328 - Le Χ des Caméléons
N. Lygeros
Il ne connaissait pas cette île mais il savait qu’elle représentait le premier objectif.
Le mixte stratégique des sept caméléons avait été activé. C’était ici qu’aurait lieu le premier impact.
Et le caméléon serait la cible du système.
Une cible invisible et imprévisible.
Un être transparent.
Hegel pensait que chaque peuple avait une mission à remplir. Cette idée s’était avérée fausse. Pourtant son schéma mental était correct. L’erreur provenait de la massification ontologique du terme peuple qui en avait éliminé ses singularités. Et la structure avait dégénéré sous l’action de la pensée de Nietzsche.
Le monde te prend tel que tu te donnes.
Tout était dans le don.
Et tout était une question de temps.
Telle était la mentalité du caméléon au moment où il posa son pied sur cette île.
Toute la polymorphie mentale s’était concentrée sur son entité.
Cette fois, la singularité était originelle.
Une lueur traversa son regard lorsqu’il contempla pour la première fois cette île déchirée.
L’éclat du photonium demeura invisible pour les autres.
C’était trop tôt.
Il était là pour une autre raison.
Son informateur connaissait sa différence sans connaître sa nature.
C’était sans importance.
Il écoutait en toile de fond. Son regard analysait l’étendue de ce nouveau monde.
La réalité était autre.
Et elle avait le goût de la chaleur.
Malgré la pluie de la nuit, il la sentait en lui.
Malgré la rareté des lumières, il discernait le feu.
Dans un monde voué au culte de l’identique, il était l’identité incomparable.
Et dans la nuit la plus profonde, le monstre décela les dernières traces d’un soleil pentadactyle.
Ainsi le symbole de la main ouverte était là.
Cependant ce ne fut que le lendemain que son image blessa sa conscience.
Le massacre des innocents avait été stigmatisé.
Sa barbarie avait elle aussi un symbole.
Et le caméléon reconnut la marque du système.
Il était là bien avant lui. Il avait pris position.
Il ne restait donc plus qu’une solution.
Une nouvelle combinaison.
La seule capable de lutter contre une frontière invisible.
Impact de la couleur.
X
Ce serait bientôt l’époque où le Christ serait recrucifié et par association d’idées les sept esprits du caméléon, se retrouvèrent sur la plate-forme de Hangapiko.
Dans cette île où le bois était si rare, des figures en trachyte, aux plans simplifiés et aux traits anthropomorphes épurés, surmontées d’une étrange coiffure, posées sur le piédestal, contemplaient l’immensité de l’océan Pacifique.
Ahu Akivi.
Les moai étaient les uniques témoins de la disparition d’une civilisation. Au bord de la mer et du ciel, la mémoire des hommes avait marqué une pierre volcanique tendre pour tenter de sauver vainement un monde désormais perdu.
Perdu pour tous qui ne pourraient déchiffrer l’écriture des tablettes en bois.
Rongo-rongo.
Tel était le paradoxe de cette île, toute sa mémoire se trouvait dans deux entités silencieuses : les moai et rongo-rongo. Comme si le silence avait été le dernier combat de la mémoire contre l’oubli. Comme si le silence était le schéma mental de la mémoire. Tout le passé de l’île était dans le futur du silence. Tel était le mystère de l’art d’Océanie. Toute la polymorphe d’une civilisation dans des monolithes et des monoxyles.
Sa découverte le jour de Pâques en 1722 par le Hollandais Jacob Roggeven, sonna sa perte. Les chasseurs d’esclaves péruviens déportèrent et tuèrent plusieurs centaines de ses habitants. Les marins anglais s’emparèrent du moai qui brise les vagues pour l’emporter à Londres. Les marins français en renversèrent plusieurs et rapportèrent une tête. Enfin, de 1868 à 1877, un aventurier français, maître de l’île réduisit la population à 111 personnes. Tel était le prix de la découverte.
Il avait fallu des siècles et des siècles pour que cette île à travers sa population connaisse la civilisation et l’écriture mais un seul avait suffi à la faire disparaître. Elle représentait la preuve de la puissance de la destruction face à la création. Dans ce monde où tout n’était que création et destruction, le jeu n’était pas égal. Car la création avait besoin du temps.
