1074 - Latin de cuisine

N. Lygeros

Avant de pénétrer dans cet endroit, il avait toujours pensé de manière négative au latin de cuisine. Mais à présent ses sens lui suggéraient le contraire. Il regardait avec étonnement cette échoppe avec un respect presque archéologique. Il se souvenait de son voyage à Pompei et du dédale de ruelles qui aboutissaient parfois à une étrange demeure. Cependant aucune d’entre elles ne l’avait intrigué à ce point. C’était sans doute la présence de ce petit homme qui n’avait d’yeux que pour sa cuisine, qui était l’explication.

Il était totalement absorbé par son travail. Il mélangeait avec précaution de l’huile, du vin et du garum. Sans s’inquiéter de son inattendu visiteur, il commença à faire cuire un poulet dans le mélange qu’il venait de préparer. Il se baissa comme pour mieux humer la bonne odeur qui s’en dégageait puis il ajouta prestement des bouquets de poireaux, de coriandre et de sarriette. Seulement après cet ajout il daigna le regarder.

Il se sentit dévisagé par le petit homme mais n’osa lui adresser la parole. Il se contentait de humer son oeuvre. Pour lui, c’était la première fois que le latin de cuisine avait une odeur. Il ne l’avait connu que comme une langue morte et maintenant il se trouvait dans la cuisine d’un bon vivant. Le petit homme lui fit signe de s’asseoir et lui offrit de l’hydromel en guise de salutation. Le visiteur surpris par ce geste si amical de la part d’un inconnu, le remercia de la tête. L’autre retourna à ses fourneaux et vérifia la cuisson de son tendre poulet. Il le retourna afin qu’il soit bien cuit de toutes parts.

Ce devait être encore un de ces apprentis que les haut-placés lui envoyaient pour percer ses secrets. Néanmoins, il était différent des autres, pensa-t-il. Son visage dégageait de la tendresse. Il semblait heureux d’être là, comme s’il n’appartenait pas à son époque. Oui, il était différent. Mais qu’importait, seule la recette comptait !

Quand le poulet fut cuit, il pila du poivre et deux cyathes de pignons. C’était son secret mais il était désormais heureux de le partager avec son étrange visiteur. Il mouilla sa préparation avec le jus de cuisson dont il avait retiré les bouquets. Puis il avait versé l’ensemble sur le poulet afin de le faire bouillir. Il avait lié le tout avec des blancs d’oeufs écrasés. Il semblait heureux.

Cette sauce blanche semblait magnifique pour le candide qui regardait le maître s’agiter autour de son oeuvre à l’instar d’un artiste sur sa toile. Cette fois, le tableau était un plat. Il percevait le bonheur du petit homme sans réellement en comprendre la raison. Cela avait suffi à le combler de joie. Car à travers cet homme, il avait découvert la vie latine dont il ne connaissait que la grammaire.

Le petit homme lui fit signe à nouveau et il s’approcha de lui le moins brusquement possible, il avait tellement peur de le perdre. Ce fut alors qu’il entendit les premiers mots de sa bouche.

Pullus Vardanus