273 - Les lumières noires

N. Lygeros

ACTE PREMIER

Scène 1

Anastassia, Eléni, Andréas

 

L’horloge vient de sonner dix heures. Les trois personnes jusque-là silencieuses ont un soubresaut. L’une d’elles se lève pleine d’inquiétude. Elle s’avance vers l’horloge comme pour confirmer du regard le son des dix coups. Les autres restent impassibles, incapables de bouger, de dire le moindre mot. Le silence s’empare de nouveau de la scène. Puis tout à coup, la jeune femme se lève…

Anastassia

Il ne viendra plus…

Eléni, tout en restant assise

Comment peux-tu en être certaine ?

Anastassia

Je ne sais pas… Je le sens, c’est tout !

Andréas, pensif

Il l’avait pourtant promis…

Eléni

Il tient toujours ses promesses.

Anastassia

La mort aussi…

L’homme se lève à nouveau et regarde l’horloge.

Andréas

Quelque chose a dû le retarder…

Anastassia

Ce quelque chose a un nom…

Eléni, en la coupant

Non, c’est impossible !

Anastassia

Mais pourquoi ?

Eléni

Car il ne peut pas nous abandonner !

Andréas

C’est juste une question de temps. Un temps . Il ne va pas tarder.

Anastassia

Toujours cet espoir du désespoir…

Eléni

Nous n’avons rien de plus.

Andréas

Nous sommes unis…

Anastassia, en le coupant

par le même sort !

Eléni

L’oubli ?

Anastassia

L’oubli est la plus vaste des prisons. Silence. Nul besoin de barreaux, le temps suffit.

Andréas

Tout n’est qu’une question de temps…

Eléni

Andréa, tu es agaçant à la fin. Un temps. N’as-tu rien de plus à dire ?

Andréas

Le temps…

Eléni, hors d’elle

Ne vois-tu pas que nous allons mourir ?

L’homme se précipite vers l’unique fenêtre de la pièce.

Andréas

C’est lui !

Les deux femmes courent à la fenêtre. Elles scrutent la nuit.

Eléni, apeurée

Je ne vois rien… Où est-il passé ?

Andréas

Il était là pourtant !

Anastassia

Tu désirais qu’il soit là !

Andréas

J’ai reconnu sa démarche…

Eléni, surprise

Dans la nuit ?

Andréas

Je suis sûr qu’il vient nous sauver.

Anastassia

Au moins lui n’est plus en danger…

Elle quitte la fenêtre et va s’asseoir à nouveau.

Tu as raison.

Andréas, surpris .

Comment ?

Anastassia

Tout n’est plus qu’une question de temps.

Eléni, dans un cri

Non, non, je ne veux pas… Je ne veux pas mourir !

Anastassia

Rien ne sert de crier… Le silence de l’oubli s’est déjà emparé de nous.

Andréas

Nous devons réagir !

Eléni

Oui, oui !

Anastassia

En criant dans le silence ?

Andréas

Je vais partir à sa recherche…

Eléni

Non, ne nous laisse pas toutes seules ici.

Andréas

Je dois pourtant le retrouver !

Anastassia

Tu ne retrouveras que le néant; le néant de l’oubli.

Andréas

Je me dois d’essayer… C’est notre unique chance désormais…

Anastassia

Désormais, nous sommes prisonniers du temps.

Eléni

Tu as raison, j’ai ressenti la même chose…

Andréas, inquiet

Quoi donc ?

Eléni

J’ai ressenti que le temps s’était arrêté hier soir.

Anastassia

Et chaque jour désormais, nous vivrons le même soir.

Andréas

Mais hier, il était avec nous !

Anastassia

Comme toi aujourd’hui…

Il sort.

Eléni

C’est la même scène.

Obscurité.

 

 

Scène 2

Léftéris, Anastassia, Eléni, Andréas

 

La disposition de la pièce est à l’identique de la scène précédente…

Léftéris

Les nouvelles ne sont pas bonnes…

Anastassia

Que se passe-t-il, Léftéri ?

Léftéris

J’ai écouté la radio… Hésitant. Les nouvelles ne sont pas bonnes…

Eléni

Mais que se passe-t-il enfin ?

Andréas

Ils ont débarqué… et ils avancent.

Léftéris

Rien ne peut les stopper.

Anastassia

Et l’armée ?

Andréas

Les seules armes ne sont que des fusils de chasse… Silence. Nous sommes perdus.

Eléni

Alors nous devons fuir, partir d’ici le plus tôt possible.

Léftéris

Il est déjà trop tard : les routes sont bloquées, les moyens de locomotion réquisitionnés.

Anastassia

Ils sont donc partout…

Eléni, poursuivant

et nous ne sommes nulle part.

Andréas

Nous avons été réduits à l’état d’étrangers dans notre propre pays.

Eléni

Alors qu’allons-nous faire ? Un temps. Toute notre vie est ici.

Anastassia

Dans cet ailleurs…

Léftéris

Le monde nous a donc oubliés… Comme si nous n’étions que les hommes d’un seul rêve…

Eléni

Un rêve brisé par la réalité.

Andréas

À présent, notre vie est devenue une enclave de la réalité…

Anastassia

Est-ce la fin de notre histoire ?

Léftéris

Non, je n’accepterai jamais cela ! Nous devons nous battre !

Eléni

Mais comment ?

Léftéris

Je partirai ce soir pour chercher des renforts…

Eléni

Et nous allons rester ici, seuls dans la nuit ?

Léftéris

Il le faut ! Silence. Je serai de retour demain soir à 10 heures… au plus tard.

Anastassia

J’ai le sentiment que le lendemain tardera à venir.

Andréas

Mais pourquoi ? Nous n’attendrons qu’un seul jour…

Eléni

Anastassia a raison… Chaque jour est un morceau d’éternité…

Anastassia

Et ce jour est différent… Il a le goût du crépuscule.

Léftéris

L’heure n’est plus aux mots !

Eléni

Pourtant il aurait suffi d’un mot pour éviter tout cela !

Andréas

Seulement, le silence fut le seul à se faire entendre.

Anastassia

Ce silence, c’est le commencement de l’oubli…

Eléni

Ainsi nous allons mourir…

Anastassia

Ce n’est pas le sort qui nous est réservé…

Eléni

Que peut-il nous arriver d’autre ?

Anastassia

Nous ne mourrons pas, nous vivrons dans l’oubli.

Léftéris

Je ne veux plus entendre cela !

Anastassia

Plus personne ne nous entendra…

Léftéris se lève et regarde l’horloge puis scrute l’horizon par la fenêtre.

Léftéris

Le soleil va bientôt se coucher…

Eléni

Et les soldats de l’ombre envahiront tout le pays.

Andréas

Ils n’oseront pas.

Léftéris, toujours à la fenêtre. Sans les écouter.

La résistance ne peut s’organiser que dans l’ombre.

Anastassia

La lâcheté aussi…

Andréas

Notre peuple n’est pas lâche !

Eléni

Aucun peuple n’est lâche. C’est seulement la population…

Andréas

Tu n’as pas le droit !

Eléni

Pourquoi donc ? Je fais aussi partie de cette population…

Léftéris

Notre peuple se soulèvera !

Eléni

Mais la population ne désire que vivre.

Anastassia

Peu lui importe l’ombre, l’essentiel c’est la vie.

Léftéris

Comment vivre dans l’oubli ?

Anastassia

En silence.

Léftéris

Le silence lui-même est une souffrance.

Anastassia

Ce sont les larmes du silence qui te pleureront.

Léftéris sort avec l’obscurité.

 

 

Scène 3

Anastassia, Eléni

 

La pièce est désormais vide, plongée dans la pénombre. Une jeune femme toute de noir vêtue allume des bougies sur la table centrale. Puis elle repart chercher des plats et des couverts pour mettre la table. Toute la scène ressemble à une cérémonie. Elle finit par apporter le plat de soupe et commence à servir d’invisibles convives. Ensuite, elle s’assoit en silence et les mains jointes entreprend une longue prière. Elle semble désespérément seule. Puis une autre femme, elle aussi vêtue de noir, s’avance sur la scène et vient se placer derrière elle. Elle l’enlace de ses bras, et l’embrasse tendrement sur la tête. L’autre femme relève alors la tête et l’on voit ses yeux baignés de larmes.