Elle ne pouvait vivre qu’à travers lui.
Les caméléons le savaient et leur puissance provenait de la connaissance de leur faiblesse. Ils ne rêvaient pas d’éternité et c’était la raison de leur vision du monde. Ils étaient des morceaux du temps, des monolithes et des monoxyles de la pensée.
Ils avaient mille ans.
Leur mental était une dilatation temporelle. Et à travers elle, tout prenait un nouveau sens, le seul possible.
Ils étaient une blessure de mille ans.
Et s’ils étaient si rares, c’était que peu d’hommes pouvaient le supporter. Car ce don était une souffrance. Toute l’énergie mentale de l’humanité s’appuyait sur les singularités.
Les piliers de la sagesse s’étaient brisés sous le poids des hommes.
Seule la couleur avait relevé le défi. C’était son choix. Ce serait sa condamnation. Elle était comme l’océan, prête à recevoir toutes les larmes du monde. Elle était la dernière à pouvoir le faire, elle était le futur de l’humanité.
Éclat du photonium.
Ce qui avait toujours préoccupé ses esprits était désormais devant son regard.
La couleur de l’invisible.
Mille ans avaient passé et pourtant jamais il ne pourrait oublier la blessure qu’ouvrit l’éclair sur les paupières de l’oubli,
l’instant durant lequel le ciel atteignit les lèvres du rivage
le baiser qui donna à la mer de la myrte
l’île qui perdit la lumière pour le feu
car c’était le jour de sa mort.
Il était mort pour qu’il naisse.
À l’encontre de l’entropie et du déterminisme, il avait décidé d’être le devenir.
Et la flamme ne s’était pas éteinte.
C’était pour elle qu’il devait rester éveillé dans le néant de l’oubli.
Il n’était qu’une bougie dans les siècles noirs.
Seulement tout avait changé. Le contact avait eu lieu.
L’éclair avait jailli et il en avait conservé son éclat dans les 7 esprits.
Le monde pensé devait se réaliser.
Il en serait l’acteur et il serait encore plus seul.
Il était la cible et tout n’était qu’une question de temps.
Mille ans pour un instant.
Un instant pour mille ans.
Tout était là, dans ces quelques mots.
Le tout pour un rien.
Le rien pour le tout.
Photophore.
Il avait été invité par la déchirure de l’île.
Il avait posé son pied sur une terre inconnue qu’il connaissait depuis mille ans.
Elle était sa vie, elle serait sa mort.
Telle était la volonté du système.
Telle était l’idée du méta-système.
Tel était le lieu de l’impact.
Il rechercha les premiers indices.
Chacun de ses gestes serait interprété aussi tout devait être pensé.
Choc émotionnel.
Champ empathique puissant.
Il sut qu’il était attendu sans savoir par qui exactement.
Le sentiment du désespoir tentait d’agir.
Cependant, il n’attendait rien. Il était ici pour donner, sans espoir.
Il leva les yeux vers le soleil.
Ils pensèrent que tout était là sous leurs yeux.
Le don de la lumière sans espoir de retour.
Le don de la couleur.
La couleur invisible.
Il se pencha et ramassa une photographie abandonnée. Elle avait la couleur du temps. Il passa sa main sur le visage triste et il vit de plus près sa douleur cachée. Il discerna une vie volée à travers ce sourire amer. Plus loin que l’image, plus en profondeur, cloués dans le regard de cet homme, un enfant, une femme, une famille brillaient. C’étaient eux qui lui donnaient vie. C’étaient eux qu’il regardait quand on lui avait tiré son portrait. Et ces gens qui l’avaient pleuré durant des années, l’avaient enterré dans son passé, pour échapper à leurs souffrances. Ils étaient partis pour vivre en oubliant leur mémoire. C’était ainsi qu’ils l’avaient laissé mourir une deuxième fois. Mais aucune plainte n’était sortie de sa bouche, il demeura silencieux et seule une larme coula sur la photographie.
