1997 - Lettres de fer
N. Lygeros
Pour écrire l’histoire du pays des pierres, les hommes forgèrent les lettres de fer. Quel autre métal aurait-il pu supporter le passage du temps ? Un autre peuple aurait sans doute choisi l’or mais celui-ci n’aurait suffi au peuple de la montagne car son histoire dépasse l’envergure de sa terre. Et puis, il avait attendu des siècles avant de pouvoir écrire son histoire. Il lui fallait donc donner aux lettres de fer tout leur éclat, en leur faisant porter le poids de la légende. Aucune lettre ne plia. Elles n’avaient pas été conçues pour cela. Elles restèrent droites comme les hommes de cette terre. Jusqu’à ce que survienne l’indicible, l’indescriptible, l’inavouable. Le passé disparaissait devant les yeux des hommes. Quant au futur personne ne pouvait plus y croire. Ce fut le temps du néant. Les hommes mouraient avant de vivre car ils étaient humains. Les hommes vivaient dans la mort car ils avaient été crucifiés. Cependant la mémoire du peuple de la terre n’abandonnait pas. Elle résistait grâce aux lettres de fer. Les courbures douces supportaient les affres les plus humbles. Les hommes ne pouvaient plus les protéger aussi elles protégeaient leur histoire. Seulement celle-ci ne s’écrivait plus. Car personne ne pouvait raconter l’horreur. Les hommes se transformèrent en survivants pour écrire à nouveau l’histoire. Désormais les lettres de fer condamnaient les bourreaux. Elles n’avaient rien oublié. Fichées dans l’oubli, elles continuaient leur travail de sape. Elles combattaient l’oubli en luttant contre le génocide de la mémoire. Elles ne cessaient de raconter l’histoire du peuple de la montagne. Seulement elles attendaient aussi la relève, les prochains hommes : ceux qui étaient conscients de la valeur des lettres, ceux qui prendraient la peine de l’enseigner à leurs enfants, ceux qui écriraient l’avenir de leur peuple sans oublier le rôle de l’humanité. Car c’était elle qui transporterait les lettres de fer à travers les siècles. C’était elle qui avait été la victime de la barbarie. Les lettres de fer étaient coupables d’exister. Comme si elles avaient été conçues pour cela : lutter contre la barbarie, vivre pour mourir pour les autres et écrire la légende de siècles. Car les lettres de fer étaient les hommes de cette terre. Chacune représentait les guerriers de la paix qui répondaient à un seul souvenir, celui du dragon.