2160 - Transcription du rapport sur la Crète envoyé à Alexandre Carathéodory (1895)
N. Lygeros
 Excellence,
 Obéissant à l’ordre impérial qui m’a été 
 transmis par l’entremise du Premier secrétaire de 
 Notre Auguste Maître, j’ai l’honneur d’exposer ci- 
 dessus à Votre Excellence mes impressions sur la 
 situation de l’île : 
 Ainsi que Votre Excellence s’en apercevra 
 à peine arrivé[e] ici, il existe une animosité 
 séculaire entre les deux races qui habitent cette 
 contrée, la race musulmane et la race chrétienne. 
 Elles luttent toutes les deux pour la suprématie 
 et cette animosité est manifestée périodiquement 
 par des assassinats qu’on appelle ici des 
 assassinats de race. Ces assassinats enveniment 
 toujours ces haines et souvent aboutissent à 
 des résultats funestes pour les musulmans tels 
 que l’émigration de ces derniers des villages 
 dans les villes.
 Pour éviter une telle éventualité, le 
 Gouverneur Général doit, à peine qu’un 
 assassinat pareil arrive à sa connaissance 
 prendre toutes les mesures nécessaires d’abord 
 pour tranquilliser le parti lésé et ensuite 
 pour mettre la main sur l’assassin et
si ces assassinats prennent des proportions 
 alarmantes pour les musulmans prendre 
 d’urgence des dispositions pour empêcher ces 
 derniers d’abandonner leurs foyers. 
 Je n’ai pas besoin de dire à Votre 
 Excellence que la meilleure ligne de 
 conduite à suivre ici serait une impartialité 
 absolue vis-à-vis des deux éléments. Cette 
 impartialité est d’autant plus nécessaire 
 que les musulmans habitués comme ils 
 ont été pendant ces cinq dernières années 
 à avoir des gouverneurs coréligionnaires, ils 
 seront très susceptibles à chaque caresse, 
 si je puis m’exprimer ainsi, qu’ils 
 recevront du Gouverneur Général. 
 A mon arrivée ici, j’ai trouvé l’élé[-]
 ment chrétien un peu surexcité et grâce
 à l’impartialité que j’ai adopté[e] comme
 ligne de conduite, je suis parvenu à
 amener une situation normale et pacifier
 les esprits.
 La situation financière n’est malheureuse-
 ment pas des meilleures. Il y a un déficit
 de plus de cinq millions de piastres qui
 provient de mon payement des impôts 
 depuis le jour de l’abolition du Ousoul tesdiz
 jusqu’au jour de l’adoption du nouveau 
 système de dîmes, la population s’étant
refusée de payer, ainsi que Votre Excellence le
 saura ici, les redevances de six mois. Pour
 rétablir un certain équilibre dans le budget
 que le Gouvernement doit présenter à 
 l’Assemblée, il serait bien, je pense, de faire
 une diminution de cinq jusqu’à dix pour
 cent sur tous les appointements et de
 diminuer de dix piastres les appointements 
 des gendarmes. Je crois d’autant plus néces-
 saire cette économie que les membres
 chrétiens de l’Assemblée demanderont, j’en 
 ai presque la conviction, la diminution
 de l’effectif de la gendarmerie. A ce sujet
 je crois devoir ajouter pour la haute
 information de Votre Excellence que si
 une telle proposition venait à être faite, 
 il faudra l’écarter en se basant sur les
 dispositions du dernier Firman Impérial. 
 Cette question de la gendarmerie est à mon
 avis des plus importantes ; en voulant y 
 toucher, on aura pour but principal
 de congédier les gendarmes étrangers. Or, c’est
 là un point capital et voici pourquoi : 
 Dans tous les soulèvements périodiques qui
 ont eu lieu en Crète, les gendarmes chré-
 tiens sont passés avec armes et bagages au
 camp des insurgés et les gendarmes musulmans
se sont empressés, et avec raison, de se rendre
 dans leurs villages pour défendre leurs familles.
 De cette façon certains des prédécesseurs de Votre
 Excellence se sont trouvés complètement aban-
 donnés par la force préposée principalement 
 au maintien de l’ordre public. Pour
 cette raison le Gouvernement Impérial avait
 décidé de renforcer du tiers la gendarmerie
 locale par l’élément étranger. 
 Bien que beaucoup de monde ici croit
 que cette année-ci l’Assemblée serait 
 très modérée, je ne suis pas tout à fait de
 cet avis. Je pense que Votre Excellence aura
 certain[e]s difficultés, mais je suis persuadé
 que par Sa Capacité hors ligne et Son 
 tact de grand diplomate, Elle saura les
 surmonter à la satisfaction de Notre Bien
 Aimé Maître. Je crois de mon devoir d’ajouter
 que poussés par le grand nombre d’avocats qui
 existent ici, les membres chrétiens de l’Assemblée
 voudront apporter atteinte à l’organisation actuelle
 des tribunaux. Il faut à mon humble avis
 s’opposer à cette tendance, car la façon
 dont ils sont constitués aujourd’hui, offre
 des garantis à l’éléments musulman qui
 est en minorité ici. 
 Votre Excellence saura combien le
 nouveau système des dîmes a été applaudi par
 toute la population rurale de l’île. Ce système 
 présente un immense avantage au point
 de vue politique. Avant les soulèvements
 commençaient par le non paiement des
 rétributions. C’est l’avantage que le pertur-
 bateurs de la paix saisissaient adroitement
 pour soulever les gens de la campagne. 
 Maintenant cette arme leur fera défaut,
 puisque les trois tiers de la dîme seront
 payés à la sortie. Mais ce système
 présente peut-être le désavantage d’un
 déficit dans le budget. Aussi il serait 
 nécessaire, à mon humble avis, de 
 négocier avec la régie des tabacs Ottoman, 
 un monopole des tabacs et d’établir 
 une taxe sur les colis qui entreraient 
 dans l’île. Cette taxe, bien qu’établie
 pendant quelque temps par mon prédécesseur
 a été abolie sur certaines observations
 des Consuls. Je suis cependant persuadé
 que Votre Excellence saura se mettre
 d’accord avec eux pour procurer cette 
 dernière ressource aux revenus de l’île
 et combler de cette façon le déficit en
 question et pourvoir le pays de certains
 travaux publics qui seront certainement
 exigés par l’Assemblée.
En terminant, je crois bien faire en
 recommandant à Votre Excellence le
 Mektoutdji pour le Turc Izzet Effendi et
 le Président de la Cour d’Appel, personnes
 dévouées et sensées et qui pourraient par
 l’expérience des affaires être très utiles à
 Votre Excellence. Le Gouverneur de Candie
 et celui de Réthymno sont également dignes
 des postes qu’ils occupent et dignes aussi
 de confiance. 
 Votre Excellence trouvera dans un pli
 séparé les rapports et télégrammes échangés
 entre le Grand Vizir et moi au sujet
 de l’Assemblée. 
 En souhaitant à Votre Excellence
 la réussite la plus complète dans la tâche 
 délicate que la haute confiance de
 Notre Auguste Maître vient de lui
 confier, je reste son très humble
 et très dévoué serviteur. 
 [signature : Turkham]  *
 *
Son Excellence
 Alexandre Carathéodory Pacha
 Gouverneur Général de Crète
 etc. etc. etc. 
 La Canée
* Note : copie faite par le transcripteur.
