2330 - L’apport de l’ombre dans la lumière de Leonardo da Vinci

N. Lygeros

Si la peinture de Leonardo da Vinci est si lumineuse c’est qu’il a su exploiter à merveille les qualités de l’ombre. Il a été un des premiers peintres à considérer l’ombre comme le complémentaire et non seulement l’opposé de la lumière. Il ne s’arrête pas au stade de la privation.

« L’ombre est privation de lumière. Il me semble que les ombres sont indispensables pour la perspective, car sans elles on comprend mal les corps opaques et les volumes et la manière de ressentir les contours ; et les contours eux-mêmes seraient peu clairs s’ils ne détachaient le corps sur un champ de couleur différente de la sienne. »

Dès le départ, l’ombre représente pour Leonardo da Vinci, une créatrice de volume. Et c’est pour cette raison qu’elle et indispensable à la perspective qui construit l’espace à trois dimensions dans le plan. Elle sert aussi à la création des plans. Grâce à elle, les plans se détachent les uns des autres et contribuent ainsi à leur tour à mettre en évidence la profondeur du tableau qui serait plat sans ce procédé. Mais l’ombre travaille aussi les corps.

« C’est pourquoi, dans ma première proposition sur les ombres, j’affirme que tout corps opaque est entouré et revêtu à sa surface d’ombre et de lumière, et j’édifie cela dans mon premier livre. »

Cette remarque sur les corps opaques est révélatrice non seulement de la technique du Maître mais aussi de son mode de pensée. L’habit de lumière et d’ombre qui pare l’objet opaque, met en évidence la complémentarité. Et celle-ci constitue l’élément de la création du volume. Leonardo da Vinci insiste sur ce point afin de montrer combien il est important pour la vision. Il considère que c’est un élément de base et c’est pour cela qu’il le place dans le premier livre de sa programmatique.

« En outre, ces ombres ont des valeurs différentes, car elles sont causées par l’absence de rayons lumineux d’intensité différente, et je les appelle ombres primaires, car ce sont les premières ombres qui couvrent les corps auxquels elles s’attachent, et je ferai sur eux le second livre. »

Pour Leonardo da Vinci, l’ombre a une véritable texture. En tant que complémentaire de la lumière, elle n’est pas d’un seul tenant. Le gradient agit sur elle et elle peut être décomposée. Non pas en tant que spectre mais en tant qu’échelle. Aussi elle ne se confond pas avec une notion simpliste du noir. Elle représente toute une palette de gris.

« De ces ombres premières résultent les rayons d’ombre qui vont se dilatant et ils sont d’autant d’espèces qu’il y a de variétés d’ombres premières dont ils dérivent. J’appelle donc ces ombres dérivées, car elles naissent d’autres ombres, et j’en ferai le sujet de mon troisième livre. »

Ici nous voyons que l’ombre et sa problématique se démultiplient. L’ombre ne se restreint pas à l’objet, son existence a des répercussions sur l’environnement et celles-ci sont fonctions de la matière de l’ombre initiale. Elle permet ainsi de gérer le problème de la diffusion dans l’espace ambiant et sert donc de liant entre l’objet et son entourage. Elle crée ainsi une atmosphère qui est tout à fait caractéristique dans l’œuvre de Leonardo da Vinci.

« Puis ces ombres dérivées, tombant sur un obstacle, y produiront des effets aussi variés que la nature des lieux qu’elles touchent et sur cela je ferai le quatrième livre. »

Le modèle devient à présent récursif puisque les ombres reproduisent des effets sur les nouveaux obstacles. Ces répercussions de second ordre bien qu’imperceptibles pour la plupart, ajoutent au réalisme de la réalisation. L’observateur ne remarque pas nécessairement leur existence mais il serait perturbé face à leur absence.

« Et comme l’impact de l’ombre dérivée est toujours entouré d’impacts de rayons lumineux, qui par réflexion sont projetés vers ce qui cause l’ombre, et comme ils y rencontrent l’ombre primaire à laquelle ils se mêlent en altérant un peu la nature, je construirai sur cela mon cinquième livre. »

C’est l’avènement de la réflexion. Jusqu’ici Leonardo da Vinci ne traitait que les répercussions successives mais celles-ci n’avaient pas encore de conséquences sur la source. Désormais même celle-ci est affectée. Aussi il met en évidence la notion de feedback. Il sera donc nécessaire à ce niveau d’effectuer de l’analyse rétrograde pour comprendre la complexité réelle du tableau.

« Je ferai en outre un sixième livre qui traitera des nombreuses et multiples modifications des rayons réfléchis, qui altèreront l’ombre primaire par autant de couleurs variées qu’il y aura eu d’endroits différents d’où viennent ces rayons lumineux réfléchis. »

C’est la complétion du point précédent. La démultiplication et le retour s’appliquent à l’ensemble de la structure du tableau.

« Puis la septième section traitera des différentes distances entre l’origine et le point d’impact du rayon réfléchi et de la variété des reflets colorés qu’il projette sur le corps opaque sur lequel il tombe. »

Leonardo da Vinci achève son étude par la mise en évidence d’une véritable théorie des faisceaux où les imbrications ne peuvent être analysées que de manière holistique. Il met ainsi en exergue à travers la problématique de l’ombre, l’aspect synthétique de sa perception de la notion de tableau. Et cela prouve combien l’ombre est importante à ses yeux.