Alors le caméléon la couvrit de la terre de sa patrie, la seule qui n’avait pas oublié son enfant.
Le visage de cet homme était désormais gravé dans sa mémoire. Il vivait en lui. Le caméléon avait emporté toute sa souffrance. Il existait à nouveau. Sa vie n’était plus une vieille photographie noir et blanc, elle était une histoire gravée dans la couleur. Le caméléon marcha pendant un long moment dans les ruelles de cette ancienne ville comme pour s’en imprégner.
Instinctivement, si cette expression avait un sens pour lui, il s’approchait du centre, du quartier le plus ancien de cette ville dans cette île, de cette île dans ce monde.
Activation de la théorie des îlots.
Il était difficile de percevoir combien le système avait envahi le réseau.
Cependant un événement inattendu produirait le premier impact de ramification.
C’était la raison de sa venue.
Confluence temporelle.
Peu à peu les éléments critiques se réunissaient.
La réaction en chaîne était imminente.
Il pénétra dans le musée de la résistance en pensant que celui qui n’avait pas de mémoire était condamné à revivre son passé.
La dureté et la violence des images du passé provoquèrent en lui une surcharge empathique.
Choc émotionnel.
Il voyait enfin les corps calcinés par les lance-flammes et les bombes incendiaires.
Ils étaient démembrés comme s’ils n’étaient que des souvenirs d’humains.
Il regarda attentivement tous les visages de ces héros de la résistance, conscient que la plupart d’entre eux malgré leurs sacrifices avaient déjà sombré dans l’oubli.
Un à un, il les ressuscitait en lui.
Le temps s’accumulait en lui.
C’était sa caractéristique.
Il n’avait pas seulement mille ans.
Il vivait de ces mille ans.
Ils étaient en lui, il vivait d’eux.
Sa couleur pouvait supporter l’insupportable.
Car il était humain, trop humain.
Ce fut exactement à ce moment qu’il pensa à la première supplique qui commençait par ces mots :
Mon Dieu, je ne t’ai jamais rien demandé
même en ce jour où je suis mort sur cette île.
Je me suis toujours senti libre même lorsque je fus assiégé
et même lorsque pour la seconde fois je perdis la vie.
Pourtant, à présent que ma mort a vécu et que je ne suis plus auprès d’eux
je t’en supplie n’abandonne pas mes frères.
À présent que se sont éteintes toutes les étoiles du monde
ne laisse pas ma patrie devenir une prison.
Et il repensa à ce jeune poète pendu pour avoir résisté à l’oppression, mort pour avoir désiré non pas la liberté mais tout simplement la liberté de vivre pour son peuple.
L’assemblage complexe des sept caméléons en un, était un système cohérent.
La décohérence était l’unique risque.
La compression de l’ensemble des processus qui font disparaître les superpositions macroscopiques sous l’effet du couplage du système complexe avec l’environnement massif avait été fondamentale. Car la réalisation des suites d’opérations constituant les algorithmes quantiques repose en effet sur la manipulation de superpositions d’un grand nombre de bits quantiques qui sont par nature très sensibles à la décohérence.
Pour comprendre pourquoi et comment les superpositions d’états, omniprésentes dans le monde quantique microscopique, disparaissent dans les systèmes macroscopiques, il avait fallu résoudre le problème général de la mesure et de la limite classique quantique.
Schrödinger était dans le juste, la notion clef avait été l’intrication quantique. Seulement pour la mesurer, il avait été nécessaire d’introduire les concepts d’entropie de Shannon et de Von Neumann. Dans un système à deux parties, l’entropie associée à chaque partie, calculée à partir de leur matrice de densité réduite, constituait une mesure du degré d’intrication. Et l’existence d’une intrication quantique entre les deux parties, apparaissait ainsi comme une perte d’information « locale ».
Émergence de l’information holistique.
Conception monstrueuse.
Téras.
Activation de la mémoire imprévisible.
Sanctuaire d’Athéna.
Tel était le nouvel emplacement de la bibliothèque cognitive.
Tel avait été l’emplacement du bronze d’Idalion.
C’était là-bas qu’il retrouverait l’autre.