Anastassia

Eléni, tu n’es plus seule…

Eléni

Ils seront toujours auprès de nous.

Anastassia

Les disparus…

Eléni, en la coupant

Ne prononce pas ce mot, je t’en supplie.

Anastassia

Quel autre pourrait les désigner ?

Eléni

Les hommes… Silence. C’est vrai que nous n’avons plus rien d’eux…

Anastassia

Seulement quelques photographies en noir et blanc.

Eléni

Toute une vie réduite à une image.

Anastassia

Le temps réduit à un instant.

Eléni

Alors cet instant, c’est tout…

Anastassia

C’est tout ce que nous avons.

Eléni, dans un cri

Mais pourquoi ? Un temps. En une nuit, ils m’ont tout pris : mon frère et mon mari.

Anastassia

Calme-toi, Eléni, calme-toi.

Eléni, désespérée

Mais comment ? Un temps. Ma vie n’est qu’une existence en lambeaux…

Anastassia

Pourtant, c’est ainsi qu’elle a acquis du sens !

Eléni, surprise .

Je ne te comprends pas.

Anastassia

J’ai toujours parlé de manière étrange ; il ne faut pas m’en vouloir.

Eléni

C’est ton caractère… Mais cette fois, il s’agit de ma vie !

Anastassia

Ta vie n’était rien auparavant…

Eléni

Comment peux-tu dire cela ?

Anastassia

Tu avais une famille, c’est vrai, et aussi une maison, des voisins. Cependant, tout cela n’était rien.

Eléni

Tout cela était tout pour moi.

Anastassia

Alors nous disons bien la même chose…

Eléni

Comment ?

Anastassia

Tout ce qui avait tant d’importance pour toi n’était qu’une existence. Un temps. Ta vie n’a commencé qu’après leur…

Eléni, en la coupant

Ne dis pas ce mot !

Anastassia

Avant, tu n’étais qu’une femme. À présent, tu es un symbole pour notre peuple.

Eléni

Je me moque d’être un symbole. Un temps. Je ne désire que mon mari et mon frère. Je veux être une femme…

Anastassia

Que tu le veuilles ou non, ta douleur t’a grandie.

Eléni

Ma douleur est si grande qu’elle ne peut trouver de place dans mon cœur…

Anastassia

C’est sa grandeur qui touche notre peuple.

Eléni

Pourtant, pour les autres, je ne suis qu’une femme vêtue de noir…

Anastassia

Ne dis pas cela, Eléni. Silence. Ce noir, c’est notre mémoire.

Eléni

Quelle mémoire ? Le temps emporte tout sur son passage.

Anastassia

Dans le passé seulement quand ta vie n’était qu’une existence.

Eléni , sans l’écouter .

Quand ma vie était un cadeau…

Anastassia

Désormais, ta vie n’est que mémoire. Chaque instant est gravé dans le temps.

Eléni

Pour la population, je ne suis qu’une future pierre tombale.

Anastassia, hors d’elle

Ne dis pas cela ! La population n’a aucun droit…

Eléni

Je suis une tombe sans sépulture.

Anastassia

Tu es le poing levé de notre peuple ! Tu es notre cri de résistance !

Eléni

Je ne suis qu’une lamentation ! Un temps. Je suis les larmes du silence !

Anastassia

Ta lumière noire, l’ennemi ne peut l’atteindre !

Eléni

Car je vis parmi les morts.

Anastassia

Un jour, grâce à toi, les morts et les vivants prendront leur destin à deux mains et feront sonner toutes les cloches de notre pays, en criant :
« Cette terre, c’est notre terre, à la vie, à la mort. »

Obscurité.

 

 

Scène 4

Iannis, Léftéris, Pétros, Eléni, Andréas, Anastassia, 2 femmes,…

 

La pièce est plus lumineuse que jamais. C’est l’été et sa chaleur déborde dans la pièce. Tout le monde est là autour de la table centrale remplie de victuailles. La scène se déroule au moment où les convives lèvent leurs verres à la santé de…

Iannis

À ta santé, Léftéri !

Les verres s’entrechoquent.

Léftéris

À notre santé !

Une autre femme apporte de nouveaux plats.

Léftéris commence à chanter et les autres reprennent son chant en chœur.

Pétros

Que votre maison soit toujours pleine !

Eléni

Merci, Pétro ! Qu’il en soit de même pour la tienne !

Pétros

Andréa, que Dieu garde ta femme !

Léftéris

Ma sœur ne craint personne…

Eléni

Dans la maison !

Rire des convives.

Andréas

Pétro, ton poisson est magnifique !

Eléni

Comme toujours…

Léftéris

Un jour, je viendrai avec toi…

Pétros

Quand tu veux, mon ami… La mer est toujours là.

Léftéris

La mer, oui, mais le temps…

Andréas

Le temps est à nous.

Anastassia

Combien de temps encore ?

Iannis

Pourquoi dis-tu cela ?

Eléni

Anastassia parle toujours ainsi…

Pétros

Avez-vous lu les journaux ?

Andréas

Non, pourquoi ?

Pétros

Il se trame quelque chose…

Eléni

Où donc ?

Pétros

J’en ai parlé avec d’autres pêcheurs… Il y a des mouvements étranges dans le pays…

Léftéris

L’armée ?

Pétros

Des militaires…

Andréas

Les patrouilles ?

Eléni

Il y a toujours eu des patrouilles…

Pétros

Justement, il n’y en a plus.

Léftéris

Depuis combien de temps ?

Pétros

Quelques semaines à peine…

Anastassia

Alors pourquoi en parler maintenant ?

Pétros

Hier, le régiment est parti.

Andréas, surpris .

Le régiment ?

Eléni

Et pour aller où ?

Pétros

Personne n’a pu me le dire…

Léftéris

As-tu demandé aux paysans de l’autre côté de la colline ?

Pétros

Ils n’ont rien pu me dire.

Andréas

C’est étrange…

Léftéris

Et les journaux ?

Pétros

Rien non plus.

Eléni

Alors il se passe vraiment quelque chose… Pensive. En plein été…

Anastassia

Pour l’histoire, toutes les saisons sont les mêmes.

Pétros ,en levant son verre .

À ta santé, Anastassia, avec tes phrases étranges !

Tout le monde rit.

Léftéris

Elle a raison, il faut être sur ses gardes.

Iannis

Profitons de la vie ! Nous verrons bien ensuite.

Il se lève. Deux femmes et Pétros font de même.

Nous allons vous laisser vous reposer maintenant. Nous en reparlerons demain…

Anastassia

Quand les uns dorment, les autres écrivent l’histoire…

Ils sortent tous les quatre sans l’avoir entendue.

Eléni

Ne sois pas si dure avec eux… Un temps. La vie est plus forte que tout.

Anastassia

Ils seront les premiers à se plaindre.

Andréas

Mais de quoi ? Nous ne savons rien pour l’instant.

Anastassia

C’est dans ces périodes que se prennent les plus grandes décisions…

Andréas

Que pouvons-nous faire ?

Eléni

Attendre pour le moment…

Anastassia

Il ne faut pas !

Léftéris

C’est pourtant ce que nous ferons…

Les femmes débarrassent la table. Les hommes se regroupent.

 

 

Scène 5

Andréas, Léftéris

 

Andréas

Tu comptes vraiment attendre ?

Léftéris

Non !

Andréas

Mais alors pourquoi…

Léftéris

Inutile de les inquiéter.

Andréas

Au sujet de quoi ?

Léftéris

Je ne sais pas encore… Un temps. Je vais appeler des amis.

