295 - Le dodécaphonisme : une pensée libre mais seule
N. Lygeros
Du point de vue intellectuel, il existe une différence fondamentale entre la musique sérielle et la musique tonale. Contrairement à la seconde, la première est plus difficile d’accès et donc moins facilement consomable par un public qui n’est plus choisi comme auparavant. En effet, comme la musique s’est fortement démocratisée pour ne pas dire popularisée, son public a acquis le statut de masse. Aussi ses goûts influencent la musique et le répertoire joué. Devenue distraction de la masse, la musique classique ne laisse que peu de place à la musique dodécaphonique. Cette dernière ayant une forme inhabituelle pour les oreilles de la masse, ne peut jouer d’une distraction. Qualifiée d’intellectuelle, au sens péjoratif du terme, la musique sérielle est reléguée à la marginalité alors que la rupture structurelle qu’elle représente est une véritable révolution dans le domaine de la musique. Seulement, il est difficile d’écouter ce que nous ne pouvons entendre de la même manière qu’il est difficile de voir ce que nous ne pouvons comprendre.
A ce titre, le cas de Arnold Schoenberg est exemplaire. Son oeuvre la plus jouée est Verklärte Nacht qui vit dans l’esprit de la poésie romantique. Alors qu’il a aussi composé Gurrelieder dont la grandeur surpasse les créations les plus originales de Gustav Mahler et Richard Strauss, et que l’exécution de sa Kammersymponie suscita la consternation du public car elle s’écartait de l’harmonie tonale traditionnelle; sans mentionner sa pièce pour piano opus 11 n°1 qui est sa première composition musicale dépourvue de la moindre référence à la tonalité et que dire de 5 Orchesterstücke qui est reçue par la critique dans un mélange d’incompréhension et d’immense curiosité et enfin Sprechtstimme qui provoqua une réaction violente de la critique qui le condamna par ses plus fortes invectives. Quant à son oeuvre la plus révolutionnaire à savoir son traité sur le dodécaphonisme, elle est à l’image de son créateur, profondément incomprise par la masse qui suggère encore que même ses initiateurs sont revenus à des idées antérieures sans se rendre compte que le dodécaphonisme introduit par Schonberg a été suivi par Berg et Webern ainsi Dallapiccola, Gerhard, Krenek, Leibowitz, Searle et Wellesz et qu’il est devenu au fil des années, une véritable lingua franca universelle à laquelle Chostakovich a fait appel dans ses dernières oeuvres, Bloch dans ses derniers quatuors à cordes et surtout Stravinski dans sa forme totale avec le mouvement rétrograde, le mouvement contraire et le mouvement contraire et rétrograde.
Cependant, c’est justement l’ensemble de ces raisons qui aveugle la passion du public et de la masse en général. Loin d’être utilisée comme un argument en sa faveur, la justification théorique – même présentée à la manière de Kundera – est interprétée comme une preuve supplémentaire du caractère inaccessible du dodécaphonisme. La masse ne peut accepter qu’une musique soit créée non par elle et pour elle mais pour l’art et par le génie humain. Bien qu’universelle, la complexité des processus élémentaires demeure minoritaire comme pour illustrer la devise de l’ami de Johannes Brahms : libre mais seul.