1192 - De l’incrustation littéraire
N. Lygeros
Avec la mise en scène des Justes d’Albert Camus, nous avons testé la technique de l’incrustation littéraire. Il ne s’agit pas de remplacer une œuvre théâtrale mais de la compléter afin d’améliorer son interface avec le monde. En l’occurrence, cette incrustation était nécessaire en raison des contraintes théâtrales que nous avions : Les objectives, qui concernaient le nombre de personnages et les subjectives qui concernaient l’interprétation du monde russe et orthodoxe dans une pièce essentiellement et typiquement française quant à son approche intellectuelle du problème. Aussi cette technique bien que similaire à celle que décrit José Luis Borges dans ses Fictions n’est pas arbitraire sur le plan littéraire. Elle correspond structurellement et syntaxiquement à la même entité mais elle diffère quant à la sémantique. Le nouveau sens apporté à l’œuvre initiale n’est pas neutre. Il modifie la signification de l’ensemble du texte. Cependant ceci n’est pas effectué à la manière de notre pièce théâtrale Oreste et Electre qui représente une abduction synthétique des œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide basées sur la même thématique, afin de retrouver des éléments et des schémas mentaux caractéristiques de l’époque mycénienne. L’incrustation littéraire ne modifie pas syntaxiquement parlant le texte original. Il est conservé tel quel. C’est sa nature qui change en fonction de ce nouveau contexte que nous pourrions qualifier d’intérieur même si cela peut sembler quelque peu paradoxal au premier abord. L’incrustation littéraire utilise des éléments de l’œuvre initiale dans le but d’engendrer un effet caméléon mais elle ne se contente pas de cela. Car sa présence a des répercussions sur l’ensemble de l’œuvre comme si cette dernière était poreuse. Et susceptible d’être percolée. Par contre cette percolation est par nature asymétrique puisqu’elle dépend de la flèche du temps. Elle n’influence que l’œuvre à venir. Mais comme elle exploite des éléments du passé pour construire sa présence, elle est capable d’influencer a posteriori l’œuvre antérieure. Car les éléments de cette dernière peuvent être a posteriori interprétés comme des éléments ou des pré éléments de l’incrustation littéraire qui va suivre. Ainsi l’œuvre initiale prépare en quelque sorte l’incrustation. Dans ce sens, si celle-ci est réussie alors elle passera pour ainsi dire inaperçue dans l’œuvre globale. Dans une pièce théâtrale, le spectateur ne percevra aucun changement quant à la forme mais aura l’impression d’assister à une nouvelle interprétation de l’œuvre. Pour les Justes nous voulions augmenter le caractère humain de ces ombres chères à Albert Camus et leur donner une consistance plus russe afin que l’ensemble corresponde à un tableau dégagé de l’œuvre de Fiodor Dostoïevski qui a elle-même inspiré une représentation théâtrale d’Albert Camus basée sur Les Possédés.