Il s’avance vers le téléphone et le décroche. On l’entend parler au téléphone.

C’est Léftéris…

Son interlocuteur lui parle longuement…

Les paysans… Le journal… Maintenant ? … Je…

Andréas, inquiet .

Que se passe-t-il ?

Léftéris

La ligne a été coupée…

Andréas

Coupée ?

Léftéris décroche à nouveau le téléphone.

Léftéris

Définitivement.

Andréas , intrigué .

Ainsi, tu appartiens à un réseau ?

Léftéris

Tu croyais que je me contentais des chants de résistance ?

Andréas ,surpris .

Ce n’est pas ce que je voulais dire…

Léftéris

Que voulais-tu dire alors ?

Andréas

Nous ne sommes pas occupés que je sache…

Léftéris

Tu ne sais que ce que tu veux savoir…

Andréas

Quoi ?

Léftéris

Tel est notre pays : ni occupé, ni libre… Mais cela ne va pas durer…

Andréas

Que veux-tu dire ?

Léftéris

Qu’un engagement est total ou n’est pas !

Andréas

Tu sous-entends que je n’aime pas mon pays.

Léftéris

Je n’ai pas dit cela…

Andréas

Alors ?

Léftéris

Tu aimes son image mais tu ne le ressens pas : tu habites ici mais tu ne vis pas ici !

Andréas ,agacé .

De quel droit ?

Léftéris

De celui du patriote qui voit son pays en danger de mort.

Andréas

Des mots toujours des mots.

Léftéris

Le temps des mots est fini, seules les actions compteront désormais…

Andréas

Que sais-tu de plus ?

Léftéris

Je sais que celui qui ne résiste pas meurt.

Andréas

Personne ne veut mourir !

Léftéris

Mais qui résiste ?

Andréas

Entrer dans un réseau n’est pas rien !

Léftéris

C’est justement mon idée ! Un temps. Alors que parler, parler et chanter n’est rien.

Andréas

Le chant a toujours été important pour la résistance.

Léftéris

Pour le résistant, oui, non pour celui qui se contente de le reprendre.

Andréas

Tu as toujours été extrême !

Léftéris

C’est ma terre qui m’a ainsi conçu et l’histoire m’a ainsi élevé…

Andréas

Tu serais donc prêt à sacrifier ta vie pour notre cause.

Léftéris

Quelle autre action lui donnerait sens ?

Andréas

Avoir une famille, des enfants…

Léftéris

Tout le monde désire cela pour soi, je ne le désire que pour les autres.

Andréas

La vie des autres n’est pas la tienne.

Léftéris

C’est vrai mais elle peut la justifier !

Andréas

Je n’ai pas besoin de justification pour vivre.

Léftéris

Alors tu ne vivras jamais libre.

Andréas

Je suis libre de faire ce qu’il me plait !

Léftéris

Seulement dans ton enclos !

Andréas ,hors de lui .

Je ne suis pas un mouton !

Léftéris ,calme .

Mouton, mouflon, qu’importe ! Tu n’es que ce que les autres désirent.

Andréas

Je suis libre de ma vie !

Léftéris

Tu ne le seras que lorsque tu auras fait des choix ! Un temps. Sans la privation, point de liberté !

Andréas

Je ne suis pas un pion sur un échiquier…

Léftéris

Mon pauvre Andréa, la partie a déjà commencé depuis longtemps. Silence. Le mat est déjà annoncé !

Obscurité.

 

ACTE DEUXIEME

Scène 1

Voix, Yorgos, Léftéris, Christos, Takis

 

La scène est totalement vide. Elle représente une prison anonyme dans un lieu indéterminé. Des corps inertes sont couchés à même le sol. Leur épuisement est si grand qu’ils semblent morts. Un seul détail affirme le contraire. Ils ont tous les mains liées. Un long silence est suivi d’un cri…

Voix

Non… non…

Une des personnes sur le sol se recroqueville sur elle-même comme pour tenter de ne plus entendre les cris sourds de la voix qui continue à gémir.

Yorgos, dans un cri .

Laissez-le ! Laissez-le ! Un temps. Par pitié

Un homme se relève difficilement sur ses genoux.

Léftéris

C’est inutile de crier. Un temps. Personne ne nous entend ici… Un temps. Et même s’ils t’entendaient, ils ne cesseraient pas pour autant.

Silence. Il s’approche de lui à pas lents puis se penche sur lui.

Cela ne sert à rien…

Christos

Et la résistance, Léftéri, à quoi sert-elle ? Un temps. Elle nous a conduits, ici, dans ce lieu de torture…

Léftéris

Sans notre résistance, notre peuple serait déjà mort !

Christos

Nous mourrons ce soir et notre peuple mourra demain, en quoi cela change-t-il quelque chose ?

Yorgos

Je donnerais tout pour un jour de plus !

Christos

Il ne s’agit pas de cela !

Yorgos

De quoi alors ? Un temps. Il ne nous reste que notre vie…

Léftéris

D’autres pensent à nous !

Yorgos

Qui donc ?

Léftéris

Les autres partisans.

Christos

Bah ! Ils sont comme nous… Personne ne s’attendait à une invasion si rapide… Nous avons été pris de court… Eux comme nous…

Léftéris

Rien n’est certain !

Yorgos

Si ! Un temps. Notre mort !

Christos

Et les tortures que nous allons subir…

Takis

Ne parlez plus de cela ! C’est insupportable !

Léftéris, sur un ton dur .

Tais-toi !

Takis

Pourquoi donc ?

Léftéris

C’est indigne de nous !

Takis

Je ne suis ni un héros ni un martyr. Silence. La résistance n’avait besoin que d’hommes…

Léftéris

Elle a encore besoin de nous et de toi !

Takis

De moi ? Un temps. Leurs interrogatoires m’ont déjà brisé… Je ne suis qu’une loque…

Christos

Non, Taki, tu es un partisan. Tu as risqué ta vie pour la résistance.

Takis

J’ai pris des risques car j’étais inconscient. À présent qu’ils m’ont fait sentir le goût de la mort, je veux vivre.

Christos

Notre unique chance, c’est notre silence.

Takis

Mon silence n’est dû qu’à mon ignorance… Un temps. Si j’avais su quelque chose, il y a longtemps que j’aurais craché le morceau.

Léftéris, furieux .

Tu nous aurais trahis pour sauver ta peau ?

Takis

Maintenant que j’ai touché la mort de mes mains…

Il montre ses mains mutilées.

…je donnerais père et mère.

Yorgos

Il ne faut pas lui en vouloir, il a souffert le martyre. J’ai entendu ses cris pendant des heures…

Léftéris

Ils nous ont tous torturés.

Yorgos

Mais nous sommes différents par rapport à la douleur…

Léftéris

C’est une question de volonté.

Takis

C’était ! Un temps. Ils ont brisé ma volonté ; il ne me reste plus que mon corps.

Christos

Pourquoi juger un homme à sa résistance physique ? Andréas m’a raconté qu’un homme de son village, un résistant de la guerre précédente, avait été brisé sous la torture et qu’il avait donné son frère. Ils l’ont trouvé dans sa cachette et l’ont abattu comme un chien. Ensuite, ils ont libéré son frère. Ils voulaient que le traître vive et qu’il serve d’exemple. Un temps. Il était le déshonneur du village.

Takis

Il était ? Il ne l’est plus ?

Christos

Il est mort… Il s’est suicidé.

Takis

Toute une vie réduite à néant, pour un aveu seulement.

Léftéris

Cet aveu était toute sa vie…

Takis

Mais pourquoi ? Ce n’était pas un lâche, c’était un résistant !

Christos

C’était aussi un homme…

Takis

Est-ce un mal ?

Léftéris

Rien n’est mal, tant que nous ne sommes pas responsables.

Takis

De quoi était-il responsable ?

Léftéris

De sa vie, de son peuple !

