203 - Ulysse et Calypso

N. Lygeros

Au bord du ciel et de la mer, Ulysse gît à terre. Son corps baigne dans une lumière bleue et une solitude extrême : l’être battu par le néant. Long silence. Puis, avec l’aube vient Calypso. L’onde faite femme s’approche d’Ulysse à pas lents. Elle ne marche pas, elle ondule. Ensuite, elle s’agenouille auprès de lui, le retourne et place délicatement sa tête sur ses genoux. Silence. À présent, le soleil de l’intelligence illumine toute la scène. Alors seulement, nous apercevons l’île d’Ogygie où des bois de peupliers noirs, d’aulnes ivres et de cyprès montrant le ciel dans lequel vivent des faucons pèlerins et des oiseaux de mer exilés, abritent la grande caverne de Calypso. Une vigne sauvage qui est aux ceps de la mer, en protège le seuil de ses grains de beauté.

Calypso

Océanos et Thétis, mon père et ma mère, mes dieux, vous aviez donc raison. Ulysse, le plus intelligent des Grecs est enfin là, sur ma terre, sur l’île d’Ogygie, sa tête posée sur mes genoux, fragile comme un enfant. Un temps. Combien les temps furent longs, combien les printemps furent précieux. Un temps. Tous ces instants sans lui ne sont que des lambeaux de vie arrachés à ma destinée. Silence. Je n’ai cessé de scruter l’horizon, pour voir un jour apparaître sur la mer, le phare de ma vie : cette poignée de lumière surgie des eaux. Conscient de sa faiblesse de mortel, sa science est devenue sa puissance. Il est unique et nul autre n’a pu naviguer sur les flots tumultueux sans sombrer dans l’immensité de l’océan dont la démesure n’a d’égale que sa solitude. Un temps. Elle lui caresse le front. Sur son front, je lis le récit des tempêtes et des exploits de Personne. Cet homme est un dieu tombé à terre. Elle lui prend les mains. Sans ses ailes de géant, la terre déchire ses mains d’enfant. Un temps. Elle les baise et les pose sur ses joues. Elles ont été créées pour caresser les âmes.

Voix d’Océanos

Pour cet être de lumière, la réalité est une matière à penser, la vie un matériau de création. Pour Ulysse, la chose la plus incompréhensible du monde est que le monde soit compréhensible. Ce résolveur d’énigmes, ce briseur de paradoxes est un oxymore humain : libre penseur enchaîné à la réalité, omnisciente et nilpotente à la fois, sa pensée infinie est confinée dans un corps fini. C’est le contenu sans contenant et le futur du passé.

Calypso

Et pourtant, père, je ne vois dans ce génie qu’un homme blessé, doté d’une sensibilité inhumaine !

Ulysse, dans un soubresaut.

Achille est mort !

Calypso, sereine.

Sans la mort d’Achille, Ulysse, je ne tiendrais pas ta vie dans mes bras. En se penchant sur lui. Repose-toi sur moi, mon bien-aimé, le monde est un lourd fardeau pour tes épaules : le poids de l’éternité écrase même les surhommes. Un temps. Mais tu n’es pas que cela ! À travers la virilité de l’homme, je discerne la bonté de l’humain et la tendresse de l’amant. Un temps. Ta seule présence m’a prouvé en un instant combien mon passé fut une absence. Silence. Comment l’existence d’un mortel peut-elle transformer la vie d’une déesse ?

Ulysse, qui n’a entendu que la dernière réplique.

Par son caractère irréversible !

Calypso, surprise.

Tu es donc éveillé ? Depuis combien de temps ?

Ulysse

Je viens d’entendre ta question… Serais-tu une déesse ?

Calypso

Je suis Calypso !

Ulysse

Ainsi la déesse cachée se dévoile devant un mortel…

Calypso

Es-tu toujours aussi arrogant lorsque tu es éveillé ?

Ulysse

L’éveil peut sembler une arrogance alors qu’il n’exprime qu’une quête.

Calypso

La quête de la vérité ne donne pas tous les droits.

