307 - Sur le hasard et la nécessité de l’effet de bord

N. Lygeros

La tendance naturelle de l’esprit consiste à considérer le visible comme accessible et l’invisible comme crédible. C’est le principe des religions dans leur ensemble. Elles sont en partie construites sur cet universel humain que nous pourrions qualifier d’intuitif. C’est oublier le fait que nous ne voyons que ce que nous comprenons. La pensée ne peut se contenter du visible immédiat. Ne serait-ce que par sa propre propriété, à savoir n’être accessible à autrui qu’à travers le langage si nous exceptons l’utilisation des schémas mentaux. Nombre d’exemples importants appartiennent à cette catégorie. Ainsi les religions sont factuelles, du moins en ce qui concerne leur existence. A partir de celles-ci, il est logique de voir se dégager une structure que nous pourrions nommer l’éthique. En réalité, cette dernière est antérieure aux religions car elle est ancrée dans la pensée seulement comme les religions sont plus facilement perceptibles puisqu’elles se construisent sur le verbe, sur la langue, elles semblent initiales. Nous retrouvons dans cet exemple l’aspect fallacieux du structuralisme élémentaire. Alors que l’éthique est la grammaire générative du langage des religions. Elle est la clef des codes.
Cependant comment interpréter l’éthique en tant que concept ? Pour y réussir nous devons revenir à un niveau plus élémentaire en considérant la vie elle-même. Tout le monde s’accorde sur son importance sans nécessairement pouvoir en donner une explication, ou plutôt, sans vouloir en rechercher une. Alors que la réponse est limpide. L’importance de la vie provient de la conscience de la mort qui demeure, malgré les tentatives désespérées de certaines religions de l’éliminer du monde de la pensée, la principale caractéristique de la nature humaine.

Au jeu d’echecs, tout le monde s’accorde sur l’importance du roque dans le déroulement de la partie. Il permet une meilleure défense, un meilleur contrôle du centre. Pourtant l’importance du roque n’est en réalité due qu’à la finitude de l’échiquier et la proximité de l’effet de bord. Si l’échiquier était accessible par les côtés, le roque n’aurait pas son rôle central.

Cet exemple échiquéen ne se veut pas une analogie de la vie qui serait chère à Fischer. Il est le plus simplement possible une mise en évidence d’une faille dans un raisonnement qui se veut universel. La vie, cet espace spatio-temporel entre deux évènements, n’est rien sans la conscience de ceux-ci. Si la naissance doit être considérée comme le miracle de la vie humaine alors la mort doit être considérée comme le miracle de la pensée humaine : ce tout qui n’est rien et ce rien qui est tout.

Car même en tant que contre-but – une finalité contre laquelle nous devons lutter – la mort est une source de création sur le plan humain. Et si elle est consciente elle devient la source principale de la pensée créative. Conscients de la finitude de notre vie via l’effet de bord de la mort, nous éprouvons cette nécessité de vivre et de penser pleinement. Cette vie que nous ne devons qu’au simple hasard, devient une pensée que nous ne devons qu’à la complexe nécessité.

Ainsi nous voyons que des concepts aussi fondamentaux que la religion, l’éthique et la cosmogonie proviennent de notre interprétation de notre unique certitude, à savoir notre conscience du caractère fini de la vie ou, en d’autres termes, de la prise en compte de l’effet de bord qu’engendre la mort. Ce constat qui peut sembler si dur par sa réalité nous incite à réaliser l’omniprésence du temps dans notre existence qui ne serait une vie sans lui. Quelle serait la pensée humaine si la durée de vie moyenne était par exemple le dixième de la nôtre ? Que serait-elle si notre existence était dix fois plus longue ? Il est bien évidemment impossible – en tout cas pour le moment- de répondre à ce type d’interrogation, néanmoins une chose est certaine. Avec un déplacement important des bords, l’action de l’effet de bord serait nécessairement modifiée et notre existence serait une vie fondamentalement différente. Quant à notre pensée, cette vie du temps, elle ne saurait être qu’autre.