182 - Episode 3 : Le rêve de Clytemnestre et la résistance d’Electre
N. Lygeros
Electre à genoux au centre de la scène devant la tombe d’Agamemnon. Chrysothémis descend lentement les marches du théâtre, avec des offrandes à la main. Puis die entre sur scène, pose les offrandes à terre et s’approche d’Electre.
Chrysothémis
De nouveau seule ? Et encore dans cette tombe ?
Electre, se levant brusquement.
Toujours ! Cette tombe est mon seul refuge dans ce monde.
Chrysothémis
Et pourtant je suis de nouveau avec toi.
Electre
Désormais, je suis loin de tous !
Chrysothémis
Pourquoi dis-tu cela ? Moi, je t’ai toujours aimée.
Electre
Cependant tu n’aimes pas le noir !
Chrysothémis
Mais qui donc peut bien aimer le noir ? Toi ?
Electre
Tous ceux qui ont perdu la couleur de la vie et qui n’ont plus que le noir comme vue.
Chrysothémis
II est impossible de vivre toujours dans cette nuit.
Electre
Tu es aveugle ! La vie ne vaut que si tu y recherches l’impossible. Aucun autre but n’a
d’importance. Et dans mon esprit : rien d’autre que l’utopie*.
Chrysothémis
Néanmoins la vie et le monde ont des limites.
Electre, sur un ton ferme.
Le malheur a-t-il des limites ? Mon monde à moi, c’est le malheur. Et c’est dans le malheur que l’on comprend ce qui a vraiment de l’importance.
Chrysothémis
Tu as perdu ton identité dans un rêve.
Electre
Un rêve, que l’on nomme cauchemar.
Chrysothémis
Ce dernier finirait si tu le voulais bien.
Electre
Je ne le désire pas pourtant. Ce cauchemar n’a qu’une seule fin: la mort, la mienne ou celle des traîtres.
Chrysothémis, effrayée.
Encore ! Tu veux, donc qu’ils te tuent ?
Electre, sur un ton décidé.
Je le sais. Chacune de mes pensées amène un bouleversement et chacun de mes actes est inconvenant.
Chrysothémis
Tu dépasses toutes les bornes. Tu as brisé tons les murs de la loi.
Electre
La justice ira pas besoin de murs, seulement de liberté.
Chrysothémis
Cette liberté te coûtera peut-être très cher.
Electre
Je n’ai pas besoin d’oboles, pas même pour Charon. Je suis déjà morte et je n’ai plus rien à perdre.
Chrysothémis, tendrement.
Pense à moi… Je ne veux pas te perdre… Patience…
Electre, pensive.
Il faut de la patience, je le sais, mais où la trouver ? Un temps. Puis en changeant de ton. L’attente, c’est le début du désespoir car elle ne permet pas d’agir.
Chrysothémis
L’action, l’action ! Tu n’as que ce mot en tête !
Electre
Dans un état fondé sur le monopole de la violence, seule l’action mène à la libération.
Chrysothémis
Cette action, même si elle est victorieuse à la fin, mène d’abord à des représailles. Ils s’en prendront au peuple…
Electre
Ne vois-tu pas que notre peuple est en train de mourir ? La malédiction s’étend comme une maladie contagieuse. Elle s’en est pris à la tête et quand celle-ci succombera, le corps sera réduit en poussière.
Chrysothémis
S’ils t’entendaient parler ainsi, ils nous égorgeraient toutes les deux sur le champ. Sais-tu pourquoi je suis ici ?
Electre
Tu viens voir la tombe de notre pauvre père et tu me demandes la cause de ta venue ? Le remords ?
Chrysothémis
Tu es subversive avec eux et ironique avec moi.
Electre
Tout comme la justice ma sœur ! Tout comme la justice…
Chrysothémis
Qu’importe ! Sais-tu qui m’envoie déposer ces offrandes ? Silence. Notre mère elle-même !
Electre
Que cache encore ce geste ? Quelle autre infamie prépare-t-elle ?
Chrysothémis
Elle a eu peur cette nuit.
Electre
Aucune nuit ne sera jamais assez noire pour elle. Son âme dépasse toutes les noirceurs.
Chrysothémis
Sachant ce qu’elle a commis, comment elle a agi et ce qu’elle prévoit, comment pourrais-je t’en vouloir. Silence. Cette nuit un songe l’a terrorisée.
Electre
Ses songes n’égaleront jamais en horreur la vie que je mène.
Chrysothémis
Un homme qui se trouvait près d’elle au moment où elle s’est confiée à Hélios…
Electre, la coupant.
