250 - Apologie d’un théâtre engagé
N. Lygeros
Avant de défendre l’idée d’un théâtre engagé, il est sans doute nécessaire d’expliquer ce que nous entendons par cette expression car nous ne la considérons pas uniquement dans le cadre habituel. Il ne s’agit pas seulement d’un contexte politique ou national dans lequel le terme engagé est relativement simple et clair. Dans cette note nous l’envisageons dans un cadre plus large où il s’identifie à une activité cérébrale supérieure de l’homme. En d’autres termes, nous considérons le théâtre comme un moyen efficace et vivant d’atteindre des objectifs philosophiques et de les mettre en évidence grâce à lui. Nous nous situons donc dans la lignée des apports philosophiques de Berthold Brecht, d’Albert Camus et de Jean-Paul Sartre. Ainsi le théâtre n’est pas considéré comme une fin en soi mais comme l’émergence d’une structure cognitive plus abstraite qui peut être une thèse ou même une véritable théorie.Dire que le théâtre est un art vivant constitue un truisme pour tout le monde ; comme si le caractère vivant de l’art était une évidence. Comme si le fait d’être un spectacle vivant était suffisant en soi. Alors qu’écrire un texte, monter une pièce et jouer du théâtre ne saurait être suffisant. Quelle peut être la valeur de la vie si elle est dépourvue de pensée ? Le théâtre semble omniprésent dans la vie culturelle et sociale. Mais quel théâtre ? La confusion entre le théâtre et le spectacle est si importante qu’il est nécessaire de mettre en évidence le fait que le théâtre est ce que le spectacle n’est pas. Ces nouvelles mises en scène qui tentent d’élever le corps au niveau de l’esprit ne sont que la preuve de la médiocrité de l’esprit de ceux qui n’ont qu’un corps. Les facéties corporelles de Sganarelle n’atteindront jamais le génie de la langue de Dom Juan. Non pas parce qu’elles lui sont inférieures mais parce que celui-ci est incomparable !La première trahison subie par le théâtre date de l’antiquité. Les théatres grecs ont été transformés en arènes romaines et les tragédies de l’essentiel en jeux de cirque. De nos jours, la trahison est plus subtile car elle utilise le même cadre et emploie la rhétorique pour s’exprimer à travers lui. Sous couvert d’une politique qui agit sous la bannière de l’art pour l’art, le théâtre est ontologiquement aliéné pour être massivement consommé. Comme si la quantité de spectacteurs pouvait être une justification de la médiocrité. La recherche de la nouveauté et de la communication prime sur la qualité et l’esthétique. Faire connaître est devenu une fin en soi alors qu’il ne s’agit que d’un medium qui ne doit être utilisé que de manière axiologique.Le théâtre est autre. Le théâtre est un autre. Il est le premier moyen cognitif trouvé par l’homme pour s’étudier, se caractériser et se définir ontologiquement. Il est l’autre pensée qui permet de considérer la vie – cet objet unique – comme un objet d’étude. Le théâtre est l’instrument de la multiplicité de l’un, le seul capable de couvrir l’ensemble du spectre humain jusque dans ses bords les plus extrêmes. Au sein du théâtre, tous les sentiments sont permis du plus bas au plus noble car il est pour ainsi dire socialement amoral. L’indépendance sociale du théâtre engagé lui offre l’opportunité de s’enfoncer librement dans les méandres de la pensée humaine sans le carcan consensuel de la masse. Ainsi, il est par essence un lieu expérimental.Cette caractéristique du théâtre engagé à savoir sa liberté expérimentale doit être comprise au sens intellectuel du terme et non au premier degré comme c’est bien souvent le cas. Et il ne peut exister que dans ce cadre conceptuel. Il est alors naturel qu’il s’imprègne de l’ensemble de la littérature sans pour autant perdre l’essence de sa structure. C’est un arbre qui puise ses forces dans la littérature et la philosophie à l’instar d’une émergence vivante de la matière première. Le théâtre engagé vit par le texte et pour le texte. Sans le théâtre, le texte ne serait pas vivant et sans le texte, le théâtre n’existerait pas. Dans ce cadre il acquiert une nouvelle interprétation. En effet, du point de vue de l’écriture, le théâtre est non seulement la réalisation d’idées abstraites mais aussi la preuve vivante de l’altruisme de l’auteur. L’intelligence de celui-ci offre un texte à la réalité et tant que celui-ci n’est pas réalisé, il n’est qu’une pensée dépourvue de sens pour le monde. L’écriture théâtrale se différencie des autres par le fait qu’elle ne peut exister en soi. Elle n’existe que pour la mise en scène. Et en ce sens, elle s’approche de la composition musicale qui peut alors être considérée comme son équivalent cognitif lorsque celle-ci est un assemblage instrumental.Le spectacle n’est que la représentation de la mort intellectuelle du théâtre. Alors que le théâtre engagé est la mise en scène de la pensée humaine offerte en don à la réalité sociale. Conscient de n’être rien devant la vie, le théâtre engagé est capable de tout via la multiplicité de l’un. Il représente le choix de la pensée d’agir sur le monde et c’est en cela qu’il est profondément humain.