1673 - Le signet écarlate

N. Lygeros

Certaines pages de l’Histoire tombent dans l’oubli. D’autres, bien qu’ayant été tournées demeurent à jamais dans la mémoire des hommes. Comme si le passage du temps ne pouvait les effacer. Comme si les hommes de cette époque avaient placé un garde page dans le livre du temps. Tout cela n’aurait pu être qu’une simple métaphore. Pourtant, en découvrant le signet écarlate, il fut saisi d’effroi. Il sut immédiatement qu’il était sur le point de lire l’une des pages les plus sombres de l’Histoire. Sa grande expérience ne lui fut d’aucun secours. Il avait été frappé par l’imprévisible. Désormais, c’était un fait. Il lui fallait donc tout reprendre depuis le début. Il ne s’était pas trouvé par hasard dans ce quartier de Lyon. Le penser aurait été une insulte à son érudition. Seulement comment aurait-il pu prévoir cette série d’implications, chacune d’une implacable logique, à partir de cet évènement isolé. La vie n’était-elle pas en grande partie une accumulation de détails sans la moindre importance ? Alors comment faire pour réaliser l’importance d’un geste ? Un seul geste avait suffi pour déclencher ce qu’il ne pouvait pas encore nommer. Il avait décidé d’étudier le plus précisément possible les traboules. Certes l’inventaire existait mais cela ne lui suffisait pas. Il considérait celles-ci comme des passages dans l’œuvre du temps, des clefs d’une architecture invisible car elles évoluaient dans une autre dimension. Le confinement des traboules resserrait les cordes du temps. Tel était le nœud de la question. Il s’était muni d’une carte pour parcourir ces chemins de la résistance. Seulement ce jour-là, le froid était si vif qu’il dut bientôt mettre fin à son entreprise. Aussi il chercha un endroit pour se restaurer. Sans prendre garde à son chemin, il échafaudait des plans d’étude pour son livre. Ainsi, sans vraiment le réaliser, il se retrouva dans une rue piétonne qui portait le même nom depuis des siècles. La rue Mercière s’enfonçait paisiblement dans l’heure du repas à l’abri d’un froid bien trop rude pour la saison. Malgré les effluves gastronomiques, il contemplait la qualité du pavé et la patine du temps lorsqu’il fut attiré par un détail. A l’entrée d’un passage d’antan, il remarqua un bras tendu tenant à la main une doloire d’or. Il connaissant ce symbole. Il rechercha dans sa mémoire l’endroit où il avait vu pour la première fois cette marque. Et il se souvint de l’étrange devise : Scabra et impolita adamussim dolo atque perpolio . C’était au-dessus d’elle qu’il avait vu cette doloire tenue par une main sortant d’un nuage, avec en dessous un tronc d’arbre vert : la marque de Dolet. Dans ce passage de l’Histoire se trouvait un signet écarlate. Il avait été laissé par ses amis. Ils étaient d’une autre époque mais le même esprit les animait. Aussi il s’enfonça dans le temps à la recherche de cet esprit amical. Il examina avec soin chacune des portes de ce passage. Elles étaient toutes closes. Seul le signet avait parlé, les pages qui le serraient étaient muettes comme des tombes. Il revint sur ses pas, décidé à entreprendre l’impossible pour rouvrir le livre de l’Histoire. Il marchait dans la rue mais son esprit était ailleurs.