251 - Points de suspension
N. Lygeros
La pièce se déroule dans un deux-pièces. L’omniprésence des livres donne
à celui-ci l’apparence d’un labyrinthe. Dans ce dédale, six personnages
abandonnés à eux-mêmes mais unis comme les doigts d’une main étrange qui
cherche le fil d’Ariane, tentent de comprendre le monde… Du moins,
ils pensent…
Post : Ainsi, Dieu s’est suicidé… Silence.
Ego : Il ne pouvait faire autrement…
Alter : Ce n’était pas une vie d’homme ?
Ante : Seulement son rêve.
Lux : Ainsi, Dieu révait de devenir un homme ? Un temps.
Umbra : Pourtant être un homme n’est pas une nécessité pour vivre.
Ego : Pour vivre non… mais pour mourir…
Post : Je n’arrive même pas à concevoir son audace…
Alter : Comment a-t-il osé se suicider ?
Ante : C’était son destin !
Post : Cependant, le rôle de dieu n’est-il pas de protéger les hommes ?
Alter : Oui les protéger, c’est vrai, mais les protéger de tout ?
Ego : Tu veux dire aussi de lui-même ?
Lux : Un jour, l’enfant doit mourir pour laisser place à l’adulte…
Umbra : Et l’adulte doit s’éveiller !
Post : Je ne vois pas le rapport.
Ante : La religion n’est que l’enfance de l’éthique !
Alter : Ne vois-tu pas que sa disparition représente un cadeau pour
les hommes ?
Ego : Car il ne suffit plus de croire en lui mais de penser par nous-mêmes ?
Ante : Exactement ! Comme tout est permis, il faut choisir…
Ego : Mais il aurait pu nous laisser le choix tout de même ! Un temps.
La majorité des hommes croit en quelque chose mais ne pense à rien. Un temps.
Enfin, je crois…
Post : À présent, l’être doit penser le néant…
Alter : Et vivre dans le temps.
Ego : Pour comprendre le système…
Lux : Le système ?
Ante : L’affrontement du hasard et de la nécessité.
Post : Penses-tu que le début de cette pièce sera compréhensible ?
Ante : Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir…
Lux : Oui ! Nous pourrions la jouer !
Ego : Lux, te rends-tu compte qu’il nous faudra mettre le texte en lumière ?
Lux : Je suis là pour cela !
Umbra : Et moi aussi !
Post : Nous aurions dû commencer par nous présenter… Un temps.
Ce début a engendré sans doute la confusion dans l’esprit du spectateur…
Alter : Alors commençons par toi Post ! Il le montre.
Ego : Il faudrait alors présenter d’abord Ante. Il le montre
aussi.
Lux : Puis Alter et Ego. Elle les montre. À présent c’est plus
clair.
Post : Si nous ne vous oublions pas, Lux et Umbra…
Ante : Néanmoins nous n’avons pas expliqué le choix des noms de
nos personnages.
Ego : C’est pourtant simple ! Ce sont nos noms !
Alter : Ego, tu penses toujours à toi. Pense aussi aux autres !
Ego : À toi ?
Alter : Qui d’autre ?
Lux : C’est pourtant vrai qu’une explication ne serait pas du luxe.
Alter : Je ne le te fais pas dire !
Ego : Au moins maintenant c’est dit !
Alter : Quoi donc ?
Ego : Que nous n’en avons pas la moindre idée !
Alter : C’est important d’avouer son ignorance.
Post : Mais pourquoi ?
Alter : C’est mieux que de ne rien dire !
Umbra : C’est exact !
Post : Ce sujet mériterait une discussion.
Alter : Une discussion pour savoir si l’on doit dire que l’on ne sait
rien ?
Lux : Je crois qu’à présent c’est fait !
Post : Tu as raison, nous devrions parler de la pièce.
Ego : Appartiendra-t-elle au cycle comique ?
Ante : Je pense que ce sera une comédie tragique !
Post : Crois-tu que nous allons les faire mourir de rire ?
Alter : Tu es sérieux ?
Ante : Je suis toujours sérieux surtout quand je suis drôle…
Ego : Tu n’es pas drôle…
Ante : Quand Héraklite a dit : le début et la fin sont un, la vie et
la mort sont un, était-il sérieux ou drôle ?
Post : Je pense qu’il était sérieux même si c’est une drôle d’idée !
Umbra : En est-il de même pour nous ?
Ante : Quel nous ?
Alter : Ante et Post ?
Post : Alter et Ego ?
Ego : Lux et Umbra ?
Lux : Nous tous !
Ante : Alors c’est parfait !
Post : Quoi donc ?
Ante : Eh bien, notre nombre !
Post : Ainsi nous sommes un…
Lux : Six personnages…
Umbra : En la coupant. pour une œuvre.
Ante : Notre structure est en réalité plus complexe : nous
sommes un trio de duo…
Alter : L’essentiel en deux points…
Ego : points de suspension !
Post : Suspendus aux lèvres de l’œuvre.
Lux : Non, au fil…
Umbra : En la coupant. au fil de la plume !
Ego : Nous ne sommes pas des marionnettes tout de même ! Un temps.
Nous avons notre mot à dire !
Alter : Automate !
Ante : Automate cellulaire pour être plus précis.
Post : C’est-à-dire ?
Ante : Nous sommes la démonstration vivante que la complexité provient
de la combinatoire de l’élémentaire.
Lux : Chacun de nous est simple.
Umbra : Mais le nous est complexe.
Ego : Alors notre comportement apparemment chaotique…
Alter : n’est que la modélisation d’une machine universelle.
Ante : C’est l’idée.
Post : Et tu le savais depuis le début de la pièce ?
Ante : C’était la conclusion de la précédente !
Post : Que ceux qui n’ont pas compris ce qui vient d’être dit lèvent
la main ! Ils lèvent tous la main comme un seul homme. Toi aussi ?
En regardant Ante.
Ante : Savoir qu’un concept est incompréhensible ne rend pas
ce concept compréhensible.
Post : Ainsi chacun de nous est incapable de comprendre l’ensemble.
Ante : La partie ne peut comprendre le tout.
Post : Qui commence à comprendre. Pourtant elle peut imaginer
que le tout comprend.
Alter : J’ai l’impression que l’humanité a suivi le même chemin…
Ego : Les parties ont divinisé le tout.
Lux : Sans voir que le tout…
Umbra : n’était que l’ensemble des parties.
Ante : Ainsi l’erreur humaine c’était dieu.
Post : C’est pour cette raison que son suicide a libéré les hommes.
Alter : Mais alors la question demeure…
Ego : Personne !
Umbra : Nous !
Ante : Dieu c’est la pensée de l’humanité !
Post : C’est personne et le nous !
Ego : Nous ne sommes pas uniques…
Alter : mais nous sommes essentiels.
Lux : Nous ne sommes rien…
Umbra : mais nous sommes capables de tout !
Ante : C’est la fin du début.