On entend le bruit d’une porte. Deux hommes jettent un nouveau prisonnier dans la pièce. Il s’écroule sur le plancher. Ceux qui peuvent encore bouger, s’approchent de lui. Ils semblent le reconnaître sans en être tout à fait certains.

Scène 2

Les mêmes plus l’inconnu

Takis

Qui est-ce ?

Léftéris

Je ne sais pas…

Yorgos se rapproche de l’inconnu.

Yorgos

Je l’ai déjà vu…

Christos

Où donc ?

Yorgos

Je ne sais plus. Un temps. Je cherche…

Léftéris

Cherche bien, c’est important… Silence.

Yorgos

Je crois l’avoir vu dans les villages de la région.

Léftéris

Ce n’est pas suffisant.

Christos

Laisse-le réfléchir…

Takis

Cela va lui revenir.

Léftéris est à présent tout près de l’inconnu.

Léftéris

Ils l’ont sacrément amoché.

Takis, inquiet .

Cela ne veut rien dire !

Léftéris, surpris .

Comment ? Qu’insinues-tu ?

Takis

C’est peut-être un piège…

Léftéris

La peur…

Takis

Ce n’est pas la peur ! Un temps. J’ai déjà entendu une histoire comme celle-ci.

Yorgos

C’est vrai… Je la connais aussi. Un temps. Ils avaient introduit un traître dans le groupe.

Christos

Et que s’est-il passé ?

Takis

Il les a fait parler sans qu’ils s’en rendent compte, puis il les a vendus.

Yorgos

Ils les ont tous fusillés et le traître était dans le peloton d’exécution.

Christos

Le misérable !

Léftéris

Cet homme est à l’article de la mort et vous le comparez à un traître !

Takis

Tu es le chef et tu sais bien qu’il faut prendre des précautions.

Yorgos

Tais-toi, Taki, il pourrait t’entendre.

Léftéris

Mais il est inconscient !

Takis

C’est une question de principe !

Léftéris

Justement ! Un temps. Aide-moi plutôt !

Takis

Non !

Christos s’avance et aide Léftéris à redresser la tête de l’inconnu. Ils la lui placent sur les genoux de Léftéris.

Christos

Tu crois qu’il va s’en sortir ?

Léftéris

Je ne sais pas… Silence.

Yorgos, en regardant le visage maculé de l’inconnu .

Je m’en souviens à présent…

Takis, impatient .

Alors c’est qui ?

Yorgos

C’est un fermier. Je l’ai vu dans les marchés, il vendait ses petits fromages…

Christos

Il n’appartient donc pas au réseau…

Yorgos

En tout cas, pas à ma connaissance.

Léftéris

Pourquoi l’ont-ils mis dans cet état ?

Christos

Il sait peut-être quelque chose…

Yorgos

Le réseau n’a pas…

Christos lui fait signe de se taire.

Takis

Tout cela est louche…

Léftéris

Tais-toi ! Ta peur est insupportable !

Takis s’éloigne un peu du groupe.

Takis

Je vous aurai prévenus ! Un temps. Ce fermier causera notre perte !

Léftéris

Pour ma part, je ne vois qu’un homme ; un homme qui souffre… Et dans la souffrance nous ne sommes qu’un.

Christos

Il faut tout de même prendre des précautions.

Yorgos

Léftéri, ta grandeur d’âme nous a souvent causé des ennuis…

Christos

Elle est tout à l’honneur de notre groupe.

Yorgos

Nous avons tout de même couru des risques pour rien.

Christos

Pour rien ? Un temps. Nous ne pouvions les tuer… C’étaient des innocents !

Yorgos

La résistance n’avait pas besoin d’eux.

Léftéris

Elle n’avait pas besoin de leur mort non plus.

Yorgos

Tu es trop sensible ! Ce qui compte ce sont les résultats.

Christos

Notre groupe n’a jamais connu d’échecs.

Yorgos, sur un ton sec .

Pourtant, nous sommes ici…

Léftéris

Laisse-le, Christo, il a raison. Tout cela est de ma faute !

Yorgos

Ce n’est pas ta culpabilité qui nous sauvera.

Christos

Léftéri, tu n’es coupable de rien !

Léftéris

Mais je suis responsable de tout !

Obscurité.

Dans la pénombre de leur cellule, on entend les gémissements de l’inconnu.

 

Scène 3

Les mêmes, puis Stavros

Tout le début de la scène se déroule dans la pénombre.

Christos

Il reprend conscience.

Léftéris, en s’adressant à l’inconnu .

Ca va aller… Ca va aller…

L’inconnu gémit.

Yorgos

Que dit-il ?

Léftéris

Rien pour le moment… Laissez-le reprendre ses esprits… À l’inconnu. Nous sommes entre amis… Ne t’inquiète pas.

Takis

Ce n’est pas mon ami ! Je ne le connais même pas !

Christos

Cesse de faire l’enfant…

Takis

C’est peut-être un traître…

Léftéris

Ferme-la, Taki !

On entend des bruits de couloirs.

Yorgos

Il se passe quelque chose à côté.

Christos

C’est sans doute Stavros… Ils doivent le ramener…

Silence puis un bruit de porte. Un homme est jeté à terre.

Yorgos, qui se précipite vers lui .

Stavro, Stavro ?

Puis en le reconnaissant.

C’est lui, les gars ! C’est Stavros !

Stavros

Je n’ai rien dit, je n’ai rien dit.

Léftéris

Nous le savons, Stavro… Un temps. Ce ne sont pas eux qui peuvent te faire craquer…

Christos, plein d’empathie .

Tu en as connu bien d’autres, n’est-ce pas ?

Takis

Depuis combien de temps est-il dans la résistance ?

Léftéris

C’est sans importance !

Takis

Tu ne me fais plus confiance à présent ?

Léftéris

Ce n’est pas cela.

Takis

C’est quoi alors ?

Christos

Il te protège ,c’est tout.

Takis

Je ne veux pas être protégé ! Je veux être libre ! Je veux vivre ! Un temps. Que pourrait-il avouer ?

Stavros

Rien !

Takis

Alors pourquoi es-tu revenu en disant : « Je n’ai rien dit » ?

Christos

C’est une expression… Hésitant. L’important c’est qu’il n’ait pas craqué… L’important c’est qu’aucun de nous n’ait craqué.

Takis

L’important, c’est de vivre !

Léftéris

L’important n’est plus là… Tu le sais très bien… Nous devons mourir.

Takis, en s’effondrant .

Mais pourquoi, pourquoi ? Un temps. Je ne suis qu’un enfant !

Christos

Un enfant de la liberté et de la résistance !

Yorgos

C’est suffisant pour eux !

Takis

Mais je n’ai rien fait ! Vous le savez bien ! Je ne suis dans le réseau que depuis une semaine.

Yorgos

Ne parle pas du réseau !

Takis

Je me fous du réseau et de la résistance !

Stavros

Il ne faut pas, mon petit, rien de mieux ne pouvait t’arriver.

Takis

Nous allons mourir un à un et c’est tout ce que tu as à dire ?

Stavros

Je ne dirai rien de plus. C’est l’essentiel !

L’inconnu gémit à nouveau.

Qui est-il ?

Yorgos

C’est un fermier d’un village d’à côté.

Stavros

Que fait-il ici ?

Yorgos

Nous n’en savons rien…

Stavros, surpris .

Il ne vous a rien dit ?

Léftéris

Il vient seulement de reprendre connaissance.

On entend du bruit.

Christos

Ils viennent à nouveau les salauds !

Takis va dans un coin de la scène.

Yorgos

Ce n’est pas la peine de te cacher. Un temps. Ils savent déjà…

Takis

Ils savent quoi ?

Yorgos

Dans quel ordre nous torturer…

Takis

Mon Dieu !

On entend la lourde porte s’ouvrir. Deux hommes pénètrent dans la pièce. Ils s’avancent avec l’assurance des vainqueurs. Puis s’arrêtent devant l’un des prisonniers.

Non, par pitié !

Christos

Nous sommes avec toi !

