312 - De la stratégie à la cognition
N. Lygeros
Une des étapes les plus marquantes de l’extension de la stratégie hors du cadre strictement militaire est l’adoption du concept par les créateurs de la théorie des jeux von Neumann et Morgenstern en 1944. L’ère de l’administration, de la direction et de la politique d’entreprise, due aux précurseurs de la planification dans l’entreprise est peu à peu remplacée par la stratégie d’entreprise. C’est d’ailleurs au cours des années qui ont suivi, que la stratégie se voit concurrencée par le système de « défense management » et la gestion des crises.
En réalité, comme cela fut constaté par la suite il existe un hiatus fondamental entre la théorie et la pratique. La stratégie pure est essentiellement un jeu à somme nulle, selon la formulation de von Neumann. Car en somme, le conflit fondamental c’est le duel. D’où la formulation par Tarde de la théorie du duel logique. Il est désormais évident que cela constitue une vision simpliste de la situation conflictuelle même si elle est complétée par la loi de coalition dans les triades de Caplow à savoir «trois protagonistes tendent à se réduire à deux, les deux plus faibles se liguant contre le plus fort ou les plus forts s’entendant pour dépecer le plus faible.» Que nous pouvons interpréter en termes de théorie des graphes de la manière suivante : A ≤ B ≤ C (A → C et B → C ) ou (A → B et A → C) et réaliser qu’il s’agit simplement d’une réalité ramseyenne conceptuelle indépendante des caractéristiques des adversaires et surtout qui ne fait pas intervenir le temps, ce qui représente une erreur grave du point de vue de la stratégie.
Par ailleurs, l’apparition à l’ère nucléaire du concept « worst case analysis » montre les failles théoriques d’une attitude basée uniquement sur le vraisemblable. Car la guerre, selon l’expression de Clausewitz, est un véritable caméléon et donc par nature imprévisible dans sa polymorphie. C’est ainsi que nous voyons apparaître un outil conceptuel naturel dans ce cadre à savoir la logique probabiliste qui est basée sur le fait que l’information n’est jamais parfaite. Aussi dans un univers où l’information est essentiellement incomplète pour ainsi dire par définition et malgré l’opinion dominante qui réduirait la stratégie à un processus purement technique construit sur un substrat technologique, il faut insister sur sa dimension intellectuelle. Car elle comporte non seulement une composante matérielle avec les moyens mis en œuvre mais surtout une composante intellectuelle qui représente l’action personnelle du stratège. Dans un monde incertain, la survie de l’homme a toujours dépendu de sa principale caractéristique à savoir l’intelligence. Il n’est donc pas étonnant que celle-ci apparaisse dans le domaine de la stratégie. Caméléonienne par essence, elle est adaptée à la situation de crise et plus généralement à la guerre. Sa plasticité lui permet d’évoluer dans des univers dont elle n’a pas une connaissance parfaite. Elle ne présente d’ailleurs aucun intérêt dans un monde automatique i.e. régi par un algorithme déterministe. Elle n’acquiert toute sa puissance que dans un cadre dont la complexité des paramètres, le rend incertain. Car elle ne représente pas la maîtrise absolue d’un univers connu mais une transgression gnoséologique dans un monde partiellement connu. Son action n’est pas construite sur l’élimination de l’erreur comme dans une ligne de conduite rigide mais sur l’exploitation de celle-ci en tant qu’outil heuristique libre de contraintes structurelles. L’évolution de la notion de stratégie conduit à la réalisation de l’importance de l’intelligence qui demeure malgré les apports technologiques l’arme la plus puissante de l’homme. Et même si un jour, la naturelle engendre l’artificielle, elle n’aura modifié que le substrat et l’essentiel sera toujours l’intelligence.