Ulysse

J’en suis conscient, aussi je ne conserverai que celui de mourir !

Calypso

Serait-ce un outrage aux dieux ?

Ulysse

Seulement une caractérisation de ma condition de mortel.

Calypso

Est-ce cela la cause de ta fierté ?

Ulysse

Nous ne pouvons être fiers que de notre paraître. Devant une déesse, je ne saurais qu’être.

Calypso

Sais-tu que je lis dans tes pensées ?

Ulysse

Pour ma part, je dois me contenter de comprendre celles des autres.

Calypso

Tu es semblable aux autres : un homme mortel, rien de plus.

Ulysse

Puisque tu lis dans mes pensées, tu dois aussi savoir qu’il n’y a rien de mieux.

Calypso

Comment peux-tu dire cela ? Oublies-tu que tu t’adresses à une déesse ?

Ulysse

Comment le pourrais-je ? Puisque tu ne cesses de me le rappeler ! Un temps. Je ne cherche pas à être différent, c’est un fait.

Calypso

Ton inconscience te perdra !

Ulysse

C’est impossible, je ne suis qu’une conscience !

Calypso, pensive.

Je te préférais inconscient… Silence. Ta pensée brûle les étapes, enflamme les mots…

Ulysse

La pensée humaine cherche à comprendre l’univers alors que la pensée divine sait et ne veut plus savoir. L’unique intérêt de votre existence provient de la singularité des mortels. Sans eux, les dieux ne seraient qu’ennui !

Calypso

Thétis avait raison, tu as su garder en toi la fougue d’Achille !

Ulysse, en s’effondrant.

Achille !

Calypso, tout près de lui.

Qu’as-tu mon amour ?

Ulysse, trop absorbé pour entendre.

Il est en moi… J’ai pu supporter toutes ses peines…

Calypso

Je le sais, Ulysse. Et je vois la fusion mentale que tu as accomplie…

Ulysse

Néanmoins, jamais je n’accepterai l’injustice de sa mort ! Silence. Comment Apollon, le dieu du soleil, a-t-il pu aider ce lâche de Paris ! Un temps. Ce dernier ne fut qu’une flèche adroite. Alors que Loxias en frappant son talon a brisé la lumière…

Calypso

Apollon connaît lui aussi le monde de la mort. Il le traverse chaque nuit. Un temps. Il éclaire la vie mais rêve de mort.

Ulysse

Mais pourquoi Achille ? Silence. Ne sais-tu pas que c’est moi, Ulysse, et ma ruse qui avons découvert la cachette de Thétis. Sans moi, Achille serait toujours vivant.

Calypso

Il a choisi entre la gloire et la vie.

Ulysse

Ne dis pas cela ! Un temps. Car c’est mon intelligence qui lui a permis de faire ce choix. Je suis responsable de sa mort.

Calypso, tendre.

Ulysse, tu n’es qu’un homme… Et même si tu es un génie, comment pourrais-tu t’en vouloir, puisqu’ Athéna, elle-même, n’a rien pu faire !

Ulysse

Prométhée aurait pu s’il n’avait pas été enchaîné. Silence. Calypso, laisse-moi mourir…

Calypso

Jamais ! Tu entends ? Ulysse s’effondre. Ulysse, mon âme, reste avec moi, je te protégerai… Plus jamais tu ne seras seul ! Silence. Tu as beau être un surhomme, tu as une sensibilité sans bornes. Mais je ne veux plus que tu souffres… Je prendrai soin de ton esprit. Le sort de Prométhée est trop dur ! Silence. Je te cacherai et tu vivras en moi. Je te ferai boire à la source de l’immortalité.

Ulysse

La vie est un cadeau !

Calypso

Ulysse, tu es… Un temps. Ta pensée dépasse tes sentiments !

Ulysse

Je suis un amalgame de pensées…

Calypso

Qui ne serait rien sans les sentiments !

Ulysse, en touchant le sable.