Ils traînent Yorgos vers la porte.

Léftéris

Tiens le coup ! Ce sont des lâches !

On entend la voix de Yorgos.

Yorgos

La liberté ou la mort.

Takis, en larmes .

La mort, la mort…

Christos

Elle a toujours été avec nous. Un temps. Seulement, à présent, nous la voyons…

Takis

Laissez-moi tranquille ! Laissez-moi tranquille !

Stavros

Bientôt, nous serons tous tranquilles…

L’inconnu se relève.

Voix de l’inconnu

C’est juste une question de temps…

Léftéris, surpris .

C’est l’expression de…

Obscurité.

 

Scène 4

Andréas, Léftéris

La scène représente l’évocation d’un souvenir de Léftéris. Andréas et Léftéris se tiennent en bord de scène, face au public.

Andréas

C’est ici, l’endroit dont je te parlais…

Léftéris

Ici, l’horizon semble plus proche.

Andréas

Tout est proche ici car nous sommes loin de tout…

Léftéris

La fin de notre terre.

Andréas

Cette frontière a été dessinée par la mer.

Léftéris

C’est la seule qui ne nous prive pas de liberté…

Andréas

C’est vrai qu’ici, je me sens plus libre…

Léftéris

Un jour, notre terre tout entière sera libre.

Andréas

Je ne sais pas si je vivrai cet instant.

Léftéris

J’en doute aussi…

Andréas, surpris .

Mais alors ton combat ?

Léftéris

Le combat seul m’appartient. Un temps. La liberté appartient au peuple…

Andréas

Mais tu es libre, ici…

Léftéris

Je suis libre mais ma terre est assiégée.

Andréas

C’est pour cela que j’aime venir dans cet endroit. Un temps. Ici, j’oublie tout.

Léftéris

Je ne veux rien oublier ! Un temps. Tout est en moi.

Andréas

La souffrance aussi… Un temps. Je ne veux plus souffrir… Un temps. J’ai trop souffert…

Léftéris

On ne souffre jamais trop… beaucoup, mais jamais trop…

Andréas

Je suis comme cette terre. Il montre un point au loin. Je ne peux pas aller plus loin…

Léftéris

Cette terre ne s’arrête pas ici. Un temps. Elle vit en nous…

Andréas

Je ne te saisis pas… Tu sembles si indépendant et pourtant tu ne cesses de penser aux autres. Un temps. Par exemple, tu ne lis pas les journaux…

Léftéris

Ils ne sont que l’information pour la masse.

Andréas

Tu ne travailles pas pour l’armée.

Léftéris

Elle n’est faite que pour contrôler la masse.

Andréas

Et la politique ?

Léftéris

Elle se contente de manipuler la masse.

Andréas

Alors comment comptes-tu aider le pays ?

Léftéris

Mon aide n’a pas besoin de lumière.

Andréas

La clandestinité alors ?

Léftéris

Je ne vois pas d’autre alternative…

Andréas

As-tu déjà des contacts ?

Léftéris regarde au loin.

Léftéris, en changeant de ton .

Tu venais déjà ici dans ton enfance ?

Andréas

Dès que je le pouvais !

Léftéris

Seul ?

Andréas

Toujours ! C’était la seule manière d’être libre…

Léftéris, surpris .

Mais alors aujourd’hui ?

Andréas

Aujourd’hui, c’est différent.

Léftéris

En quoi ?

Andréas

Mon pays est en danger !

Léftéris

Il l’a toujours été et ce, depuis ta naissance…

Andréas

Je le sais mais à présent, grâce à toi, j’en ai conscience…

Léftéris

Alors tu dois souffrir…

Andréas

L’amitié fait toujours souffrir.

Léftéris

L’amitié ?

Andréas

Tu es mon unique ami… L’ami que je n’avais jamais eu.

Léftéris

Ne dis pas cela, Andréa. Tu es aimé de tous…

Andréas

Jamais personne ne m’aimera comme toi… Jamais personne n’aimera notre pays comme toi.

Léftéris, en le prenant par l’épaule .

Pourtant, un jour, d’autres l’aimeront comme moi…

Andréas

Qui d’autre ?

Léftéris

Toi, mon ami, toi !

Andréas

Moi ?

Léftéris

Oui, toi ! Un temps. Quand je serai mort…

Andréas

Ne dis pas cela ! Je ne veux pas que tu meures !

Léftéris, poursuivant .

et que notre terre m’aura de nouveau en elle, tu l’aimeras comme je l’aime…

Andréas, pensif .

C’est donc juste une question de temps…

Un bruit sourd rappelle Léftéris à la réalité.

Ils s’embrassent.

 

 

Scène 5

Fermier, Léftéris, Christos, Takis, Stavros

On retrouve la prison…

Fermier, tout tremblant .

Ils reviennent… Ils reviennent…

Léftéris

Ne crains rien ! C’est juste un changement de cellule…

Le fermier se relève et les regarde tous un à un.

Fermier, apeuré .

Qui êtes-vous ?

Léftéris

Des amis !

Fermier

Je n’ai pas d’amis… Je ne vous connais pas…

Christos

L’un de nous te connaît…

Le fermier les regarde à nouveau…

Fermier

Qui est-ce ?

Léftéris

Il n’est pas ici… Ils viennent de l’emmener…

Fermier

C’est un piège… Je ne connais personne…

Il recule.

Christos

Il nous a dit que tu étais fermier…

Fermier, surpris .

Qui vous a dit cela ?

Léftéris

C’est justement Yorgos qui nous l’a appris…

Fermier

Je ne connais aucun Yorgos… Laissez-moi tranquille…

Takis

Tu parles d’un homme…

Fermier

Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

Léftéris

Nous ne sommes pas des bourreaux… Nous sommes des prisonniers comme toi…

Fermier

Non ! Je suis ici par erreur…

Christos

Nous sommes tous ici par erreur…

Fermier

Laissez-moi partir !

Takis

Imbécile, ne vois-tu pas que nous sommes enchaînés comme toi ?

En voyant les menottes, le fermier se calme.

Fermier

Qu’avez-vous fait pour être ici ? Long Silence. Eh bien répondez… Silence.

Takis

Je vous avais dit que c’était un traître… Il essaie de nous faire parler, le salaud…

Léftéris

Cela suffit ! Un temps. Tu ferais de même à sa place !

Christos

Il ne sait même pas pourquoi il se trouve ici.

Fermier, inquiet .

Vous êtes des résistants…

Takis, hors de lui .

Nous ne sommes rien du tout ! Un temps. Nous sommes des morts en sursis…

Léftéris, sur un ton fier .

Oui, nous sommes des résistants…

Fermier, furieux .

Alors c’est vous ! C’est vous ! C’est à cause de vous qu’ils sont morts…

Surprise du groupe.

Christos

De qui parles-tu ?

Fermier, sûr de lui .

Cela ne prend pas avec moi ! Un temps. J’ai tout de suite vu que vous étiez des résistants… des terroristes…

Takis

Mais faites-le taire !

Léftéris

Non, laisse-le parler…

En s’adressant au fermier, sur un ton calme.

De quoi parles-tu, l’ami ?

Fermier, plus calme, mais toujours tremblant .

Les gens de mon village ! Ils les ont tous tués !

Christos

Mais qui donc ?

Fermier

Ces salauds de résistants !

Christos

Je ne peux pas le croire…

Fermier, dans un cri .

C’est pourtant la vérité !

Léftéris

Calme-toi ! Un temps. Et raconte-nous plutôt ce qui s’est réellement passé…

Fermier

Vous le savez bien ! Un temps. Laissez-moi tranquille !

Il s’avance vers la porte.

Laissez-moi sortir !

Christos

Tu ne sortiras que lorsqu’ils le voudront bien…

Le fermier s’effondre. Il semble prostré.

