1120 - La revanche des rêves

N. Lygeros

Les barbares avaient banni les rêves de notre terre. Ils ne nous avaient laissé que le droit de survivre. Celui de vivre, nous devions le voler. Mais à qui ? C’était ainsi que nous nous étions souvenus des moulins de la résistance. Malgré la famine qui régnait sur notre pauvre terre, ils continuaient à tourner. Même les meuniers les avaient abandonnés à leur sort. Seuls face au destin impitoyable, ils résistaient. Comme si leur existence ne pouvait être que résistance. Ils semblaient si intrépides que notre peuple les craignait. Certains d’entre eux avaient des ailes brûlées, d’autres brisées mais ils n’avaient jamais cessé de lutter. Aussi quelques-uns d’entre nous pensèrent que nous devions leur rendre visite. Il s’agissait d’un devoir de mémoire pour eux. Rien de moins, rien de plus. Les nôtres s’approchèrent des moulins de la résistance avec les plus grandes craintes. Ils entendaient le vent souffler dans leurs ailes et tout leur corps tremblait. Cette puissance semblait inhumaine. Alors qu’elle n’était que trop humaine. Ils atteignirent avec peine le sommet de la butte mais lorsqu’ils y parvinrent le moulin replia ses ailes et s’arrêta comme s’il craignait de les blesser. Ils contemplèrent les pierres de sa paroi. C’étaient des morceaux de temps. Elles étaient meurtries mais sans faille. De près, rien ne différenciait le moulin de la résistance d’une tour de combat et pourtant il n’avait été créé que pour aimer et partager. Il ne savait haïr. Sans savoir vraiment le sens de leurs gestes, les nôtres embrassaient les pierres. Elles étaient chaudes comme gorgées de soleil. Cette rocheuse tendresse leur parut surnaturelle. Elle n’était pourtant le résultat d’aucun secret. Tout était là, devant eux même s’ils ne pouvaient le comprendre. Le moulin les aimait mais ils ne pouvaient le voir. L’un d’entre eux osa toucher la porte qui s’ouvrit sans effort comme si le moulin les attendait. Depuis combien de temps déjà aucune âme n’avait-elle franchi le seuil de sa porte, nul ne le savait. L’intérieur du moulin était si chaud qu’il était impossible de penser que le vent soufflait encore. C’était comme si la meule était un foyer. Il finit par appeler les autres qui attendaient son retour. A son appel, ils se précipitèrent croyant qu’il était en danger. Aussi quelle ne fut pas leur surprise en le voyant gravir le petit escalier qui n’était fait que pour une seule âme. Il fallait se rendre à l’évidence : le moulin était vide. Pourtant, ils en étaient certains, il était habité. Qui donc avait trouvé refuge dans cet endroit ? Qui donc avait osé résister à la vague de la barbarie dans ce phare sans lumière ? Ils n’en avaient aucune idée. Ils fouillèrent dans tous les recoins du moulin qui se laissait faire. Peine perdue. Aucun indice ne fut trouvé. Epuisés par leurs épreuves, ils échangèrent quelques fruits noirs et finirent par s’endormir dans ce havre de paix. Cela faisait des années qu’ils ne s’étaient pas sentis autant en sécurité. A leur réveil, ils décidèrent d’habiter à nouveau le moulin. C’était ainsi que les rêves avaient pris leur revanche sur la barbarie. Isolés dans les moulins de la résistance, ils avaient attendu les hommes. Désormais les rêves vivraient avec eux, les hommes.