Au bord du ciel et de la mer, Ulysse gît à terre. Son corps baigne dans une lumière bleue et une solitude extrême : l’être battu par le néant. Long silence. Puis, avec l’aube vient Calypso. L’onde faite femme s’approche d’Ulysse à pas lents. Elle ne marche pas, elle ondule. Ensuite, elle s’agenouille auprès de lui, le retourne et place délicatement sa tête sur ses genoux. Silence. À présent, le soleil de l’intelligence illumine toute la scène. Alors seulement, nous apercevons l’île d’Ogygie où des bois de peupliers noirs, d’aulnes ivres et de cyprès montrant le ciel dans lequel vivent des faucons pèlerins et des oiseaux de mer exilés, abritent la grande caverne de Calypso. Une vigne sauvage qui est aux ceps de la mer, en protège le seuil de ses grains de beauté.
Calypso
Océanos et Thétis, mon père et ma mère, mes dieux, vous aviez donc raison. Ulysse, le plus intelligent des Grecs est enfin là, sur ma terre, sur l’île d’Ogygie, sa tête posée sur mes genoux, fragile comme un enfant. Un temps. Combien les temps furent longs, combien les printemps furent précieux. Un temps. Tous ces instants sans lui ne sont que des lambeaux de vie arrachés à ma destinée. Silence. Je n’ai cessé de scruter l’horizon, pour voir un jour apparaître sur la mer, le phare de ma vie : cette poignée de lumière surgie des eaux. Conscient de sa faiblesse de mortel, sa science est devenue sa puissance. Il est unique et nul autre n’a pu naviguer sur les flots tumultueux sans sombrer dans l’immensité de l’océan dont la démesure n’a d’égale que sa solitude. Un temps. Elle lui caresse le front. Sur son front, je lis le récit des tempêtes et des exploits de Personne. Cet homme est un dieu tombé à terre. Elle lui prend les mains. Sans ses ailes de géant, la terre déchire ses mains d’enfant. Un temps. Elle les baise et les pose sur ses joues. Elles ont été créées pour caresser les âmes.
Voix d’Océanos
Pour cet être de lumière, la réalité est une matière à penser, la vie un matériau de création. Pour Ulysse, la chose la plus incompréhensible du monde est que le monde soit compréhensible. Ce résolveur d’énigmes, ce briseur de paradoxes est un oxymore humain : libre penseur enchaîné à la réalité, omnisciente et nilpotente à la fois, sa pensée infinie est confinée dans un corps fini. C’est le contenu sans contenant et le futur du passé.
Calypso
Et pourtant, père, je ne vois dans ce génie qu’un homme blessé, doté d’une sensibilité inhumaine !
Ulysse, dans un soubresaut.
Achille est mort !
Calypso, sereine.
Sans la mort d’Achille, Ulysse, je ne tiendrais pas ta vie dans mes bras. En se penchant sur lui. Repose-toi sur moi, mon bien-aimé, le monde est un lourd fardeau pour tes épaules : le poids de l’éternité écrase même les surhommes. Un temps. Mais tu n’es pas que cela ! À travers la virilité de l’homme, je discerne la bonté de l’humain et la tendresse de l’amant. Un temps. Ta seule présence m’a prouvé en un instant combien mon passé fut une absence. Silence. Comment l’existence d’un mortel peut-elle transformer la vie d’une déesse ?
Ulysse, qui n’a entendu que la dernière réplique.
Par son caractère irréversible !
Calypso, surprise.
Tu es donc éveillé ? Depuis combien de temps ?
Ulysse
Je viens d’entendre ta question… Serais-tu une déesse ?
Calypso
Je suis Calypso !
Ulysse
Ainsi la déesse cachée se dévoile devant un mortel…
Calypso
Es-tu toujours aussi arrogant lorsque tu es éveillé ?
Ulysse
L’éveil peut sembler une arrogance alors qu’il n’exprime qu’une quête.
Calypso
La quête de la vérité ne donne pas tous les droits.
