1611 - Du style de Leonardo da Vinci à la méthodologie de Ludwig Wittgenstein
N. Lygeros
En lisant le Traité de la peinture de Leonardo da Vinci, il est difficile de ne pas avoir à l’esprit la méthodologie de Ludwig Wittgenstein dans le domaine de l’enseignement. Selon ce dernier l’enseignement doit s’élaborer en présence des disciples. Ainsi ces derniers ont un accès immédiat à la création du savoir. Celui-ci n’est pas considéré comme un produit fini provenant d’un processus répétitif et bien rodé. L’enseignement est vu comme un objet rare, pour ne pas dire unique. L’idée n’est pas de procurer des connaissances forcées mais recherchées, fruits de longues séances de travail solitaire. Cependant, ceci est écrit dans un style vivant où le lecteur est invité à suivre la pensée en train de se construire. Ainsi lorsque Leonardo da Vinci écrit dans le Codex Urbinas cette note :
« Les premiers principes vrais et scientifiques de la peinture, établissant ce qu’est le corps opaque, l’ombre primitive et dérivée, ce qu’est l’éclairage c’est à dire obscurité, lumière, couleur, volume, figure, emplacement, distance , proximité, mouvement et repos ; se comprennent mentalement sans travail manuel. »
André Chastel remarque judicieusement que la phrase est mal construite puisque les notions suivantes, volume, figure, emplacement, distance, proximité, mouvement et repos appartiennent aux premiers principes de la peinture et ne sont pas des éléments de l’éclairage. Mais ceci nous éclaire encore plus sur la pensée de Leonardo da Vinci puisque nous voyons qu’il examine le problème sous le prisme de la dualité clair-obscur.
De cette manière, même si c’est un texte écrit, nous pouvons suivre son raisonnement de manière vivante comme nous le faisons en lisant les notes de cours de Ludwig Wittgenstein, par exemple dans son Cahier bleu . Cette approche vivante de la science et de la connaissance, est aussi plus compatible avec le point de vue de Imre Lakatos et même avec des éléments de Paul Feyerabend. Car ici, nous sommes loin de tout dogmatisme et la pédanterie n’est pas de mise. Nous voyons le maître lutter avec des éléments nouveaux qu’il ne maîtrise pas encore complètement. Or justement sa façon d’aborder une nouvelle problématique est plus enrichissante que sa simple résolution.
Grâce au style de Leonardo da Vinci nous pouvons comprendre plus efficacement ses heuristiques complexes. A l’encontre d’un esprit analogue à celui de Nicolas Bourbaki, ses démonstrations ne sont pas expurgées des éléments qui ont servi à son élaboration. Nous retrouvons ainsi l’expérience que nous avons vécue au cours des fouilles archéologiques que nous avions effectuées sous la direction d’Armand Desbat au Théâtre gallo-romain de Fourvière. Nous avions alors l’occasion d’examiner les vestiges du chantier qui avait servi à la construction du Théâtre et cela nous éclairait bien plus efficacement sur les moyens mis en œuvre au cours de la construction et ses préparations, que la simple contemplation du Théâtre antique.
Il est si rare de pouvoir être témoin de la création de la pensée d’un maître que lorsque cela se présente nous devons nous efforcer de vivre pleinement notre rôle de disciple.