Mais auparavant il devait être la cible.
Pour la première fois depuis des semaines, la terre était gorgée des larmes du ciel. C’était comme si la pluie avait voulu consoler ce peuple, comme si la souffrance était devenue insupportable pour les hommes. En arrivant sur les lieux, le caméléon pensa que cette place inconnue constituait un endroit idéal pour une embuscade. Elle était cernée par les bâtiments et les remparts vénitiens. Une mer de parapluie protègeait le peuple de la pluie et tentait de contenir les derniers fragments d’une chaleur humaine. Le système avait poussé ce peuple dans ses derniers retranchements. Sa révolte était désormais sans espoir.
C’était son unique chance.
En se frayant un chemin vers les tribunes, le caméléon contemplait ses visages baignés de pluie. Il ne les admirait ni pour leur souffrance ni pour leur histoire mais pour la simplicité de leur humanité. C’étaient des hommes et des femmes qui malgré les malheurs de leur terre, demeuraient humains. Le système n’était pas parvenu à les assujettir. Ils étaient assiégés mais libres.
Il avait tant entendu sur ce peuple mais il n’avait écouté. Et là, sur cette place, le peuple lui donnait raison. L’important n’était pas le lieu de naissance car il ne représentait pas un choix personnel. L’important c’était l’endroit où l’on avait décidé de mourir car c’était l’aboutissement d’un choix de vie. C’était pour cette raison qu’il les aimait.
Cette île serait leur tombe.
Ils ne désiraient que cela.
Ils n’auraient que cela.
À l’abri de la pluie, il retrouva des personnalités qui étaient à leur propre image, à l’abri. L’habit ne changeait rien. Ils avaient peur de se mouiller. Combien les hommes sont rares dans les abris. Le pays tout entier était en larmes, l’âme du peuple ruisselait de douleur et ils ne gardaient que leurs habits.
Sortie mentale.
Tous les éléments étaient présents.
Les sept sages avaient reconnu la déesse guerrière.
Ils protégeraient Athéna.
Le tonnerre frappa de nouveau.
Éclat de photonium.
La mer des parapluies prit un nouveau reflet.
Tout était à nouveau possible.
Sous la plus battante, les bougies de la mémoire s’allumèrent comme autant d’âmes.
Cibles localisées.
En attente.
Manipulation médiatique.
Quand il parla, il y eut un mouvement imperceptible de la foule qui souleva la mer.
Impact.
Choc émotionnel.
Flux empathique.
Il ressentit la puissance de leur désarroi.
Ils écoutèrent les larmes du silence.
Ramification.
« Rien n’est plus souple et faible au monde que l’eau. Pourtant pour attaquer ce qui est dur et fort, rien ne la surpasse et personne ne pourrait l’égaler.
Que le faible surpasse la force, que le souple surpasse le dur, chacun le sait. Mais personne ne met ce savoir en pratique. »
En regardant ces hommes, ces femmes et ces enfants, le caméléon pensa aux paroles du maître chinois. Aucun d’entre eux n’était important en soi, chacun n’était qu’une goutte d’eau. Le système ne pouvait les craindre. Tandis qu’ensemble sous la pluie, ils avaient la puissance de l’eau.
Ils avaient la couleur de l’océan mais ils ne le savaient pas encore.
Au sein de cette théorie des îlots, le caméléon discernait les prémisses d’un nouveau modèle humaniste de révolution militaire.
Au sein de l’armature du système, il existait une faille.
L’articulation entre le politique et le militaire, telle était la grande stratégie.
Tous les éléments étaient présents.
Il suffisait de les assembler.
Le système avait connaissance des pièces du puzzle et il savait que les caméléons avaient la capacité de le voir. Telle était son unique crainte.
Les caméléons pouvaient donner un sens au temps à travers la couleur.
Tel était leur don.
Telle était leur caractéristique.
Ils étaient méta-dangereux
Le danger était ailleurs.
Et ils connaissaient cet ailleurs.
Vision polycentrique.
Si le système ne l’avait pas éliminé, c’était qu’il recherchait cet ailleurs.