Ulysse
J’en suis conscient, aussi je ne conserverai que celui de mourir !
Calypso
Serait-ce un outrage aux dieux ?
Ulysse
Seulement une caractérisation de ma condition de mortel.
Calypso
Est-ce cela la cause de ta fierté ?
Ulysse
Nous ne pouvons être fiers que de notre paraître. Devant une déesse, je ne saurais qu’être.
Calypso
Sais-tu que je lis dans tes pensées ?
Ulysse
Pour ma part, je dois me contenter de comprendre celles des autres.
Calypso
Tu es semblable aux autres : un homme mortel, rien de plus.
Ulysse
Puisque tu lis dans mes pensées, tu dois aussi savoir qu’il n’y a rien de mieux.
Calypso
Comment peux-tu dire cela ? Oublies-tu que tu t’adresses à une déesse ?
Ulysse
Comment le pourrais-je ? Puisque tu ne cesses de me le rappeler !
Un temps. Je ne cherche pas à être différent, c’est un fait.
Calypso
Ton inconscience te perdra !
Ulysse
C’est impossible, je ne suis qu’une conscience !
Calypso, pensive.
Je te préférais inconscient…
Silence. Ta pensée brûle les étapes, enflamme les mots…
Ulysse
La pensée humaine cherche à comprendre l’univers alors que la pensée divine sait et ne veut plus savoir. L’unique intérêt de votre existence provient de la singularité des mortels. Sans eux, les dieux ne seraient qu’ennui !
Calypso
Thétis avait raison, tu as su garder en toi la fougue d’Achille !
Ulysse, en s’effondrant.
Achille !
Calypso, tout près de lui.
Qu’as-tu mon amour ?
Ulysse, trop absorbé pour entendre.
Il est en moi… J’ai pu supporter toutes ses peines…
Calypso
Je le sais, Ulysse. Et je vois la fusion mentale que tu as accomplie…
Ulysse
Néanmoins, jamais je n’accepterai l’injustice de sa mort ! Silence. Comment Apollon, le dieu du soleil, a-t-il pu aider ce lâche de Paris ! Un temps. Ce dernier ne fut qu’une flèche adroite. Alors que Loxias en frappant son talon a brisé la lumière…
Calypso
Apollon connaît lui aussi le monde de la mort. Il le traverse chaque nuit. Un temps. Il éclaire la vie mais rêve de mort.
Ulysse
Mais pourquoi Achille ? Silence. Ne sais-tu pas que c’est moi, Ulysse, et ma ruse qui avons découvert la cachette de Thétis. Sans moi, Achille serait toujours vivant.
Calypso
Il a choisi entre la gloire et la vie.
Ulysse
Ne dis pas cela ! Un temps. Car c’est mon intelligence qui lui a permis de faire ce choix. Je suis responsable de sa mort.
Calypso, tendre.
Ulysse, tu n’es qu’un homme… Et même si tu es un génie, comment pourrais-tu t’en vouloir, puisqu’ Athéna, elle-même, n’a rien pu faire !
Ulysse
Prométhée aurait pu s’il n’avait pas été enchaîné. Silence. Calypso, laisse-moi mourir…
Calypso
Jamais ! Tu entends ? Ulysse s’effondre. Ulysse, mon âme, reste avec moi, je te protégerai… Plus jamais tu ne seras seul ! Silence. Tu as beau être un surhomme, tu as une sensibilité sans bornes. Mais je ne veux plus que tu souffres… Je prendrai soin de ton esprit. Le sort de Prométhée est trop dur ! Silence. Je te cacherai et tu vivras en moi. Je te ferai boire à la source de l’immortalité.
Ulysse
La vie est un cadeau !
Calypso
Ulysse, tu es…
Un temps. Ta pensée dépasse tes sentiments !
Ulysse
Je suis un amalgame de pensées…
Calypso
Qui ne serait rien sans les sentiments !
Ulysse, en touchant le sable.
En posant ma paume sur le sable de la dune, je ressens la chaleur de la tendresse et mes doigts qui s’enfoncent dans la blondeur du sable, découvrent lentement l’écume de la mer.
