1431 - Pièces de musique

N. Lygeros

L’immense salon était vide mais cela ne nous dérangeait pas car nous étions unis malgré notre solitude. Nous nous contentions d’un simple recoin où nous pouvions entendre dans la nuit, la seule musique qui pouvait nous faire vivre à nouveau, nos souvenirs. Nous éprouvions dans ces instants la rareté du partage. Comme d’autres mangeaient le même pain, nous écoutions la même musique. Cela nous permettait de mieux nous comprendre à travers quelques paroles échangées. Comme si la musique en changeait le sens et le rendait plus limpide. C’était à travers ce partage que nous avions découvert les frontières de notre culture et aussi celle de l’émotion qui reste intacte malgré le temps passé. Les mêmes notes, les mêmes voix faisaient naître en nous des univers entiers. Et tout cela dans un simple recoin du salon.

C’était à cet endroit précis que se trouvait un échiquier abandonné. Ses pièces étaient usées à l’instar de soldats qui avaient livré de nombreuses batailles mais dont les victoires ou les échecs n’avaient aucune importance. Tout cela avait toujours été vain. Cependant au simple contact de la main du maître, les pièces avaient ressenti à nouveau leur puissance d’antan. Ces rencontres n’avaient plus rien des combats sanglants du passé. Le maître ne jouait pas. Il pensait à l’autre. Le disciple ne voulait pas se contenter d’exister, il désirait vivre. Il examinait les mains du maître qui parcourait les pièces tel un aveugle.

Cette musique demeurait invisible et pourtant elle nous permettait enfin de voir. Echappés du quotidien, chaque soir nous pénétrions à nouveau dans son univers et dans le passé. Ainsi nous avions pu parler plus facilement des douleurs qui marquent les hommes qui vivaient au bord du ciel et de la mer. Chaque morceau était un exemple, un extrait d’une mémoire gorgée de sable. Ils nous rappelaient le soleil au moment où tombait la nuit comme pour mieux nous faire comprendre le sens de la nostalgie.

Il se dégageait de ses yeux cloués sur l’échiquier un sentiment étrange. Il était difficile pour le disciple d’en comprendre la teneur mais il était certain d’une chose. Le maître semblait écouter les pièces jouer un morceau. Il cherchait le nom de la partie Mais le maître ne lui adressa pas la parole. Il ne lui montrait que des mouvements et ce, dans le silence le plus complet. Ils étaient seuls mais conscients d’être ensemble.