13389 - Commentaires sur la décision stratégique de Coutau-Bégarie. (avec P. Gazzano)

P. Gazzano, N. Lygeros

Les Grecs considéraient qu’un bon général (agathos strategos) devait réunir trois qualités:
techné: le métier la pratique de base
empeiria: l’expérience de la guerre qui donne le sens tactique
epistèmè: la connaissance qui seule permet de dépasser la tactique élémentaire pour accéder au niveau supérieur: la stratégie.
La stratégie est un savoir pragmatique. Au bout du raisonnement, il faut une décision.

Le métier représente le vécu. L’expérience doit être celle de l’ennemie. La science celle de la pensée qui ne se limite pas à des schémas déjà connus de la stratégie, afin d’innover. Enfin, sans le pragmatique, le stratège que peut être dans le meilleur des cas qu’un stratégiste. Car la stratégie n’est pas seulement une interrogation intellectuelle mais une réponse effective à un problème donné.

La boucle OODA de Boyd peut nous servir de guide: Observation, Orientation, Décision, Action.

Elle se comporte comme un processus de Wiener dans un cadre cybernétique aussi elle permet la rétroaction.

Observation
L’intelligence stratégique se heurte au problème du renseignement qui se présente sous formes différentes: Manque d’informations: (Dakar 1940, plans datant de 1920, Liban 2006).

Cela s’explique aussi par l’absence d’un réseau d’information, solide, fiable et robuste.

Surabondance d’informations impossible à traiter: plusieurs centaines ou milliers de messages par jour = incapacité à trier pour identifier les signaux importants: Falkland, 82.

Cette difficulté est de plus en plus fréquente en raison de l’approche de la cryptographie généralisée qui exploite le phénomène de la masse d’information pour cacher la clef du code.

Confusion entre information et idée préconçue: présence d’une artillerie Viet-minh à Dien Bien Phu; avertissements méconnus avant le 11/09/2001; ADM irakiennes en 2003.

Cette erreur a tendance à provoquer un énorme coût car elle est difficile à corriger à cause de l’inertie intellectuelle et la remise en cause d’un schéma considéré comme optimal. (cf. Ligne Maginot.)

Perte de crédibilité des signaux répétés: pseudo-secret de Pearl Harbor, la guerre du Kippour fait suite à un harcèlement égyptien, qui entraîne des mises en alerte systématiques, coût et usure prématurée, Tsahal y renonce, rendant possible la surprise.

C’est le syndrome de la chèvre de Monsieur Seguin.

Part irréductible d’incertitude: A la guerre, l’ennemi a toujours trois solutions, il choisit en général la quatrième. (Molkte)

C’est sans aucun doute l’élément le plus perturbant sur le plan intellectuel. Nous le retrouvons dans le jeu d’échecs à travers les parties de Fischer mais aussi de Tahl.

Suppléer à l’absence de renseignements par l’intuition est très dangereux mais souvent nécessaire.

Ce point est toujours critique car il met en évidence une quatrième qualité non développée dans le code grec mais certainement importante qui représente l’art de la guerre. Ce qui engendre une difficulté intrinsèque dans le processus d’analyse mais aussi de décision vis-à-vis de l’action.

Orientation
Travail d’un état-major, ou de plusieurs travaillant en commun ou séparément. Le but est d’arrêter des options dont le nombre va progressivement se réduire par élimination des options : impossibles: problème de moyens et trop risquées politiquement et militairement.

Sans cette orientation, il est impossible de mener une opération seulement cette orientation si elle n’est pas dans le bon cadre, elle peut mener à des erreurs considérables.

Planification: problèmes bureaucratiques, arbitrages corporatistes, arbitrage entre exigences logistiques et financières.
1) Improvisation: parachutes US pour Kolwezi 1978
2) préparation courte: Falkand 82, appareillage de la flotte en quelques jours.
3) préparation longue

Ce niveau met en exergue les problèmes de la logistique qui peut facilement entraîner de problèmes de frictions mises en évidence déjà à l’époque de Clausevitz.

Contrainte supplémentaire: multinationalité = différences de langues, d’habitudes, de méthodes de travail. Risque de rapport inégalitaires Suez 1956, Afganisthan 2010.

Ici nous avons les problèmes analogues à ceux de l’interdisciplinarité lorque l’élément transversal n’est pas bien mis en place, et il est subordonné par les spécialités.

Sur-estimation des difficultés: France contre Hitler en 36, Irak 4ieme armée du monde en 1990
Sous-estimation des difficultés: US au Vietnam, Irak, Afghanistan.

Les mauvaises estimations peuvent engendrer aussi bien une inertie dangereuse qui incite l’ennemi à attaquer, qu’une action mal menée qui conduit à un échec cuisant car elle n’aurait jamais dû exister.

Décision

A l’arrivée, le stratège arbitre entre les options finalement retenues, entre les données politiques et les données militaires. Surtout le stratège doit choisir entre faire et ne pas faire.

Nous avons l’équivalent de la réduction paque de la fonction d’onde du problème initial et ceci engendre nécessairement une responsabilité unique.

Solitude du chef dans la décision finale (Eisenhower lors du déclenchement de l’opération d’Overlord). Équilibre à trouver entre la mission (qui commande d’agir) et la situation (qui commande d’évaluer les risques). Joffre après la bataille de la Marne: “Je ne sais pas qui l’a gagnée, mais je sais qui l’aurait perdue”.

Il est évident que la théorie des jeux peut aider dans l’analyse des évènements à traiter mais le problème final appartient bien strictement à la théorie de la décision. Ainsi lorsque celle-ci doit être stratégique, nous comprenons que la difficulté doit être résolue par un solveur.

Action

Dans l’action la responsabilité est partagée entre les stratèges et les exécutants. Durant la phase initiale, le chef est un observateur passif. Si l’action ne se déroule pas conformément au plan, il lui appartient d’intervenir pour adapter l’intention de manœuvre à la situation créée. Le génie de la guerre est en effet, la hardiesse de l’innovation, de la surprise et de l’improvisation. L’expérience de la guerre est évidemment une condition du succès, mais encore faut-il qu’elle donne des aptitudes, et non des habitudes. Un bon capitaine, c’est celui qui ignore la tradition, ne connait que l’occasion.

L’habitude tue la réflexion aussi la stratégie ne saurait être simplement l’activation d’un algorithme qui aurait son sens au niveau tactique. L’innovation en stratégie est tellement importante sur le plan de l’impact final, qu’il faut nécessairement mettre en jeu la surprise et l’improvisation qui ne peuvent manquer de jouer un rôle dans l’ensemble du dispositif.

La qualité dominante du stratège est donc la souplesse intellectuelle: il doit être capable de concevoir une idée de manœuvre et de donner l’ordre d’exécuter, mais aussi de la modifier ou de l’annuler dès que les circonstances l’exigent.

Sans cette plasticité intellectuelle le stratège est condamné car il évolue dans un espace conflictuel dont le nombre de dimensions, est tellement important qu’il ne peut se contenter de gérer les données connues, il doit aussi s’adapter aux inconnues et pour cela il a besoin d’une approche caméléonienne.