Calypso
Tu manies le verbe tel un amant…
Ulysse
Je pense à toi !
Calypso
Surtout n’arrête pas ! Ils s’enlacent. Silence. En aparté. Zeus, laisse-le vivre, je t’en supplie. Je serai une caresse pour lui.
Ulysse
Que dis-tu, Calypso ?
Calypso
Ton esprit ne peut entendre le bonheur…
Ulysse
Je ne sais donner du bonheur qu’en soulageant les hommes du malheur.
Calypso
Je ne te demande que de partager le présent. Un temps. Je suis sans passé. Et sans toi, je serai sans avenir.
Ulysse
Je suis là, Calypso, tout près de toi.
Calypso, en aparté.
Ah ! Zeus ! Combien je donnerais pour ces instants ! Un temps. Ce n’est que le début et j’ai déjà peur de la fin.
Ulysse
Pourquoi parler, si je ne peux t’entendre ?
Calypso
Car nous pouvons tout dire, non tout entendre.
Ulysse
Mais je veux tout comprendre, tout connaître !
Calypso
Tu es humain, Ulysse, trop humain !
Ulysse
Les dieux savent et ne peuvent oublier. Les hommes sont mortels et ils ne vivent que de souvenirs et de désirs. La mémoire est l’humanité de notre pensée.
Noir.
Ulysse
Sur ce lieu arrosé de quatre rivières aux eaux limpides, j’ai commencé à écrire l’histoire. La rencontre de l’éphémère avec l’éternité, Un temps. au bord du ciel et de la mer. Silence. J’ai perdu mon royaume, mon navire et tous mes compagnons de fortune. Je n’ai su garder que mes souvenirs et mes désirs, mais aussi mes regrets et mes remords. Un temps. Je ne voulais pas de cette guerre, ni de cette gloire. Je ne désire que la vie. Cependant j’ai été créé pour aider. Alors toute ma pensée a cherché, par la création, la fin de la mort. C’est ainsi qu’après la mort d’Achille, je suis devenu pour les Troyens le plus redoutable des Grecs. Et depuis, les hommes craignent les cadeaux des Grecs ! Un temps. Alors que les Grecs sont un don. Si les dieux nous ont créés, c’est pour nous sacrifier sur l’autel solaire. Silence. Chacun de nous est un fragment de lumière frappé d’ostracisme. Nous avons obtenu le droit de vivre en dehors de notre patrie : la terre des dieux. Notre unique royaume est celui de l’exil ! Un temps. Je t’en supplie. Soleil, n’oublie pas mon pays.
Voix d’Hélios
Tu es bien singulier étranger ! Tu es un descendant du voleur de feu et tu oses m’implorer ! Qui t’a permis cette audace ? Ni ton génie, ni l’amour de Calypso ne pourront te protéger ! Silence. Tu as volé les splendeurs de Lampétia, ma propre fille et ôté la vue de Polyphème, le fils de Poséidon, et tu voudrais que je te prenne en pitié ? À Troie, tu as déjoué le sort avec ton bouclier et il a frappé Protésilas. Mais cette fois, dès que tu mettras les voiles pour quitter l’île d’Ogygie, nul ne pourra te sauver. Ton futur, Ulysse, sera un naufrage !
Obscurité.
Ulysse à genoux, semble abattu. Silence. Lumière sur les épaules. Calypso apparaît radieuse, une onde lumineuse. Elle s’approche de lui et en se plaçant derrière lui, elle l’embrasse.
Calypso
Tu n’es pas seul Ulysse, mon amour sera toujours à tes côtés.
Ulysse
J’aime le parfum de tes baisers et tes yeux me rappellent la couleur de mon pays.
Calypso
Ton regard, Ulysse, a sa profondeur. Un temps. Et ton âme, sa lumière !
Ulysse
Je voudrais être en toi pour voir ta réalité et t’aimer de tout mon être.
Calypso
Il te faudrait l’éternité…
Ulysse
Je ne dispose que d’un jour !