Le caméléon représentait un éclaireur abstrait dans une obscurité concrète.
Le propre de la stratégie, c’est le paradoxe.
Et les caméléons étaient les maîtres du paradoxe.
« On gravit plus aisément un mont escarpé, quand on n’a point d’ennemis à combattre, qu’on ne marche, quand on est entouré, dans la plaine la plus unie ; on voit mieux où l’on pose le pied la nuit, quand on n’a rien à craindre, que le jour en se battant, et l’on se fatigue moins à fouler un terrain pierreux, lorsque l’on est sans inquiétude, qu’à marcher sur le duvet lorsque l’on craint sans cesse pour sa tête. »
Le caméléon s’enfonça dans la nuit de la vieille ville.
Le temps ruisselait le long des murs.
Les ruelles formaient un dédale sans issue.
Elles ne menaient nulle part.
En apparence du moins.
Et pourtant c’étaient les chemins de l’ailleurs.
Chaque angle était protégé par un poste de garde.
Et pourtant les lettres sur les murs et le sol indiquaient que la frontière était ailleurs.
Il semblait marcher au hasard des rues cependant ses faisceaux convergeaient.
Ils allaient tous dans le même sens.
Le sens interdit.
Rupture cognitive.
La première théorie des cordes était née avec lui.
En premier lieu, elle ne fut considérée que comme une théorie ad hoc, créée de toute pièce pour expliquer le confinement des quarks. Cependant elle n’avait pas encore développé toute sa puissance dans la mentalité de Gabriele Veneziano. Il avait fallu attendre l’apport théorique de Michael Green et John Schwarz pour que les cordes devinssent des supercordes.
Propriété supersymétrique.
Désormais, une seule supercorde suffisait pour expliquer l’essentiel.
Les singularités étaient de même nature.
Propriété supercognitive.
Seulement, il pouvait exister cinq théories pour décrire cette nouvelle entité.
Comment choisir parmi ces cinq approximations ?
Comment choisir parmi les cinq extrémités du pentagone étoilé ?
Faisceaux convergents.
Édouard Witten parvint à l’unification des cinq théories grâce à la théorie M.
M-classification.
Le foyer était un point magique. Le point magique était un don.
La matrice mère des théories. Le noyau de l’assemblage complexe.
L’existence des p-branes avait été un nouveau commencement.
Naissance de l’univers-brane de Petr Hořava et Edward Witten.
La ramification prit un nouveau sens grâce aux formes de Calabi-Yau.
La plus puissante des armes des caméléons se construisait peu à peu.
L’œuvre construisait l’être.
Telle avait été la fusion des sept caméléons.
Unification cognitive.
À présent, il s’agissait de la rendre effective non plus dans un univers mental mais social.
La société de l’esprit n’était qu’une minorité.
Une île dans la théorie des îlots.
Il fallait créer le réseau des îlots pour lutter contre la masse du système.
Dilatation temporelle.
Les caméléons n’avaient de sens qu’après le déroulement dimensionnel.
Les ailes de géant qui les empêchaient de marcher avaient besoin du temps pour voler.
L’envergure des caméléons provenait du temps, ce lieu sans espace.
Ils n’étaient des géants qu’à travers le temps.
Dans l’espace, ils n’étaient que des hommes.
Seulement des hommes.
Les gens ne voyaient en eux qu’un tableau et non l’œuvre picturale.
Les gens ne voyaient en eux qu’une page et non l’œuvre.
Le système avait vu le livre mais ne connaissait pas son contenu et d’une certaine manière, il ne désirait pas le connaître. En tout cas, ils devaient rester inconnus à la population.
Tel était le but de son attaque contre les caméléons.
Cependant la meilleure des attaques, c’est la contre-attaque. Telle était l’idée du caméléon.
Cependant il fallait d’abord résister.
Il fallait survivre la nuit pour avoir le droit de vivre le lendemain.
Pour cela, il fallait être nulle part et toujours.
À l’image du temps.
Le multiple caméléon s’éloigna pour mieux s’approcher.
Il se rendit au monastère.
Il y rencontra la pensée du vieil ermite paré de noir.
Il interrogea sur le temps.
