1188 - L’esprit critique de Leonardo da Vinci
N. Lygeros
Il n’est pas nécessaire d’extrapoler l’esprit critique de Leonardo da Vinci, il suffit de lire ses manuscrits pour le comprendre et pour saisir sa dimension intellectuelle. L’un des exemples les plus caractéristiques se trouve dans le manuscrit F au verso du feuillet 27. Il concerne les cinq corps réguliers. Avant de passer à la partie démonstrative de son analyse Leonardo da Vinci ne peut s’empêcher de faire un commentaire critique dont voici l’extrait traduit :
« Contre les commentateurs qui n’aiment pas les anciens inventeurs auxquels nous sommes redevables des grammaires et des sciences et attaquent les inventeurs morts. Pourquoi, par paresse, ils n’ont pas réussi à se faire eux-mêmes inventeurs et pourquoi avec tant de livres, ils s’appliquent continuellement à confondre leurs maîtres au moyen d’arguments fallacieux. »
Cette critique qui peut sembler générale, mais qui n’est pas une généralité, est nécessaire pour asseoir son argumentation et sa réfutation. Via le texte qui suit nous pouvons déduire le fait que Leonardo da Vinci connaît les cinq solides platoniciens à savoir le tétraèdre, le cube, l’octaèdre, le dodécaèdre et l’icosaèdre. Ce fait est confirmé par d’autres travaux comme celui sur la proportion divine. Cependant sa critique ne s’adresse bien sûr, pas à Platon puisqu’il le défend indirectement. Elle vise les commentateurs qui cherchent à remettre en cause l’isomorphisme platonicien. Leur remarque consiste à attribuer à la terre, le cube en raison de sa stabilité. Et c’est justement cette argumentation basée sur la stabilité que réfute Leonardo da Vinci. Car il précise que si c’est la stabilité la clef de voûte de ce nouvel isomorphisme, alors il faut effectivement comparer avec précision celle du cube et du tétraèdre. Pour contrer cette stabilité, il exploite la notion de rotation et ramène le problème au plan via la section et la face. De cette manière il met en évidence un lemme très utile à savoir : Plus un corps a de côtés, plus le mouvement est facile. Et pour cela il s’appuie sur l’idée que ce corps via cette propriété se rapproche davantage de la sphère. Alors nous voyons in vivo que l’esprit critique de Leonardo da Vinci ne tente pas d’éviter l’argumentation des commentateurs mais au contraire il s’attaque à son noyau central afin de la démonter. Il utilise la propre puissance de l’argumentation pour la mettre en défaut. Et c’est en ce sens que sa méthodologie suit le principe du rasoir d’Occam puisqu’il n’ajoute rien à la structure donnée. Sa capacité d’analyse lui permet de mettre en évidence les défauts des commentateurs et de les exploiter efficacement. Dans le présent exemple, la preuve de Leonardo da Vinci ne justifie pas l’isomorphisme platonicien mais annihile la critique basée sur la stabilité. Il faudra donc aux commentateurs non inventeurs trouver un autre point. Leonardo da Vinci démontre donc au moins deux choses : les commentateurs n’ont pas le niveau des inventeurs quant à la créativité mais pas plus quant à la critique construite. Il réduit donc leur rôle à la scholastique c’est-à-dire au néant.