Calypso
Si tu restes avec moi, je t’offrirai l’immortalité et l’éternelle jeunesse.
Ulysse
L’écume de tes yeux est une eau de jouvence.
Calypso
Combien j’aime ton sourire ! Un temps. À travers cette faille de la pensée, je vois la sensualité de ton âme.
Ulysse
Tu es l’élément liquide de ma pensée.
Calypso
Ulysse, je ne suis qu’une déesse !
Ulysse
Tu es une source de perfection… Et pourtant…
Calypso
Et pourtant ?
Ulysse
Si je t’aime, ce n’est pas parce que tu es une déesse. Tu es plus que cela…
Calypso
Et quoi donc ?
Ulysse
Tu es aussi humaine.
Calypso
Humaine ?
Ulysse
Oui, mon amour. Humaine ! Tu souffres comme nous malgré ton immortalité…
Calypso
C’est vrai que je souffre de ton absence.
Ulysse
Mais je suis là !
Calypso
C’est la vérité. Mais ton existence n’est qu’un instant devant l’éternité ! Un temps. Et si je souffre tant c’est que notre amour ne peut être qu’éphémère.
Ulysse
Il n’en sera que plus beau !
Calypso
Comment peux-tu dire cela ?
Ulysse
C’est ton amour pour moi qui te rend si humaine.
Calypso
Ce n’est pourtant pas mon désir… Silence. Je voudrais que tu deviennes un dieu !
Ulysse
Ne comprends-tu pas que la puissance de la beauté, c’est justement l’éphémère ?
Calypso
Même si je vois tes idées je ne peux saisir ta pensée.
Ulysse
Si tu voulais me rendre dieu, ton pouvoir y suffirait, mais si je voulais te rendre humaine, je ne le pourrais ! C’est notre amour qui te transforme. Silence. Ma douce Calypso, l’amour, le vrai, est capable de tout !
Calypso
Jamais les dieux de l’Olympe n’accepteront cela ! Et ils se déchaîneront contre notre amour…
Ulysse
Quelle que soient leur puissance et leur colère, jamais ils n’effaceront l’histoire que nous écrivons et ainsi nous vivrons mortels dans la mémoire des hommes.
Calypso
Notre humanité !
Obscurité.
Calypso est seule sur scène, dans la pénombre, elle songe à l’utopie. Silence. Apparition du chœur des Océanides. Les femmes bleues envahissent tous l’espace qui se charge alors d’une lumière bleutée. C’est la danse de l’eau. Calypso, surprise par ce ballet aquatique, demeure silencieuse. Les femmes du chœur s’approchent de plus en plus près d’elle sans pour autant la toucher. Elle semble désemparée mais résiste mentalement aux assauts jusqu’à ce que tout à coup…
La Coryphée
Tu es en danger Calypso ! Un temps. Ulysse est redoutable. Un temps. Son amour est un don du feu ! Tu dois refuser le cadeau grec ! Silence. C’est la tentation faite homme ! Silence. Attaché au mât de la pensée, il a su entendre le chant des sirènes sans sombrer car il connaît la souffrance… Son génie te détournera de la mission des dieux…
Calypso
Pourquoi tant de haine ? Un temps. Cet homme vous fait donc si peur ? Mais que craignez vous donc ? Son génie ou son humanité ? Le pygmalion ou le caméléon ?
La Coryphée, la coupant.
L’un et l’autre sont une audace que les dieux ne peuvent accepter ! Un temps. Les hommes n’ont vu que de la ruse dans ses créations et de la peine dans ses affres. Alors que nous, nous savons que ce surhomme ne respecte ni les dieux et ni leur supériorité.
Calypso
Mais quel serait notre rôle sans l’existence du genre humain ?
La Coryphée
Comment oses-tu, misérable ? Il t’aurait donc déjà corrompue.