Ce dernier avait vécu les événements de près. Il savait combien le peuple avait souffert.
– Le soir nous mangions ici.
Il lui indiqua une immense salle tout en longueur au milieu de laquelle se trouvait une robuste table en bois de chêne. Sur le mur, il observa des esquisses de fresques byzantines.
– Parmi eux se trouvait un jeune novice.
– Une représentation de la Cène…
– C’était l’endroit idéal… Il ne pouvait pas parler.
– Mais il voulait vous prévenir, n’est-ce pas ?
– Nous ne le comprîmes que trop tard…
– Un traître avait pris possession des lieux.
Le vieil ermite sembla abattu par cette vérité.
C’était pourtant la réalité.
Le caméléon connaissait déjà la fin de l’histoire.
L’ermite s’était absenté un instant. Et cet instant avait suffi.
Cibles localisées.
Cibles effacées.
À son retour, il ne restait dans l’immense salle que les esquisses des fresques byzantines.
Toute vie avait définitivement disparu.
Ils étaient venus se réfugier dans un lieu saint et ils s’étaient transformés en disparus.
Ces disparus qui emplissaient la mémoire de l’île.
Le vieil ermite essuya une larme. Il n’avait rien pu faire mais il s’en voulait. Il se sentait responsable. Le caméléon le prit par l’épaule.
Flux empathique.
Il emporta avec lui toute la souffrance parée de noir.
Choc émotionnel.
Dans le regard du passé, il vit couler une larme bleue.
Éclat de photonium.
– Il faudra trouver un autre peintre, dit-il en esquissant un sourire.
Le vieil homme acquiesça de la tête.
Il pensa que la bonté était comme le temps.
Elle ne se trouvait nulle part mais elle était toujours présente.
Il embrassa le caméléon et lui offrit une petite croix.
L’image de la réalité.
La réalité se modifiait. C’était inéluctable.
Pour contre-attaquer le système, il fallait résister. Pour résister, il fallait créer un système polytopique. L’expansion de la pensée caméléonienne devait s’appuyer sur le réseau relationnel des hommes.
Sans pensée, nul besoin de substrat. Sans substrat, pas de pensée.
Analyse micro-locale.
Concept multi-local.
Le flux empathique ne pouvait suffire pour activer la masse.
Le système le savait.
Le caméléon s’employa à organiser une contre-hiérarchie.
Il créa des incomparables mentaux.
Seulement comment agir sans être considéré comme un agent du système ?
Il savait qu’il n’existait pas d’autre méthode.
Il devrait subir toutes les répercussions de ses actions.
C’était son rôle, c’était sa vie, c’était son œuvre.
Il avait été conçu pour cela.
Il chercha donc les ailes brisées.
Elles avaient fui les grands centres.
Frappées interdiction, elles dépérissaient dans les sommets.
Nul moyen de les localiser sans les compromettre.
Car comment les reconnaître sans les rendre reconnaissables ?
Tous ces hommes, dont le système via la société avait brisé les ailes, avaient peur.
Ils vivaient dans le silence. Ils rampaient sur leurs ailes brisées.
Ils étaient prisonniers d’un monde sans remparts. Ils étaient dans un monde où tout était rempart.
Isolés dans les îles.
Îles dans les îles.
Ils.
Pour la société, ils n’existaient pas. Pour le système, ils n’étaient rien. Pour les caméléons, c’étaient eux.
Dans ce pluriel anonyme, les caméléons discernaient la multiplicité des singularités.
Seuls, ils n’étaient rien, ensemble ils étaient tout.
Tel était le savoir des caméléons.
Pour lutter contre le clonage informationnel de la masse par le système, il fallait activer ces hommes singuliers via la multi-localisation.
Processus polytopique initié.
Plus rien ne serait comme avant, à moins que le système…
C’était un risque à prendre.
Les caméléons le prirent.
Modification comportementale.
Dans le silence, ils engendrèrent une autre musique.
Nuit transfigurée.
Il parvint au milieu du ciel et de la mer. Là où la profondeur touchait le poids. Là où le haut était en bas.