Fermier

Ils ont fait sauter le pont… Silence. Et les autres se sont vengés sur mon village… Silence. Ils sont venus à midi. Le soleil cognait dur… Silence. Ils ont défoncé toutes les portes… Silence. Le village était terrorisé… Ils les ont tous rassemblés de force sur la place centrale… La peur se lisait sur leurs visages… Tous savaient… Silence. Mon Dieu ! Ils en ont séparés quelques-uns… et ils les ont brûlés à coups de lance-flammes.

Il se recroqueville sur lui-même.

Cette odeur de chair brûlée… Ils tiraient sur tous ceux qui tentaient de s’approcher… Silence.

Christos

Les salopards !

Léftéris

Silence !

Il lui fait signe de se taire.

Fermier

Une fois le spectacle terminé, ils ont pris trois femmes… Et les ont forcées à assister à la scène finale : le massacre du village… Silence. Ensuite, ils leur ont ordonné de l’annoncer dans les villages voisins… Un temps. Ils voulaient un exemple…

Il se met à pleurer. En voyant Christos s’approcher de lui.

Ne me touchez pas !

Léftéris, en se rapprochant de lui .

Tu n’as rien à craindre de nous.

Fermier

C’est à cause de vous qu’ils sont morts ! Un temps. Et que je suis ici ! Un temps. Ils m’ont attrapé dans le village d’à côté… Ils m’ont pris pour un terroriste !

Takis

Le comble !

Fermier

Ils m’ont torturé pendant des heures pour que je dénonce les salauds qui ont fait sauter le pont…

Léftéris

Ces salauds, comme tu dis, c’est nous !

La lourde porte s’ouvre brusquement et deux gardiens jettent Yorgos dans la cellule.

 

 

Scène 6

Les mêmes, Yorgos

Yorgos, dans un cri étouffé .

Je n’ai rien dit… Je n’ai rien dit….

Il s’effondre et les autres accourent vers lui.

Stavros

Il s’est évanoui…

Stavros tente tant bien que mal de le secouer.

Christos

Doucement, doucement… Un temps. Son corps n’est plus qu’une plaie…

Takis qui le regardait de près, s’éloigne brusquement.

Takis, en s’enfuyant .

Mon Dieu, mon Dieu !

Il s’agenouille. Dans un cri.

Ils lui ont brûlé la figure à coups de cigarettes.

Léftéris

Cesse de gémir, Taki… C’est Yorgos qui souffre…

Christos, en larmes .

Lui, qui avait un si beau visage…

Takis

Tout cela pour un pont…

Stavros

Ferme-la, Taki.

Takis

Non ! Non ! Plus jamais, je ne la fermerai !

Léftéris

Faites-le taire… Il va finir par nous dénoncer, cet imbécile…

Christos et Stavros s’approchent de lui.

Takis

Qu’allez-vous me faire ?

Il semble terrifié.

Vous allez tous nous sacrifier pour sauver un seul homme ? Je veux vivre moi aussi ! Je veux avoir une famille… Je ne veux pas mourir ici…

Léftéris

Il a perdu la tête… La peur…

Takis

Oui ! Il n’y a plus que peur en moi. Et tout cela à cause du chanteur ! Dans un cri. Andréas n’est rien pour moi !

Christos et Stavros le bousculent. Il tombe à terre et se cogne la tête.

Silence.

Christos

Il ne bouge plus… Un temps. Nous l’avons tué ?

Stavros se penche sur Takis.

Stavros

Non, il respire encore… Un temps. Il s’est évanoui, c’est tout…

Léftéris

Au prochain interrogatoire, il finira par tout avouer.

Stavros

C’est certain… Il ne supportera pas le quart de ce que j’ai subi…

Christos

Alors il faut choisir… Un temps. Ce sera lui ou nous…

Léftéris

Ce n’est pas si simple…

Christos

Comment ? Un temps. C’est bien toi qui nous a dit de le faire taire…

Léftéris

C’est vrai mais pas de le tuer…

Stavros

Mais tu sais bien qu’il va cracher le morceau.

Léftéris, pensif .

Oui, je le sais aussi.

Christos

Alors il ne reste plus qu’une solution… Un temps. Sinon, nous avons fait tout cela pour rien…

Léftéris

Cela n’a aucune importance pour nous… Nous sommes déjà morts…

Stavros

Mais Andréas est encore vivant lui ! Il pourra prévenir les autres…

Léftéris

Je le sais mais Takis n’est qu’un enfant… Que vaut une résistance qui tue ses propres enfants ?

Stavros

Tu vas condamner des dizaines de résistants pour un lâche ?

Léftéris

Je vais condamner un ami pour un lâche…

Christos

Tu n’as pas le droit !

Léftéris

Ne vois-tu pas qu’en exécutant Takis, nous ne serons plus des résistants mais des assassins ?

Stavros

Personne ne nous oblige à t’obéir…

Léftéris

C’est vrai mais pour tuer Takis vous devrez me tuer d’abord !

Fermier, avec une tout autre voix et un léger accent .

C’est inutile, vous êtes déjà tous morts !

Surprise du groupe.

Stavros

Ne te mêle pas de cela. Un temps. Cela ne te concerne pas.

Fermier

C’est donc Andréas, le chanteur qui manquait à l’appel…

Christos

Ne prononce plus ce nom !

Fermier

Mais pourquoi ? Tout est fini à présent…

Yorgos, qui a repris ses esprits .

Cette voix, ce n’est pas celle du fermier…

Stavros

Comment ?

Yorgos

C’est celle de son frère… Celui qui vivait à l’étranger.

Fermier

C’est exact ! Un temps. Yorgos a raison. Un temps. Je ne suis que le frère du fermier… Silence. Je suis officier de l’armée…

Léftéris, en le coupant .

Emparez-vous de lui !

Ils sont sur le point de se précipiter sur lui mais ce dernier vient d’armer un pistolet et les met en joue.

Ne bougez plus !

Fermier

C’est déjà plus sage…

Les hommes du groupe se regardent en silence.

Christos

À présent, il sait tout… Un temps. Nous sommes à sa merci…

Fermier

Vous l’étiez depuis le début… J’ai ordonné tous vos interrogatoires… Je vous ai étudiés… Puis j’ai pénétré votre réseau…

Léftéris

Takis avait raison…

Fermier

Depuis le début… Parfois la peur discerne mieux l’ennemi.

Léftéris

Tu sais tout mais tu es seul…

Fermier

Il me suffit d’un mot pour faire venir les gardes.

Léftéris

Cependant, tu ne pourras pas tous nous tuer… Les autres te tueront… Dans un cri. Pour Andréas !

Il se jette sur lui. L’officier tire mais les autres ont suivi le mouvement. Nouveau coup de feu. Léftéris et Takis tombent morts. L’officier meurt dans un gémissement. De la porte, les gardes abattent tous les autres.

Obscurité.

 

ACTE TROISIEME

Scène 1

Voix de l’officier et des trois femmes

La scène est plongée dans une obscurité totale. Elle est vide… On entend un bruit de foule sans vraiment en comprendre le sens, suivi d’un long silence et enfin une voix tranchante…

Voix de l’officier

Si nous les avons brûlés, c’est pour les débarrasser de leur vermine… Un temps. Si les terroristes ont fait exploser ce pont, c’est à cause de vous ! Silence. Si vous n’étiez pas ici, le pont n’aurait pas été détruit… Votre existence est une insulte à notre race… Vous n’êtes rien… Vous n’êtes qu’un ramassis de lâches… Vous les avez entendus crier mais, vous, vous n’avez pas bougé… Certains ont tenté de s’opposer à nous, à notre pouvoir… Ils sont là, gisant dans leur sang… Alors que vous êtes là, témoins de votre propre honte… Silence. Vous n’êtes qu’un peuple de lâches et je vais vous le prouver… Un temps. Désignez-moi trois nouvelles victimes et uniquement des femmes cette fois… Un temps. Je compte jusqu’à trois. Si à trois vous n’avez pas désigné les victimes, je fais abattre l’un d’entre vous au hasard… Silence. Un… Un temps. Deux… Un temps. Trois… Un temps.

