1162 - L’apport cognitif d’Einstein dans les révolutions scientifiques
N. Lygeros
Bien qu’il soit impossible de ne pas saisir l’importance objective de l’oeuvre scientifique d’Albert Einstein dans le domaine de la physique théorique et de la cosmologie, il faut admettre que son apport cognitif en ce qui concerne l’approche que nous avons de la recherche scientifique mérite d’être explicité si nous voulons réellement qu’il soit intégré dans la mentation prônée par Thomas Kuhn. Ceci est d’autant plus intéressant que nous pouvons analyser les multiples facettes de sa révolution dans différents domaines de la physique comme l’étude du mouvement brownien, la quantification de la lumière, la relativité restreinte et bien sûr la relativité générale.
Le noyau central qui caractérise la vision d’Albert Einstein est sans aucun doute ce que nomme Charles Peirce l’abduction et plus précisément l’abduction créative mise en évidence par Umberto Eco. En effet pour ce scientifique hors pair il n’existe pas de chemin qui mène de l’expérience à la théorie aussi ni l’induction ni la déduction ne sont exploitables. L’expérience n’acquiert de sens qu’a posteriori. L’expérience ne choisit pas la théorie. Au contraire elle ne peut que la réfuter au sens de Karl Popper. Par contre la théorie permet de concevoir des expériences qui pourront par la suite servir de tests critiques pour la théorie.
Un des plus bels exemples de ce type d’approche nous est donné par la théorie de la relativité générale. Avant que celle-ci n’introduise la notion de déformation via la gravitation de la structure de l’espace-temps introduite par la relativité restreinte, il était tout simplement impensable de tenter de mesurer cette déformation. Afin que cette notion devienne naturelle, il a fallu la création du calcul tensoriel par Tullio Levi-Civita et son application à la géométrie différentielle de Georg Friedrich Riemann. L’innovation einsteinienne ne provient pas de la création d’un nouvel outil mathématique mais de son exploitation dans un domaine encore non exploré car d’une certaine manière non encore imaginé. Albert Einstein a prouvé de manière constructive que l’imagination est plus importante que le savoir.
Sa capacité à intégrer une connaissance révolutionnaire en soi est tout à fait exemplaire et caractéristique de ce que nous ne pouvons qualifier autrement que par le mot génie. Pour l’aborder le plus judicieux c’est de considérer son traitement de la constante de Max Planck. Celle-ci a été introduite de manière ad hoc afin de tenter d’expliquer la catastrophe ultraviolette dans l’expérience théorique du corps noir. Alors que Max Planck en était le créateur, ce dernier n’a jamais pu la considérer autrement que comme un artifice technique. Pour lui, elle représentait une fin en soi. Le point de vue d’Albert Einstein fut radicalement différent. Pour ce dernier, elle représentait un point de départ, un véritable commencement pour étudier efficacement l’effet photoélectrique. Il a exploité un outil hors norme pour expliquer de manière révolutionnaire un phénomène connu de tous. Son approche non seulement synthétique mais pour ainsi dire holistique est une démonstration de la puissance de la transversalité en tant que schéma mental. Il a absorbé une connaissance considérée comme artificielle par son propre créateur afin de l’appliquer à un domaine non directement relié au précédent et ce à la surprise de la communauté scientifique.
D’une certaine manière, Albert Einstein a su exploiter la notion d’effet de bord puisqu’en traversant les frontières mentales et en transformant des objets conçus artificiellement en entités réelles, il a réalisé des utopies scientifiques. Cette exploitation extrême est analogue au processus de maximisation introduit par Joseph Louis Lagrange puisque l’étude des phénomènes qui ont lieu au bord de l’espace traité permet de dégager des résultats d’une part critiques par nature et d’autre part révélateurs. En effet, la structure globale cache dans ses bords ses propres spécificités et c’est justement celles-ci qui la caractérisent. Ainsi des phénomènes qui peuvent être considérés comme des épiphénomènes ou des processus ad hoc peuvent être en réalité dans un autre espace cognitif, des singularités qui caractérisent la variété qui les supporte. Par conséquent la vision d’Albert Einstein met en évidence le phénomène suivant : les anomalies ou plutôt les entités qui sont considérées comme telles initialement, sont en réalité les éléments caractéristiques et générateurs de la structure. Et ce changement de point de vue est une véritable révolution puisqu’il déplace le centre de gravité de l’importance.
L’apport cognitif d’Albert Einstein dans les révolutions scientifiques ne se réduit pas à un point. Cet apport est multiple car il se base sur un ensemble de schémas mentaux qui sont non uniformes. Il déplace l’importance des problèmes via un changement de point de vue radical qui transforme l’anomalie en singularité qui caractérise, il se base sur le principe de serendipity puisque la transversalité permet d’enrichir une problématique non directement reliée à une construction initialement considérée comme ad hoc, il exploite la notion d’abduction et réaffirme ainsi la suprématie du modèle mental, il conçoit et applique la notion de théorie mentale qui justifie la présence a posteriori de l’expérience.
Il est vrai que ce sont les découvertes d’Albert Einstein qui ont la part belle de la reconnaissance du public mais aussi de celle de la communauté scientifique. Pourtant ce sont bien à ses innovations cognitives que nous devons ses découvertes. Il a su plus que tout autre réassembler des connaissances éparses, non directement reliées pour en faire une synthèse originale qui représente une véritable révolution intellectuelle dans le monde scientifique. Il a de plus démontré que dans la découverte, il y a aussi la manière de faire. Et dans ce domaine où intervient la notion d’élégance selon la terminologie de Gregory Chaitin, il a innové en introduisant le panache qui le caractérise désormais.