Le ciel se déversait dans la mer et la mer baisait le ciel.
Il était au milieu, dans cette lignée peuplée d’hommes et chargée d’histoire.
Il était à la frontière des bleus.
La ville était si basse qu’elle semblait ancrée dans la mer.
C’était un désert de pierre.
Les pierres de l’histoire.
L’histoire pétrifiée.
Il aima cette cité et il souffrit à nouveau.
Il savait que son passé était en danger.
Ici, un fait était palpable : la vie c’était le suicide de l’immortalité.
Des circonstances extraordinaires avaient transformés des hommes ordinaires.
La pression exercée sur le système avait conduit celui-ci à effectuer un sacrifice stratégique.
Dans l’incapacité de résister frontalement,il avait permis des ouvertures.
Et les portes du temps s’étaient ouvertes à nouveau.
Cette terre qui n’avait connu que la mort et l’oubli, pouvait enfin revivre. Il fallait pour cela que le peuple de l’île lui montre son amour infaillible. Il fallait pour cela qu’il dépasse ses craintes pour toucher sa mémoire.
Le système avait tenté le tout pour le tout afin de ne pas montrer ses faiblesses. Mais le caméléon n’avait eu besoin de plus pour les pénétrer. L’action devait être imperceptible, identique à celle de la masse. Elle ne devait être différente en rien par rapport à la normale. C’était le seul moyen d’agir sans être repéré.
Le peuple s’engouffra dans ses ouvertures pour revoir sa terre et son passé.
Et la sagesse de l’océan surfa sur la vague.
La foule était une arme secrète.
En son sein, tout était possible.
Elle était imprévisible.
Comme un caméléon.
Le caméléon devint foule en se distribuant holistiquement.
Il n’était désormais nulle part car il était partout.
Telle une particule, il s’était déversé dans sa fonction d’onde.
Sa localisation devint impossible.
Le temps d’un instant.
Le travail de la mémoire pouvait commencer.
Les morts aideraient les vivants à retrouver leur mémoire.
Tout ce qui avait été effacé durant des décennies pouvait revivre, devait revivre.
Cette terre inconnue avait quelque chose de familier.
Elle ne dépendait pas du système.
Elle lui était antérieure.
Elle possédait le sens du sacrifice et de la résistance.
L’ouverture eut lieu.
Elle surprit toute la population.
Le geste du système était incompréhensible.
Alors qu’il était prévisible.
Et il fut prévu par le caméléon.
Désormais il fallait se fondre dans la masse pour traverser la couleur invisible.
Le système n’avait pas envoyé ses effaceurs.
Pour le moment, il devait se défendre.
Sa frontière n’avait pas besoin d’être hermétique.
L’essentiel était dans le noyau.
Et le caméléon le savait.
Il traversa la zone morte qui reprenait vie peu à peu.
Tout cela semblait nouveau et pourtant…
Le château franc attendait depuis des siècles.
Il dominait la plaine du néant.
Il ne vivait plus que dans le temps.
Et le temps était arrivé avec le caméléon.
Les vestiges témoignaient de la puissance du passé.
Il gravit les hauteurs comme s’il était à nouveau dans son époque.
Le piton rocheux le reconnaissait.
Sa grandeur passée était présente dans les sept esprits.
L’église byzantine n’existait pas encore à cette époque.
Elle devait être construite plusieurs siècles plus tard.
Au sein du labyrinthe des pierres, il sentit une présence.
À moins que ce ne fut un esprit.
Il était donc attendu à cet endroit ; mais depuis combien de temps…
Non, c’était autre chose. À présent, il en était certain.
Cible localisée.
Attente d’instructions.
Il se délocalisa et se fondit dans l’esprit de la pierre.
Il devint la mémoire de la pierre.
Ainsi il vit l’effaceur prendre place il y a plusieurs siècles.
Malgré les batailles, il restait immobile.
Elles ne représentaient rien pour lui. Son but était autre.
Il devait effacer un morceau de l’histoire.
Et ce morceau, c’était le caméléon.
Peu importait sa forme, c’était sa cible.
Instructions intégrées.
Impact.
Effaceur terrassé.