Calypso
Son amour me transforme, c’est vrai, et change ma vision du monde. Cependant la réalité est toujours la même. Un temps. Nous sommes trop durs envers les hommes… Nous les laissons vivre dans l’obscurité et chaque fois que l’un d’eux découvre le feu de Prométhée, nous l’écrasons sous le poids du sort. Ils ne désirent que vivre ! Extrême. J’ai offert à Ulysse de lui donner la jeunesse éternelle mais il ne veut que la vie et non pas l’immortalité des héros.
La Coryphée
Ainsi, tu l’avoues !
Calypso
Quoi donc ?
La Coryphée
Son rêve de devenir dieu !
Calypso, désemparée.
C’est moi ! Il a refusé la perfection, il ne veut abandonner les hommes à leur sort sans le partager.
La Coryphée
Il sera donc condamné !
À cet instant, les femmes bleues du chœur reprennent de plus belle leur folle danse de l’eau. Le chœur disparaît et Calypso se retrouve de nouveau seule.
Calypso
Il me tarde de te parler mon amour. Un temps. Chaque instant de séparation est une perte à jamais ; un morceau de vie arraché à notre amour. Et les étoiles tombent comme la pluie. Silence. Parle-moi Ulysse. Un temps. Tes lèvres ont le goût du raisin et je m’enivre de toi ! Pensive. Ma vie sans toi est un éternel hiver et tu es mon unique été… Donne-moi le feu de la volupté et brise la glace éternelle. Un temps. Je voudrais que tes flammes lèchent mon corps tout entier afin que je puisse affronter mes sœurs et les dieux qui te veulent tant de mal. Elle s’allonge sur le sol langoureusement. Silence. Lumière éclatante, apparition d’Ulysse.
Ulysse, en voyant Calypso couchée.
Calypso, mon amour ! Il se penche sur elle et l’embrasse sur la tempe droite. Es-tu blessée mon âme ? Silence. Elles sont donc revenues ces harpies de la mer… Les sirènes n’étaient qu’un chant face à cette torture. Que puis-je faire pour te protéger, ma déesse ? Il se redresse et regarde le ciel. Dieu, pourquoi la faire souffrir ainsi ? Silence. Ma vie n’est qu’une succession d’épreuves, un périple sans fin. Pourtant je ne m’en plains pas car tout cela est inhérent à mon désir de créer et de découvrir. Mais Calypso, de quoi est-elle accusée ?
Voix de Gé
Elle est coupable de t’aimer !
Ulysse
Est-ce un crime que d’aimer ?
Voix de Gé
Oui, si c’est un mortel !
Ulysse
Quel dieu n’a point aimé de mortel ?
Voix de Gé
Elle t’aime trop ! Voilà son forfait !
Ulysse
Son forfait ?
Voix de Gé
À présent que tu lui as fait connaître l’amour du feu, elle est capable de tout !
Ulysse
Ah ! Vous lui en voulez de devenir humaine !
Voix de Gé
Pour toi, elle a bravé le plus grave des interdits divins.
Ulysse
C’est donc moi le responsable, alors laissez-la en paix. Silence. Décidez et j’obéirai ! Silence. À cet instant, Calypso se lève comme l’aube et enlace tendrement la cuisse d’Ulysse.
Calypso
Tu es enfin là, mon cyprès de la mémoire !
Ulysse
Tu aimes la mémoire à présent…
Calypso
Oui ! Et chaque parcelle de temps que nous partageons. Car j’ai conscience maintenant de la lutte de l’intelligence face au passage du temps et du devoir de remplir sa vie de mémoire, cette quête de l’essentiel.
Ulysse
Alors pourquoi es-tu triste, Calypso ?
Calypso
Car j’ai peur de te perdre… Tout va trop vite ! Silence. Je voudrais te donner une fille !
Ulysse
Mon amour !
Calypso
Nous la nommerons Alexandra, la protectrice des hommes.
Ulysse
Tu es le cadeau de ma vie !
Calypso
Ulysse, je voudrais vieillir auprès de toi et voir grandir nos enfants de feu. Silence. Je veux boire ta lumière !
Obscurité.