Furieux.

Personne ne bouge ! Abattez ce chien !

Coup de feu. Un corps tombe à terre.

Alors où en étais-je ? Un temps. Un… Un temps. Comment ? Trois volontaires ? Un temps. Me serais-je trompé ? Resterait-il encore un soupçon de courage dans ce peuple ? Silence.

On discerne la silhouette de trois femmes.

Quel est votre dernier souhait ?

Voix des trois femmes à l’unisson

La mort !

Voix de l’officier

Ce sera chose faite ! Mais auparavant, débarrassons-nous de la vermine… Jetez-le dans ce coin.

Une à une, elles tombent sur le centre de la scène. Elles se serrent les unes contre les autres. Silence.

Feu !

On entend un bruit assourdissant de coups de feu et la chute sourde des corps qui tombent les uns sur les autres. Les mitraillettes se taisent enfin. Long silence. Les trois femmes se relèvent peu à peu. Les mains sur la bouche et les yeux pour ne pas crier devant l’horreur du spectacle. Elles se mettent à genoux et commencent à prier les mains croisées…

Inutile de prier ! Ils sont tous morts… Et si vous êtes encore en vie, c’est pour être les témoins de leur mort. Vous avez été désignées pour témoigner devant l’histoire et dire à votre peuple la grandeur et la puissance de notre race. Un temps. C’est la fin de votre histoire. Désormais, vous vivrez dans l’oubli !

Lumière sur les trois femmes.

 

 

Scène 2

Trois femmes en noir

Elles sont toujours à genoux…

Irini

Ils sont tous morts…

Anastassia

Non, ils ont tous été assassinés.

Irini

Quelle différence pour eux ?

Anastassia

Pour eux, aucune… Un temps. Mais pour notre peuple…

Eléni

Ils ont tué mon Andréas…

Elle ne peut s’empêcher de pleurer.

Irini

Ils l’ont abattu comme un chien.

Anastassia

Non, comme un chacal ! Un temps. C’était un danger pour eux…

Eléni

Mais pourquoi ? Il a simplement voulu aider les condamnés…

Anastassia

C’est avec son geste que le mouvement a commencé…

Irini

Son courage a été un exemple pour les autres…

Eléni

Mais il est mort ! Il est mort pour ce geste !

Anastassia

Car ce geste était celui de la résistance contre l’oppresseur…

Irini

Le courage de notre peuple.

Eléni

Pourtant vous l’avez vu comme moi : notre peuple est mort !

Anastassia

Notre peuple est en nous à présent.

Irini

Nous témoignerons face à l’histoire.

Eléni

Êtes-vous inconscientes ? Un temps. L’avez-vous déjà oublié ? Un temps. Nous avons été condamnées à vivre dans l’oubli.

Anastassia

La mémoire est une enclave dans l’oubli.

Irini

L’oubli c’est la prison de la mémoire.

Eléni

Taisez-vous ! Un temps. Je ne désire que mourir…

Anastassia

Tant que nous vivrons grâce à notre mémoire, notre peuple vivra en nous.

Eléni

Tout un peuple vivant dans le noir.

Irini

Car ce noir c’est notre mémoire.

Anastassia

Et notre peuple sera la lumière du noir !

Eléni

À l’instar de la lumière qui vit du noir…

Irini

tout notre peuple vivra dans notre mémoire !

Anastassia, en se relevant .

Viens, Eléni… Nous devons partir à présent…

Irini se relève aussi mais Eléni reste à genoux.

Eléni

Je ne peux pas… Tout ceci est trop lourd pour moi…

Anastassia

C’est grâce au poids de notre mémoire que nous laisserons des traces sur notre terre…

Eléni

Mon pauvre Andréas…

Eléni se relève en s’aidant d’Anastassia et d’Irini.

Vous êtes tout ce qu’il me reste…

Irini

Ne dis pas cela, Eléni…

Anastassia

D’autres résistants nous attendent pour écrire l’histoire de notre peuple…

Eléni

Qui sont-ils ?

Anastassia

Les cendres de la lumière ! Léftéris et ses hommes…

Obscurité.

 

Scène 3

Stavros, Christos, Andréas

Sur scène, un homme est assis à une table. Un autre fait les cent pas dans la pièce. Silence.

Stavros

Cesse de marcher ainsi…

Christos

Je ne peux pas… C’est plus fort que moi…

Stavros

C’est le nouveau qui te fait cet effet ?

Christos, en s’arrêtant .

Tu le connais ?

Stavros

On m’a dit que c’était un chanteur…

Christos, surpris .

Un chanteur ? Un temps. Qu’allons-nous faire d’un chanteur ?

Stavros

Le réseau a besoin de résistants… C’est tout !

Christos

Par qui est-il recommandé ?

Stavros

Léftéris !

Christos

Par Léftéris lui-même ?

Il recommence à marcher de long en large. On frappe à la porte, deux fois puis une fois.

Stavros

Va lui ouvrir, Christo…

Christos s’avance vers la porte.

Christos, en s’adressant à l’inconnu .

C’est ici…

L’homme s’avance et vient se placer devant la table.

Stavros

Tu peux t’asseoir…

L’homme s’assoit. Christos continue à marcher et se place derrière l’homme.

Christos

Pourquoi rejoindre le réseau ?

Andréas, en se retournant vers lui .

Il n’y a pas d’autre voie… Un temps. Le pays est en danger…

Christos

Que peux-tu apporter au réseau ?

Andréas

Ma vie !

Stavros

As-tu des compétences particulières ?

Andréas

Je suis adroit.

Christos

C’est tout ?

Andréas

Bien souvent, c’est suffisant !

Stavros

On nous a dit que tu étais chanteur…

Andréas

C’est vrai… Je pensais que c’était inutile…

Christos

Tu as raison…

Stavros

Non, c’est faux ! Un temps. Une compétence est toujours utile… Un temps. Nous avons besoin d’un musicien…

Christos, surpris .

Comment ?

Stavros

Dans une semaine, nous aurons besoin d’un musicien…

Christos

Mais dans une semaine…

Stavros, en le coupant .

Justement !

Andréas

Alors je suis votre homme.

Christos

Cela nous le verrons par la suite…

Andréas

J’attendrai les instructions…

Stavros

Tu seras seul… Tu n’auras aucune couverture…

Andréas

J’ai toujours été seul.

Christos

Pourquoi, tu n’aimes pas les autres ?

Andréas

Je suis différent, c’est tout.

Stavros

Alors nous verrons de quoi sera capable cette différence…

Andréas

Je ne suis rien pour vous, mais je suis capable de tout.

Stavros

Ici, cela n’a pas d’importance qui tu es, la seule chose qui compte c’est ce que tu fais ! Un temps. Nous te contacterons…

Andréas se lève et sort.

Christos, énervé .

Pour quelle raison ne m’avez-vous pas informé ?

Stavros

C’étaient les instructions…

Christos

De Léftéris ?

Stavros

Qui d’autre !

Christos

As-tu confiance en lui ?

Stavros

Cela n’a aucune importance !

Christos

Je ne te comprends pas…

Stavros

Cette fois, c’est différent…

Christos

Mais pourquoi ? Un temps. C’est un nouveau comme un autre…

Stavros

Non ! Léftéris a une confiance absolue en lui !

Christos

C’est donc pour cela…

Stavros

Exactement…

Christos

Nous ne devions pas l’interroger, juste le rencontrer.

Stavros

Précisément…

Christos

Alors, c’est vrai, il sera notre diversion… Et il sera seul !

Stavros

Nous sommes tous seuls face à la mort !

Obscurité.

 

 

Scène 4


Andréas, Villageois, Un autre, Encore un autre

 

La scène s’éclaire peu à peu jusqu’à devenir très lumineuse. Elle représente une fête traditionnelle de village. Au centre, on reconnaît Andréas avec sa guitare qui écoute un villageois qui lui parle à l’oreille. Il semble lui faire la commande d’une chanson.