En posant ma paume sur le sable de la dune, je ressens la chaleur de la tendresse et mes doigts qui s’enfoncent dans la blondeur du sable, découvrent lentement l’écume de la mer.

Calypso

Tu manies le verbe tel un amant…

Ulysse

Je pense à toi !

Calypso

Surtout n’arrête pas ! Ils s’enlacent. Silence. En aparté. Zeus, laisse-le vivre, je t’en supplie. Je serai une caresse pour lui.

Ulysse

Que dis-tu, Calypso ?

Calypso

Ton esprit ne peut entendre le bonheur…

Ulysse

Je ne sais donner du bonheur qu’en soulageant les hommes du malheur.

Calypso

Je ne te demande que de partager le présent. Un temps. Je suis sans passé. Et sans toi, je serai sans avenir.

Ulysse

Je suis là, Calypso, tout près de toi.

Calypso, en aparté.

Ah ! Zeus ! Combien je donnerais pour ces instants ! Un temps. Ce n’est que le début et j’ai déjà peur de la fin.

Ulysse

Pourquoi parler, si je ne peux t’entendre ?

Calypso

Car nous pouvons tout dire, non tout entendre.

Ulysse

Mais je veux tout comprendre, tout connaître !

Calypso

Tu es humain, Ulysse, trop humain !

Ulysse

Les dieux savent et ne peuvent oublier. Les hommes sont mortels et ils ne vivent que de souvenirs et de désirs. La mémoire est l’humanité de notre pensée.

Noir.

Ulysse

Sur ce lieu arrosé de quatre rivières aux eaux limpides, j’ai commencé à écrire l’histoire. La rencontre de l’éphémère avec l’éternité, Un temps. au bord du ciel et de la mer. Silence. J’ai perdu mon royaume, mon navire et tous mes compagnons de fortune. Je n’ai su garder que mes souvenirs et mes désirs, mais aussi mes regrets et mes remords. Un temps. Je ne voulais pas de cette guerre, ni de cette gloire. Je ne désire que la vie. Cependant j’ai été créé pour aider. Alors toute ma pensée a cherché, par la création, la fin de la mort. C’est ainsi qu’après la mort d’Achille, je suis devenu pour les Troyens le plus redoutable des Grecs. Et depuis, les hommes craignent les cadeaux des Grecs ! Un temps. Alors que les Grecs sont un don. Si les dieux nous ont créés, c’est pour nous sacrifier sur l’autel solaire. Silence. Chacun de nous est un fragment de lumière frappé d’ostracisme. Nous avons obtenu le droit de vivre en dehors de notre patrie : la terre des dieux. Notre unique royaume est celui de l’exil ! Un temps. Je t’en supplie. Soleil, n’oublie pas mon pays.

Voix d’Hélios

Tu es bien singulier étranger ! Tu es un descendant du voleur de feu et tu oses m’implorer ! Qui t’a permis cette audace ? Ni ton génie, ni l’amour de Calypso ne pourront te protéger ! Silence. Tu as volé les splendeurs de Lampétia, ma propre fille et ôté la vue de Polyphème, le fils de Poséidon, et tu voudrais que je te prenne en pitié ? À Troie, tu as déjoué le sort avec ton bouclier et il a frappé Protésilas. Mais cette fois, dès que tu mettras les voiles pour quitter l’île d’Ogygie, nul ne pourra te sauver. Ton futur, Ulysse, sera un naufrage !

Obscurité.
Ulysse à genoux, semble abattu. Silence. Lumière sur les épaules. Calypso apparaît radieuse, une onde lumineuse. Elle s’approche de lui et en se plaçant derrière lui, elle l’embrasse.

Calypso

Tu n’es pas seul Ulysse, mon amour sera toujours à tes côtés.

Ulysse

J’aime le parfum de tes baisers et tes yeux me rappellent la couleur de mon pays.

Calypso

Ton regard, Ulysse, a sa profondeur. Un temps. Et ton âme, sa lumière !

Ulysse

Je voudrais être en toi pour voir ta réalité et t’aimer de tout mon être.

