305 - Le bonheur : un sentiment social
N. Lygeros
”Je ne demande pas le bonheur, je ne pense pas au bonheur. Le travail, un dur travail, pour une cause sacrée, voila ce que je demande.” M. Bakounine
A la suite de divers échanges, au sujet de notre pièce de théatre Mémoire du futur, construite autour du dialogue de Prométhée et Athéna, nous avons été amenés à expliquer notre position sur la notion de bonheur. Cet article est une mise au clair de cet assemblage complexe. Dans notre première tragédie Oreste et Electre nous avons posé les premiers jalons de notre conception de l’intelligence comme une lutte contre le hasard. Puis dans notre trilogie : Achille et Penthésilée, Ulysse et Calypso, Prométhée et Athéna, qui est, à travers la description de trois amours impossibles, une étude de trois phases de l’intelligence via les modèles de M-classification, nous avons mis en évidence le caractère tragique de la vie, de cette vie qui n’accepte aucun compromis car elle n’est que sacrifice. Ces deux idées sont d’ailleurs reliées comme nous l’avons montré dans notre article sur la notion de sacrifice et de résistance. Ce que l’une tient de la société l’autre le tient le l’humanité.
Pour la société, l’essentiel c’est la stabilité de sa structure. Et, dans ce cadre, l’intelligence est naturellement considérée comme une source d’instabilité ainsi que nous l’avons explicité dans notre article en collaboration avec Petri Widsten, elle ne peut être consensuelle et par définition est minoritaire. Alors que le bonheur par son aspect onirique et stochastique et en même temps par le fait qu’il soit accessible à tous, est une idée fondamentalement sociale. Ainsi la recherche du bonheur est devenue une quête sociale, une raison de vivre. En réalité, cette quête a engendré un modèle social qui correspond à une situation potentielle i.e. un assemblage de conditions qui suffisent potentiellement à procurer le bonheur. Ce modèle social comporte des critères qui correspondent à ceux que certains nomment la réalisation de l’individu. Il s’agit de la création d’une famille, de l’obtention d’une situation sociale avec tous les détails pratiques qu’elle comporte : habitation, véhicule, aisance mobilière,… et à un autre niveau, les signes extérieurs de la richesse. Il est d’aileurs important de noter que cela ne correspond pas nécessairement au bien-être social. Comme si l’important n’était pas sa propre réalisation mais son apparente réalisation dans une société de spectacle.
Nous discernons ainsi l’intrusion dans le sentiment humain de la part de la société. Le bonheur qui était initialement une idée analogue à celle de la chance puis à celle de réussite, et qui a aussi le sens d’un état de la conscience pleinement satisfaite, a acquis une dimension sociologique. Aussi, il ne peut être interprété qu’à travers celle-ci. Il est vrai que cela va dans le sens de la définition de l’homme au sein de la société. Cependant, le bonheur tel que nous l’avons explicité va à l’encontre du libre arbitre car il est déterminé pour une grande part par la société. Cela explique d’ailleurs sa corrélation avec la diversité des sociétés. Car la société influence tellement les individus que ces derniers malgré un sentiment d’indépendance sincère agissent en réalité de manière similaire et ont des buts analogues. De plus, le consensus social dans le domaine du bonheur est si fort qu’il rend étrange l’absence de recherche de celui-ci.
C’est pour l’ensemble de ces raisons que le sacrifice de Prométhée, cet archétype du génie universel, est non seulement incompris mais difficilement acceptable par la société. Il ne recherche pas le bonheur et en ce sens il semble quelque peu inhumain. Comme si le sacrifice de l’intelligence pour l’humanité allait à l’encontre de la notion de l’humanité. Car l’homme social agit comme si l’homme n’avait pas de sens en tant qu’individu humain. Comme si ne pas être comme les autres signifiait être contre les autres. Aussi il n’est guère étonnant que la recherche d’un bonheur lourdement marqué socialement, ne représente pas une quête pour un individu fondamentalement conscient d’appartenir à un ensemble plus vaste que la société. Celui-ci ne désire pas convaincre les masses. Son existence est une preuve qu’aider l’humanité peut représenter le choix d’une vie pensée.