333 - Le génie recrucifié
N. Lygeros
Les génies sont rares. Même si cette phrase semble être un truisme pour la plupart des hommes, il n’en demeure pas moins que la majorité de la société est incapable d’en accepter les conséquences. Alors que celles-ci dépendent directement de cette caractéristique ontologique. Quoi que fasse la société elle ne pourra la modifier que par l’élimination systématique des génies et lorsque cette décision sera prise, elle sonnera la fin de la superstructure que représente l’humanité. Il est vrai que par nature, les génies constituent des cibles pour la société. Elle ne s’inquiète d’ailleurs de leur existence que lorsqu’elle se trouve en situation de crise. Et dans ce cas, le génie surtout quand il est universel est une cible idéale : essentiellement seul dans un entourage qui ne le comprend que très peu, il est dépourvu de système défensif car son but n’est pas d’affronter la société mais d’aider l’humanité. Il n’a été conçu que pour cela : être un homme pour le bien de l’humanité. Et ceci, qui est pourtant essentiel semble bien dérisoire pour les gens qui n’aspirent qu’à un rôle social. A l’instar de la vie elle-même les génies ne sont que ce tout qui n’est rien et ce rien qui est tout.
Ionesco disait que ce n’est que lorsque que nous sommes dans la minorité que nous avons une chance d’avoir raison. Quant à Proudhon, il dénonçait le suffrage universel en l’accusant d’être contre-révolutionnaire. Bien sûr pour l’homme social ces penseurs ne sont que des exemples surfaits de l’absurdité du monde : l’un appartient à cet objet dérisoire que représente le théâtre, cet acte manqué de la vie et l’autre n’est qu’un raté sur le plan politique. Néanmoins même si c’était la vérité, aurait-il tort pour autant.Après tout, la société ne dit-elle pas que la vérité ne sort que de la bouche des enfants et des fous. Tout en se gardant bien d’attribuer cette remarquable propriété au génie, du moins pas directement. En réalité, si ces individus constituent le moyen d’accéder à la réalité, cela provient tout simplement du fait qu’ils ne représentent aucunement les conventions sociales. Nous retrouvons ici, une idée que nous avons développée dans un précédent article sur le thème de la dynamique de l’altruisme.
Comme la société ne peut accuser les génies de ne rien faire pour elle et plus globalement pour l’humanité, sinon ils ne seraient pas considérés comme tels. Afin de conserver une position respectable et enviable dans cet affrontement abstrait, elle a trouvé un moyen détourné pour les accuser d’être ce qu’ils sont ! Il s’agit de normalité… Cette idée, même si elle est par définition naturelle n’en n’est pas moins efficace puisqu’elle permet à la société de stigmatiser les génies qui selon elle ne peuvent être sain d’esprit. Par ce biais, elle élimine la possibilité qu’ils puissent servir de modèle social aux nouvelles générations. Elles leur reprochent de vivre dans des tours d’ivoire en oubliant les remarques qu’elle érige pour les garder à distance. Son point de vue, bien que simpliste et surtout pour cette raison ne peut manquer d’attrait pour la majorité. Si les génies sont des génies c’est parce qu’ils sont anormaux. Ce qui revient à dire, en des termes plus clairs, qu’ils sont coupables d’exister. Pour la société, un bon génie est un génie mort. Pour les enfants, c’est un homme qui vit dans une lampe.
Cependant, la véritable question serait plutôt : quel serait le sens d’une société sans génies ? Quelle serait la valeur de ce corps sain sans leurs esprits ? Une fois la dernière victime crucifiée, quelle serait la fonction de ses bourreaux ? Quelle serait la valeur du tortionnaire sans martyre ?
Un feu sans lumière.