Est-ce donc si terrible pour que tu tardes tant à m’en faire le récit ?
Chrysothémis
Notre père, le roi des rois, lui est apparu, aussi vivant que nous, dans son armure, terrible, terrifiant, formidable. Avait-il enchaîné Hadès, capturé Charon, nul ne le sait. Il était revenu, lumineux de vie.
Electre
Si seulement ce rêve pouvait, se réaliser. Un temps. Mais notre pauvre père est bien mort.
Chrysothémis
Dans son rêve, il tenait dans sa puissante main le sceptre qui avait su diriger les plus grands polémarques de la Grèce et qu’à présent détient ce scélérat d’Egisthe. Il le leva et le planta avec force près du foyer. Un rameau en jaillit et se mit à bourgeonner avec une telle
vigueur et célérité que bientôt il couvrit de son ombre épaisse le palais, la ville et le pays de Mycènes.
Electre
Cela me semble un bon présage. Le destin, si sournois parfois, nous sourirait-il enfin ?
Chrysothémis
Ce rêve est la raison ultime de ma présence sur la, tombe de notre père.
Electre
Ce rêve est un espoir dans notre lutte. Tu vois tout n’est pas perdu !
Chrysothémis
Je t’en supplie prends garde, le combat dans lequel tu t’engages est incertain.
Electre
Nous vivons dans l’incertain. La certitude est l’apanage du passé et tu sais combien le nôtre est lourd. Nous le portons toute notre vie durant et chacun de nos pas s’enfonce de plus en plus profondément dans la terre. Pour finir, nous devenons terre du passé.
Silence.
Chrysothémis
Alors que comptes-tu faire ? Que devons-nous faire ?
Electre
Tout d’abord tu iras disperser le plus loin possible de ce lieu sacré les infâmes offrandes de notre mère.
Chrysothémis
Jamais je ne le pourrai. S’ils venaient à me surprendre, je serai condamnée à mourir d’épuisement et de faim dans une grotte scellée.
Electre
Aurais-tu peur de cette mort ? Si c’est le cas tu te trompes amèrement Chrysothémis. Cette mort n’est rien devant celle que vit le lâche qui collabore avec les traîtres.
Chrysothémis, honteuse.
Ne me traite pas ainsi. Je ne suis pas lâche. Je n’ai pas ton courage voilà tout !
Electre
Le courage n’est pas un don, c’est la nécessité qui l’engendre. Et tu vis la même nécessité que moi.
Chrysothémis
Je ferai ce que tu me diras. Moi-même je ne puis accepter de donner ces offrandes à notre père, j’aurais l’impression de participer à sa seconde mort.
Electre
Tu as raison, ces offrandes empoisonneraient son âme. Comment pourrions-nous laisser faire cela ? Nous n’avons pas pu arrêter de par notre âge et notre ignorance, la double hache qui après l’avoir tué, lui a tranché l’extrémité de ses membres afin que son âme ne puisse se venger. Mais à présent, nous connaissons la cause de son geste et nous serions complices de son nouveau crime. Un temps.
Rentre au palais en disant que tu as accompli ta mission. Puis quand Hélios sera parti de l’autre côté du monde, reviens ici, avec cette fois des offrandes sans souillures car tout autres ne seraient qu’impiété.
Chrysothémis
Je le ferai, Electre. Je t’en fais le serment.
Electre
Tu couperas aussi une boucle de ta belle chevelure et tu offriras de ma part cette modeste mèche de cheveux sans parfum et cette ceinture sans ornement. Hélas ! C’est bien peu, je le sais, mais ce sont là mes seules richesses.
Là, sur la tombe de notre père tu te prosterneras et tu le prieras de nous venir en aide contre nos ignobles ennemis. Demande-lui aussi, de protéger Oreste jusqu’à son retour dans la mère patrie afin qu’il puisse écraser sous son pied et chasser de ce lieu cette atroce infamie. Et tu lui feras la promesse que toute notre vie durant, nous ferons des libations en son honneur et couronnerons sa tombe sacrée de présents autrement plus précieux que ceux-ci.
Chrysothémis
Je ne manquerai à aucun de mes devoirs. Je suis persuadée de la justesse de notre cause et de la nécessité de notre action. Aussi dès qu’Hélios le permettra, je reviendrai sur la tombe de notre père. Un temps.
En attendant, Electre, prudence dans tes paroles et silence sur ma tentative. Car si notre mère venait à apprendre cette audace, je crois qu’elle me ferait subir de cruelles tortures.
Chrysothémis sort de la scène et remonte l’escalier du théâtre. La lumière fait peu à peu place à l’obscurité. Noir.