3400 - L’interdit X

N. Lygeros

Grâce au chemin du vieux sage, l’interdit pénétra dans la citadelle. Tel était le paradoxe pour lutter contre l’absurde. Le vieux sage était mort pour vivre et l’interdit s’était évadé en pénétrant dans la citadelle. L’un était aveugle et l’autre invisible : deux erreurs dans le système. Seulement deux, mais elles étaient suffisantes pour remettre en cause les fondements de la société. L’interdit trouva enfin la salle des archives de l’État. Il ouvrit la porte à code grâce aux instructions du vieux sage. Seulement quelle ne fut pas son émotion en apercevant tous les disciples rangés en parallèle pour supporter l’architecture de la mémoire centrale. La société de l’oubli utilisait des hommes pour sauvegarder les interdits. Sinon elle était perdue dans son propre oubli. Les disciples n’étaient maintenus en vie que par le fonctionnement du système. C’était sa mémoire vive. Voilà pourquoi la société recherchait si farouchement les hommes. Elle avait besoin de leur mémoire pour permettre à l’éternité du jour de recommencer sans être modifiée par des perturbations. C’était sans compter sur les erreurs du système. C’était le faux aveugle qui avait donné naissance à la première erreur. Et c’était celle-ci qui avait permis l’existence de l’interdit. Le maître des livres observa les disciples emprisonnés. Ils étaient vivants, cela était certain. Seulement qui aurait voulu de cette vie ? Il pensa que le maître d’école n’aurait pu supporter cette vérité et il préféra se taire. Le petit pleurait sur ses épaules car la vue des disciples était un spectacle d’horreur. Même la mémoire du système s’était faite sur du sang et des hommes. Telle était la mémoire du génocide et les fondements de la société du bonheur. Il fallait donc trancher le noeud gordien et ce, le plus tôt possible. Il devait faire vite avant que les gardiens ne réalisassent sa présence dans le noyau du système. Il étudia en détail l’assemblage de la mémoire centrale et il se rendit compte que les disciples ne pouvaient vivre que dans cet état. Il était donc tout simplement impossible de les sauver. Ils avaient été condamnés à vivre de cette manière et d’aucune autre. Il repensa aux Justes de Camus et comprit que le moment était venu de réaliser l’impensable. Il fallait mener le paradoxe jusqu’au bout du raisonnement pour affronter l’absurde. Ainsi pour sauver l’humanité, il se devait de tuer des hommes. Il éloigna le petit qui n’aurait pu comprendre cette décision. L’humain trop humain devait traverser une phase nihiliste pour redonner vie à l’humanité et au temps. C’était l’unique moyen de détruire la société de l’éternité du jour. Il se souvint du nom de chacun des disciples. Il ne voulait pas les oublier même à cet instant si crucial. Ils ressemblaient aux planches anatomiques du maître de la Renaissance. Seulement ils étaient vivants malgré eux. Il trancha le noeud gordien et la mémoire centrale du système s’éteignit. Il retrouva le petit qui l’attendait à la porte à code. Il le remit sur ses épaules sans prononcer un mot. Conscient d’avoir tué l’éternité, l’interdit portait l’avenir sur ses épaules. Il croisa des gardes dans les couloirs de la citadelle qui semblaient complètement désemparés. Ils ne recevaient plus aucune information et instruction du système qui s’était effondré. La citadelle de l’absurde avait été vaincue par le sens de l’interdit. Il lui fallait désormais concevoir la mémoire du futur. Aussi le maître des livres retrouva la bibliothèque de l’humanité et du temps.