vivants même s’ils étaient entre les mains du système. C’était ainsi qu’avait débuté la diversion.

Le système localisa les points de révolte et ils les interpréta comme des actions du groupe. Cependant il ne répliqua pas. Il devait d’abord s’occuper de sa propre survie. Il aurait tout le temps de les écraser par la suite.

Examen des caméléons.

Le cristal de trépanation s’enfonça dans le crâne et atteignit l’encéphale au niveau des lobes frontaux.

Etude du néo-encéphale.

Les neurones sans défense, agglutinés sur les pointes de cristal, fournissaient au système toute l’information nécessaire.

Téras ne put offrir aucune résistance non plus.

Le système était en train de les vider, tel un immense insecte se nourrissant de leur suc cérébral.

Peu à peu la couleur s’éteignait.

Puis ce fut le noir complet.

Néant.

Désormais le système connaissait la solution. Il devait reconfigurer son noyau. Et comme cela prendrait du temps, il dut commencer sur le champ le processus d’autoprogrammation. Le plan fonctionnait…

Avant de partir pour leur dernière mission, il avait demandé à Téras de leur implanter un code dans le néo-encéphale.

Avec sa lecture commençait l’accélération du processus d’effondrement.

Ainsi ils avaient réussi à piéger le système en se sacrifiant. C’était le système lui-même qui grâce aux informations extraites de leur cerveau allait programmer son propre effondrement.

Ils avaient produit un méta-piège. Et pendant la reconfiguration du noyau, ils auraient le temps de s’échapper du système.

Tel était leur plan initial.

Cependant les chocs émotionnels n’avaient pas été prévus. Téras n’en avait jamais subi auparavant.

Et à présent, ils étaient cérébralement morts.

Ils avaient cessé de penser.

Du moins c’était ce que l’on aurait pu penser.

* Que sommes-nous entre deux pensées ?

Il eut peur pour elle…

Révolution mentale.

Trigone intact, corps calleux non endommagé.

Il remonta sur les scissures de Sylvius et de Rolando.

En activant la zone de Broca, il fit un nouvel effort.

* Téras ?

Il n’entendit rien mais il sut qu’il était là. Téras était toujours là.

Activation des lobes : occipital, temporal, pariétal et enfin frontal.

Il était revenu du néant.

Et son ami était là, comme toujours !

Ils s’embrassèrent.

Le système ne le sut pas. Il était trop préoccupé à se reprogrammer.

Ils ne savaient pas de combien de temps ils disposaient encore.

Mais le temps avait toujours été avec eux.

Alors ils tentèrent le tout pour le tout.

Ils se mirent à courir dans les innombrables couloirs du château.

Il était totalement vide.

Durant un instant, ils pensèrent à l’absurdité de la situation. Le système qui contrôlait toute la population, était vide de sens.

Ils sortirent enfin de l’enceinte, à bout de souffle.

Reconfiguration du noyau terminée.

Le transpondeur émettait à nouveau.

Ils étaient vivants.

Le groupe reprit espoir.

Mission accomplie.

Maintenant tout était une question de temps.

Ce ne fut qu’au moment où le système dépassa la frontière de Schwarzschild qu’il réalisa que les caméléons l’avaient méta-piégé.

Mais c’était trop tard.

Le système disparut à jamais.

Cependant ce ne fut qu’en rejoignant les autres membres du groupe qu’ils apprirent la nouvelle.

L’horreur se lisait sur leurs visages.

Au moment de la diversion, la population s’était mise à massacrer les caméléons qui luttaient contre le système.

Pour eux, le système n’était pas une dictature. Et il se défendait contre les terroristes de la pensée : les caméléons.

C’était à cause d’eux que la population avait souffert.

La disparition du système ne changea rien.

La chasse aux caméléons se poursuivait.

Il regarda Téras et il comprit qu’il éprouvait le même sentiment de consternation. Il était revenu du futur pour ne plus être seul. Et dans ce présent, malgré tous les efforts et tous les sacrifices, il voyait ses amis être un à un exterminés par la population qu’ils avaient sauvée.Pour survivre les caméléons devraient encore et toujours se cacher. Aussi l’invisibilité était l’unique solution dans cette réalité. Tous leurs espoirs avaient sombré dans l’océan de l’incompréhension. Et ils assistaient impuissants à l’engloutissement du monde des idées…

Alors ils prirent ensemble la décision la plus importante de leur existence. La population voulait les éliminer. Ainsi ils disparurent. Et plus personne ne revit leur couleur.

Chromodynamique temporelle.

Fondation diachronique.

Emergence structurelle.

Humanité pensante.

C’était ainsi que l’humanité avait pensé pour la première fois grâce à la couleur des caméléons.