Calypso

Il te faudrait l’éternité…

Ulysse

Je ne dispose que d’un jour !

Calypso

Si tu restes avec moi, je t’offrirai l’immortalité et l’éternelle jeunesse.

Ulysse

L’écume de tes yeux est une eau de jouvence.

Calypso

Combien j’aime ton sourire ! Un temps. À travers cette faille de la pensée, je vois la sensualité de ton âme.

Ulysse

Tu es l’élément liquide de ma pensée.

Calypso

Ulysse, je ne suis qu’une déesse !

Ulysse

Tu es une source de perfection… Et pourtant…

Calypso

Et pourtant ?

Ulysse

Si je t’aime, ce n’est pas parce que tu es une déesse. Tu es plus que cela…

Calypso

Et quoi donc ?

Ulysse

Tu es aussi humaine.

Calypso

Humaine ?

Ulysse

Oui, mon amour. Humaine ! Tu souffres comme nous malgré ton immortalité…

Calypso

C’est vrai que je souffre de ton absence.

Ulysse

Mais je suis là !

Calypso

C’est la vérité. Mais ton existence n’est qu’un instant devant l’éternité ! Un temps. Et si je souffre tant c’est que notre amour ne peut être qu’éphémère.

Ulysse

Il n’en sera que plus beau !

Calypso

Comment peux-tu dire cela ?

Ulysse

C’est ton amour pour moi qui te rend si humaine.

Calypso

Ce n’est pourtant pas mon désir… Silence. Je voudrais que tu deviennes un dieu !

Ulysse

Ne comprends-tu pas que la puissance de la beauté, c’est justement l’éphémère ?

Calypso

Même si je vois tes idées je ne peux saisir ta pensée.

Ulysse

Si tu voulais me rendre dieu, ton pouvoir y suffirait, mais si je voulais te rendre humaine, je ne le pourrais ! C’est notre amour qui te transforme. Silence. Ma douce Calypso, l’amour, le vrai, est capable de tout !

Calypso

Jamais les dieux de l’Olympe n’accepteront cela ! Et ils se déchaîneront contre notre amour…

Ulysse

Quelle que soient leur puissance et leur colère, jamais ils n’effaceront l’histoire que nous écrivons et ainsi nous vivrons mortels dans la mémoire des hommes.

Calypso

Notre humanité !

Obscurité.
Calypso est seule sur scène, dans la pénombre, elle songe à l’utopie. Silence. Apparition du chœur des Océanides. Les femmes bleues envahissent tous l’espace qui se charge alors d’une lumière bleutée. C’est la danse de l’eau. Calypso, surprise par ce ballet aquatique, demeure silencieuse. Les femmes du chœur s’approchent de plus en plus près d’elle sans pour autant la toucher. Elle semble désemparée mais résiste mentalement aux assauts jusqu’à ce que tout à coup…

La Coryphée

Tu es en danger Calypso ! Un temps. Ulysse est redoutable. Un temps. Son amour est un don du feu ! Tu dois refuser le cadeau grec ! Silence. C’est la tentation faite homme ! Silence. Attaché au mât de la pensée, il a su entendre le chant des sirènes sans sombrer car il connaît la souffrance… Son génie te détournera de la mission des dieux…

Calypso

Pourquoi tant de haine ? Un temps. Cet homme vous fait donc si peur ? Mais que craignez vous donc ? Son génie ou son humanité ? Le pygmalion ou le caméléon ?

La Coryphée, la coupant.

L’un et l’autre sont une audace que les dieux ne peuvent accepter ! Un temps. Les hommes n’ont vu que de la ruse dans ses créations et de la peine dans ses affres. Alors que nous, nous savons que ce surhomme ne respecte ni les dieux et ni leur supériorité.

Calypso

Mais quel serait notre rôle sans l’existence du genre humain ?

La Coryphée

Comment oses-tu, misérable ? Il t’aurait donc déjà corrompue.