Ulysse est seul dans la pénombre. Seulement en s’habituant, il discerne au loin une silhouette connue et tend un bras vers elle, c’est le fantôme d’Achille.
Ulysse
C’est toi, Achille ?
Fantôme d’Achille
Oui, Ulysse, je suis près de toi mon ami.
Ulysse
Quelle est la cause extraordinaire de ta venue ? Un temps. Le verdict des dieux est tombé.
Fantôme d’Achille
Oui, Ulysse, et je me devais d’être là.
Ulysse
Je comprends ! Silence. Quelle est donc leur décision ?
Fantôme d’Achille, sur un ton grave.
L’abandon ! Silence. Courage, Ulysse !
Ulysse
Ils veulent que j’abandonne Calypso ? Un temps. Est-ce la seule condition pour qu’ils la laissent en paix ?
Fantôme d’Achille, sur un ton grave.
L’unique !
Ulysse
J’aurais préféré mourir…
Fantôme d’Achille
Ce n’est pas leur désir… Je suis désolé…
Ulysse
Ils veulent briser notre amour ! Dans un cri. Mais c’est impossible ! Elle m’a déjà offert une part d’immortalité : son âme !
Fantôme d’Achille
Ils le savent, mais cela ne les inquiète pas.
Ulysse
Les misérables ! C’est de sa mémoire qu’ils ont peur, cette part d’humanité en elle !
Fantôme d’Achille
Précisément…
Ulysse
Les imbéciles !
Fantôme d’Achille
Prends garde, Ulysse.
Ulysse
Je ne les crains pas, Achille. En brisant notre amour, ils ne peuvent me faire de plus grande peine. Silence. Ils ne voient pas que notre rencontre est une rupture ! Ta rencontre avec Penthésilée fut un instant et pourtant, il a bouleversé ta vie.
Fantôme d’Achille, ému.
C’est vrai, Ulysse.
Ulysse
Il en est de même avec Calypso. Éphémère devant l’éternité, je ne représente qu’un instant dans sa vie. Extrême. Mais il est trop tard ! Elle vit en moi et je vis en elle ! Plus rien ne sera comme avant ! Silence. Achille, elle est ma femme ! Il s’effondre.
Obscurité. Ulysse est de nouveau seul sur scène, couché sur le sol, inerte. Calypso apparaît…
Calypso
Dieux, éteignez les astres, je ne veux pas qu’il voit mes larmes ! Un temps. Elle s’approche d’Ulysse. J’ai tenté d’oublier, mais en vain : il est ancré en moi. Nos âmes ne font qu’un… Ulysse, ce monde n’est pas fait pour nous. Cette terre nous brise comme une mère étrangère.
Entrée sur scène du chœur des femmes bleues. Les Océanides semblent plus déterminée que jamais…
Laissez-moi seule avec lui. Laissez-moi un instant, un instant seulement.
Les Océanides continuent leur encerclement, Puis tout à coup, elles se dispersent sans raison… Achille est de nouveau là.
Merci Achille !
Achille demeure impassible. Silence. Calypso se penche sur Ulysse et l’enlace avec tendresse.
Mon feu, mon dieu humain, en toi je vois tout l’univers et toute l’humanité*. Silence. Avant toi, la terre n’était que pierre et l’eau que glace ! Avec toi, tout n’est plus que lumière ! Silence. Je porte en moi ta mémoire !
Au même instant, la foudre s’abat sur l’île d’Ogygie et le tonnerre engendre un terrible fracas. Le couple semble perdu dans une tempête ultime. Calypso, près d’Ulysse, à genoux, implore le ciel. Dans un cri.
Dieu des dieux, je t’en supplie, j’implore ta pitié. Un temps. C’est l’homme de ma vie, le sens de ma vie. Ne l’éloigne pas de moi… La foudre frappe de nouveau, avec encore plus de puissance. Alors puisque tu m’as condamnée, écoute ma dernière volonté : donne-moi le droit de mourir. Un temps. Accorde-moi cela ! La fin de mon éternité !
Noir.