Andréas, en se relevant .

C’est d’accord !

Un large sourire se dessine alors sur le visage du villageois.

Villageois

Tu as vraiment une mémoire extraordinaire !

Un autre

Je t’avais dit qu’il les connaissait toutes…

Villageois

C’est vrai… Mais je ne m’attendais pas à cela…

Andréas

Ma musique, c’est ma vie, et mon peuple c’est ma…

Il est coupé.

Un autre

Allez commence, Andréa !

Andréas commence à chanter et tout le village reprend en cœur sa chanson. On lit sur les visages la communion de l’esprit.

Un autre

Une autre, une autre !

Villageois

Laissez-le souffler un peu ! Un temps. Donne-lui plutôt à boire !

Un autre

Tu as raison…

Il se lève pour servir à boire à Andréas.

Andréas, en levant son verre .

À notre santé à tous !

Village , à l’unisson .

À ta santé, Andréa !

Villageois

La voix de notre peuple…

Andréas

La voie de notre peuple n’est pas la musique…

Un autre, surpris .

Que dis-tu ?

Andréas

Le son du canon seul, libèrera notre peuple…

Villageois

Ne parle pas ainsi, mon fils…

Un autre

La sagesse nous dit de nous taire.

Andréas

Seule la mort a ce droit !

Villageois

La vie nous apprend qu’il ne faut pas se plaindre…

Andréas

Il n’est pas encore né celui qui dira mes plaintes !

Un autre

N’as-tu pas peur ?…

Andréas

Je ne crains rien car je n’espère rien…

Villageois

Mais l’espoir c’est la vie.

Andréas

Non, la vie c’est autre chose…

Un autre

Quoi donc ?

Andréas

La vie c’est…

Au même instant, on entend le bruit de violentes explosions…

Villageois, au milieu des cris .

Que se passe-t-il ?

Un autre

Ils bombardent le pont…

Villageois

Imbécile, il n’y a pas d’avions !

Encore un autre

Alors ce sont les nôtres…

Un autre

Les nôtres ?

Villageois

Oui c’est ça ! Un temps. Les nôtres ont fait sauter le pont !

Encore un autre

Bravo, les gars !

Un autre

J’ai un mauvais pressentiment…

Villageois

Où veux-tu en venir ?

Un autre

Si les résistants ont vraiment fait sauter le pont, il y aura des représailles…

Encore un autre

Mais nous n’avons rien fait !

Andréas

C’est cela qui devrait vous culpabiliser !

Un autre

Comment oses-tu ?

Villageois, pensif .

Il a raison… Un temps. Il y a vingt ans nous aurions eu honte de nous-mêmes.

Un autre

Mais je n’ai pas honte, moi !

Andréas

Alors tu n’auras jamais honte !

L’autre se lève furieux.

Villageois

Calme-toi et assieds-toi ! Un temps. Nous ne sommes que des fermiers…

Un autre, furieux .

Si tu crois que je vais me laisser insulter par un étranger…

Villageois

Andréas n’est pas un étranger ! C’est le fils de notre terre !

Un autre

Alors je préfère partir d’ici…

Villageois

Tu es libre d’aller où tu veux…

L’autre s’éloigne…

Un autre, en se retournant .

Vous le regretterez ! Vous le regretterez tous !

Il sort.

Villageois, en s’adressant à un jeune .

Il faudra le surveiller… Un temps. Sa lâcheté est capable de tout !

Encore un autre

Sans la guerre, il n’aurait pas su qu’il était lâche…

Andréas

Il ne faut pas lui en vouloir… Il ne pouvait rien pour notre patrie.

Villageois

La peur transforme les hommes.

Encore un autre

Sa peur pourrait nous dénoncer !

Silence.

 

 

Scène 5

Andréas, Eléni, Anastassia, Jeune fille, Villageois, Encore un autre, Un autre, Voix de l’officier

On entend au loin des voix de femmes qui crient le prénom d’Andréas… Andréas se relève et sort de table…

Andréas, qui a reconnu la voix de sa femme .

Eléni…

Deux femmes entrent sur scène. L’une d’elle court vers Andréas qui fait de même.

Eléni, en l’embrassant .

Je te retrouve enfin, mon amour…

Andréas

Anastassia…

Anastassia

Je suis heureuse de te retrouver… As-tu des nouvelles de Léftéris ?

Andréas, hésitant .

Non, pas directement…

Eléni

Alors tu as des nouvelles ?

Andréas

Je sais seulement qu’il est vivant.

Anastassia

Pour combien de temps encore…

Eléni

Ne dis pas cela… Rien ne peut l’atteindre !

Anastassia

Sauf s’il le désire…

Eléni

Qu’est-ce que cela signifie encore ?

Anastassia

Pour le moment rien… C’est juste une question de temps…

Sourire d’Andréas.

Eléni, en mettant sa main sur sa poitrine .

Si tu t’y mets toi aussi…

Andréas

Non, non, ne crains rien… Anastassia est unique… Un temps. Comment avez-vous fait pour me retrouver ?

Eléni

Nous avons entendu parler de la fête… Elles sont si rares désormais…

Anastassia

Et quand nous avons appris que le chanteur avait une guitare, nous avons su que c’était toi !

Andréas, en souriant .

C’est donc ma guitare qui m’a trahi ?

Anastassia, en regardant le public .

Non, d’autres s’en chargeront…

Eléni

Alors tu as chanté ?

Andréas

Oui, nos chants…

Eléni

C’est tout ce que tu as à nous dire ? Un temps. Nous te cherchons depuis des jours…

Andréas, en se penchant sur elle .

Je suis désolé… Un temps. Je ne pouvais vous contacter…

Eléni

Mais pourquoi ? Un temps. Un coup de fil aurait suffi…

Anastassia, en poursuivant .

à le trahir… N’est-ce pas, Andréa ?

Andréas

Anastassia a raison…

Eléni

Et maintenant ?

Anastassia

Maintenant, le pont s’est écroulé…

Andréas, surpris .

Anastassia…

Anastassia

Je connais Léftéris mieux que toi…

Andréas

Je n’en doute pas…

Anastassia

Vous les avez bloqués… À présent, ils vont revenir… Obligatoirement…

Andréas

Je le sais…

Anastassia, en désignant les villageois .

Mais eux, le savent-ils ?

Andréas

Ils ne savent rien… Silence.

Une jeune fille revient en courant… Elle est à bout de souffle…

Jeune fille

Ils arrivent… Ils arrivent…

Villageois

Mais qui donc ?

Jeune fille

Les chars ! Les chars !

Elle s’enfuit. On observe un mouvement de panique dans l’assistance.

Villageois

C’est inutile de courir… Ils nous attraperont où que nous allions…

Encore un autre

Qu’allons-nous faire ?

Villageois

Rien ! Un temps. Aucun de nous ne savait pour le pont… Nous préparions notre fête…

Andréas

Je ne le savais pas non plus mais je devais être là…

Villageois

Pourquoi ?

Andréas

Ils savaient sans doute quelque chose sur le village…

Villageois

Mais quoi ?

Un homme revient…

Un autre

Je vous avais dit que vous le regretteriez… Un temps. Vous êtes moins fiers maintenant ?

Villageois

Qu’as-tu donc fait ?

Un autre

J’ai prévenu mon frère…

Villageois

Quel frère ? Tu n’as jamais eu de frère…

Un autre

Il n’a jamais mis les pieds dans ce pays…

On entend une voix tranchante…

Voix de l’officier

Regroupez-les !

Un autre

C’est lui !

Villageois

Espèce de traître !

Voix de l’officier

Séparez-les ! Un temps. Je n’ai pas de temps à perdre…

On entend les lance-flammes.

Andréas, en courant .

Non ! Arrêtez ! Laissez-les !

Il tombe abattu par une mitrailleuse. Dans un soupir…

Léftéri…

Eléni, dans un cri .

Andréa !

Elle court vers lui.

Noir.

Chant.