Calypso

Son amour me transforme, c’est vrai, et change ma vision du monde. Cependant la réalité est toujours la même. Un temps. Nous sommes trop durs envers les hommes… Nous les laissons vivre dans l’obscurité et chaque fois que l’un d’eux découvre le feu de Prométhée, nous l’écrasons sous le poids du sort. Ils ne désirent que vivre ! Extrême. J’ai offert à Ulysse de lui donner la jeunesse éternelle mais il ne veut que la vie et non pas l’immortalité des héros.

La Coryphée

Ainsi, tu l’avoues !

Calypso

Quoi donc ?

La Coryphée

Son rêve de devenir dieu !

Calypso, désemparée.

C’est moi ! Il a refusé la perfection, il ne veut abandonner les hommes à leur sort sans le partager.

La Coryphée

Il sera donc condamné !
À cet instant, les femmes bleues du chœur reprennent de plus belle leur folle danse de l’eau. Le chœur disparaît et Calypso se retrouve de nouveau seule.

Calypso

Il me tarde de te parler mon amour. Un temps. Chaque instant de séparation est une perte à jamais ; un morceau de vie arraché à notre amour. Et les étoiles tombent comme la pluie. Silence. Parle-moi Ulysse. Un temps. Tes lèvres ont le goût du raisin et je m’enivre de toi ! Pensive. Ma vie sans toi est un éternel hiver et tu es mon unique été… Donne-moi le feu de la volupté et brise la glace éternelle. Un temps. Je voudrais que tes flammes lèchent mon corps tout entier afin que je puisse affronter mes sœurs et les dieux qui te veulent tant de mal. Elle s’allonge sur le sol langoureusement. Silence. Lumière éclatante, apparition d’Ulysse.

Ulysse, en voyant Calypso couchée.

Calypso, mon amour ! Il se penche sur elle et l’embrasse sur la tempe droite. Es-tu blessée mon âme ? Silence. Elles sont donc revenues ces harpies de la mer… Les sirènes n’étaient qu’un chant face à cette torture. Que puis-je faire pour te protéger, ma déesse ? Il se redresse et regarde le ciel. Dieu, pourquoi la faire souffrir ainsi ? Silence. Ma vie n’est qu’une succession d’épreuves, un périple sans fin. Pourtant je ne m’en plains pas car tout cela est inhérent à mon désir de créer et de découvrir. Mais Calypso, de quoi est-elle accusée ?

Voix de Gé

Elle est coupable de t’aimer !

Ulysse

Est-ce un crime que d’aimer ?

Voix de Gé

Oui, si c’est un mortel !

Ulysse

Quel dieu n’a point aimé de mortel ?

Voix de Gé

Elle t’aime trop ! Voilà son forfait !

Ulysse

Son forfait ?

Voix de Gé

À présent que tu lui as fait connaître l’amour du feu, elle est capable de tout !

Ulysse

Ah ! Vous lui en voulez de devenir humaine !

Voix de Gé

Pour toi, elle a bravé le plus grave des interdits divins.

Ulysse

C’est donc moi le responsable, alors laissez-la en paix. Silence. Décidez et j’obéirai ! Silence. À cet instant, Calypso se lève comme l’aube et enlace tendrement la cuisse d’Ulysse.

Calypso

Tu es enfin là, mon cyprès de la mémoire !

Ulysse

Tu aimes la mémoire à présent…

Calypso

Oui ! Et chaque parcelle de temps que nous partageons. Car j’ai conscience maintenant de la lutte de l’intelligence face au passage du temps et du devoir de remplir sa vie de mémoire, cette quête de l’essentiel.

Ulysse

Alors pourquoi es-tu triste, Calypso ?

Calypso

Car j’ai peur de te perdre… Tout va trop vite ! Silence. Je voudrais te donner une fille !

Ulysse

Mon amour !

Calypso

Nous la nommerons Alexandra, la protectrice des hommes.

Ulysse

Tu es le cadeau de ma vie !

Calypso

Ulysse, je voudrais vieillir auprès de toi et voir grandir nos enfants de feu. Silence. Je veux boire ta lumière !

Obscurité.
Ulysse est seul dans la pénombre. Seulement en s’habituant, il discerne au loin une silhouette connue et tend un bras vers elle, c’est le fantôme d’Achille.

Ulysse

C’est toi, Achille ?

Fantôme d’Achille

Oui, Ulysse, je suis près de toi mon ami.

Ulysse

Quelle est la cause extraordinaire de ta venue ? Un temps. Le verdict des dieux est tombé.

Fantôme d’Achille

Oui, Ulysse, et je me devais d’être là.

Ulysse

Je comprends ! Silence. Quelle est donc leur décision ?

Fantôme d’Achille, sur un ton grave.

L’abandon ! Silence. Courage, Ulysse !

Ulysse

Ils veulent que j’abandonne Calypso ? Un temps. Est-ce la seule condition pour qu’ils la laissent en paix ?

Fantôme d’Achille, sur un ton grave.

L’unique !

Ulysse

J’aurais préféré mourir…

Fantôme d’Achille

Ce n’est pas leur désir… Je suis désolé…

Ulysse

Ils veulent briser notre amour ! Dans un cri. Mais c’est impossible ! Elle m’a déjà offert une part d’immortalité : son âme !

Fantôme d’Achille

Ils le savent, mais cela ne les inquiète pas.

Ulysse

Les misérables ! C’est de sa mémoire qu’ils ont peur, cette part d’humanité en elle !

Fantôme d’Achille

Précisément…

Ulysse

Les imbéciles !

Fantôme d’Achille

Prends garde, Ulysse.

Ulysse

Je ne les crains pas, Achille. En brisant notre amour, ils ne peuvent me faire de plus grande peine. Silence. Ils ne voient pas que notre rencontre est une rupture ! Ta rencontre avec Penthésilée fut un instant et pourtant, il a bouleversé ta vie.

Fantôme d’Achille, ému.

C’est vrai, Ulysse.

Ulysse

Il en est de même avec Calypso. Éphémère devant l’éternité, je ne représente qu’un instant dans sa vie. Extrême. Mais il est trop tard ! Elle vit en moi et je vis en elle ! Plus rien ne sera comme avant ! Silence. Achille, elle est ma femme ! Il s’effondre.

Obscurité. Ulysse est de nouveau seul sur scène, couché sur le sol, inerte. Calypso apparaît…

Calypso

Dieux, éteignez les astres, je ne veux pas qu’il voit mes larmes ! Un temps. Elle s’approche d’Ulysse. J’ai tenté d’oublier, mais en vain : il est ancré en moi. Nos âmes ne font qu’un… Ulysse, ce monde n’est pas fait pour nous. Cette terre nous brise comme une mère étrangère.

Entrée sur scène du chœur des femmes bleues. Les Océanides semblent plus déterminée que jamais…

Laissez-moi seule avec lui. Laissez-moi un instant, un instant seulement.

Les Océanides continuent leur encerclement, Puis tout à coup, elles se dispersent sans raison… Achille est de nouveau là.

Merci Achille !

Achille demeure impassible. Silence. Calypso se penche sur Ulysse et l’enlace avec tendresse.

Mon feu, mon dieu humain, en toi je vois tout l’univers et toute l’humanité*. Silence. Avant toi, la terre n’était que pierre et l’eau que glace ! Avec toi, tout n’est plus que lumière ! Silence. Je porte en moi ta mémoire !

Au même instant, la foudre s’abat sur l’île d’Ogygie et le tonnerre engendre un terrible fracas. Le couple semble perdu dans une tempête ultime. Calypso, près d’Ulysse, à genoux, implore le ciel. Dans un cri.

Dieu des dieux, je t’en supplie, j’implore ta pitié. Un temps. C’est l’homme de ma vie, le sens de ma vie. Ne l’éloigne pas de moi… La foudre frappe de nouveau, avec encore plus de puissance. Alors puisque tu m’as condamnée, écoute ma dernière volonté : donne-moi le droit de mourir. Un temps. Accorde-moi cela ! La fin de mon éternité !

Noir.