38 - Le destin de la logique est-il immoral ou amoral?
N. Lygeros
À Roland FRAÏSSE (mon plus vieil ami !)
L’ordinateur deviendra-t-il le cheval * de bataille de la logique ?
J’ai quelque peu honte d’écrire un article sur la logique sans même connaître en profondeur les travaux de l’illustre Bertrand Russel. Cela me semble aussi ridicule que de vouloir disserter sur la physique théorique sans avoir préalablement étudié l’œuvre de A. Einstein. Mon unique défense face à cette autocritique consiste à dire que mon article n’a pas l’ambition d’être un mémoire de logique il se contente de remplir son rôle de manifeste.
Ce manifeste est nécessaire ; sinon certaines mathématiques que l’on qualifie actuellement de discrètes le deviendront tellement que dans le futur les épistémologues – puisque les mathématiciens en ignorent l’existence – devront les débaptiser pour les nommer mathématiques désuètes ou disparues. Ce manifeste se veut critique car les logiciens n’ont aucune excuse.
En effet la logique n’a plus le choix soit elle devra évoluer soit elle subira l’évolution. Or son avenir est tout tracé par un outil qui représente le summum en matière de pensée automatique, il s’agit de l’ordinateur.
Mais attention, prenons garde aux abus de pensée. Le but de notre propos n’est pas de scander le mot d’ordre : logiciens devenez des informaticiens. Seuls les imbéciles comprendront cela. Nous ne désirons point que la logique devienne une « vieille branche » – car la plupart des logiciens commencent à devenir de sérieux concurrents pour le demi-siècle ! Heureusement on ne peut guère en dire autant de leur encéphale, c’est d’ailleurs pour cela que nous comptons en convaincre quelques uns ! – de l’informatique.
Il ne s’agit donc pas de transformer le logicien classique en informaticien magique. Nous voulons seulement que les chefs de file de la logique engagent leurs collaborateurs et surtout leurs étudiants à utiliser l’ordinateur de façon heuristique.
Même si dans un premier temps cette utilisation demeure essentiellement calculatoire – ici nous englobons le « raisonnement automatique » – ce sera déjà un progrès considérable. Car il faut se rendre compte que la plupart des logiciens, mais ceci s’étend à l’ensemble des mathématiciens, ne savent non seulement pas programmer un micro-ordinateur [mais] ils sont incapables d’utiliser une station de travail alors qu’il existe des logiciels puissants capables de les aider dans leur recherche personnelle.
Bien sûr il faut être un tant soit peu réaliste et nous ne voudrions pas que nos lecteurs croient que du jour au lendemain la logique va renaître de ses cendres grâce à l’ordinateur. Il est vrai que certains domaines de la logique sont particulièrement impénétrables pour les ordinateurs du moins jusqu’à présent. Mais là aussi les recherches qui faciliteront l’intervention de la puissance informatique dans cette zone devront nécessairement avoir pour point de départ des travaux des spécialistes de ces domaines.
Néanmoins pour des domaines comme la combinatoire par exemple il est grand temps que les chercheurs soient aidés par des calculateurs électroniques. C’est lamentable de voir le gâchis intellectuel qui ravage les jeunes et rares logiciens, qui faute d’être bien conseillés passent le plus clair de leur temps à effectuer des calculs qu’un ordinateur normalement constitué exécuterait en quelques minutes et qui vraisemblablement serait aussi apte à les poursuivre bien au-delà des limites humaines apportant ainsi plus de poids aux arguments du penseur.
Nous pensons que l’enseignement le plus fondamental à tirer de cette problématique est que l’ordinateur est capable de métamorphoser une question qualitative en une conjecture quantitative.
Essayons à présent d’aller plus loin dans notre analyse de la situation actuelle de la logique. Pour cela nous allons illustrer notre point de vue en considérant la question suivante :
Pourquoi K. Gödel n’a pas obtenu la médaille fields ?
Rappelons d’abord aux rares lecteurs qui ne le sauraient toujours pas que la médaille fields est décernée tous les quatre ans à des mathématiciens de moins de 40 ans pour récompenser des travaux mathématiques exceptionnels.
Kurt Gödel est né à Brno en 1906, son premier résultat date de 1929, c’est le théorème de complétude qui lui a permis d’obtenir son doctorat en 1930. Mais le travail qui l’a rendu célèbre a été produit en 1931, maintenant il porte son nom et il concerne l’incomplétude. Cela constitue non pas un travail exceptionnel mais une des plus belles victoires de l’esprit humain, un honneur de l’humanité. Alors comment expliquer qu’aucune des deux premières médailles fields décernées en 1936 ne fut attribuée à Gödel ? De plus ce qui rend encore plus déplorable cette décision est que même un mathématicien serait bien en peine de dire qui les a obtenues. Nous ne voulons bien sûr pas minimiser l’œuvre de Lars Ahlfors et celle de Jesse Douglas mais il faut bien admettre qu’il n’y a aucune comparaison avec celle de Gödel. Il est vrai que celle-ci a vu croître sa réputation en 1938 avec la démonstration de la consistance de l’axiomatique de Zermelo-Fraenkel ZF plus l’hypothèse du continu HC plus l’axiome du choix AC, sous l’hypothèse de la consistance ZF, puis en 1963 avec les travaux de Paul Cohen qui a montré l’indépendance de l’AC par rapport à ZF et celle de HC (généralisées) par rapport à ZF+AC. Et il est aussi vrai que seuls les spécialistes – et encore pas tous – furent capables de comprendre l’article de Gödel au moment de sa parution.
Cependant ces deux excuses ne peuvent rien contre une réalité : Gödel est en 1933 un mathématicien célèbre ; soit trois ans avant l’attribution des médailles !
Nous pensons que l’explication la plus simple à cette erreur de jugement sur la valeur de la contribution gödelienne est que dès le départ la logique est l’affaire d’une minorité. Pour s’assurer de cela il suffit d’examiner le programme de D. Hilbert. Alors que le monde mathématique est en pleine crise de fondements et que la logique est la seule à pouvoir faire quelque chose Hilbert lui octroie seulement deux problèmes sur 23, qu’en plus il estimait prouvables. Or il s’agit de l’hypothèse du continu et de la consistance de l’arithmétique qui s’avèrent toutes les deux des propositions indécidables !
Par ailleurs croyez –vous que c’est à son travail en logique que A. Tarski, sans doute l’un des plus grands logiciens de ce monde, doit sa notoriété ? Il est l’auteur de : La notion de vérité dans les langages formels (1931, 1935) Introduction à la logique mathématique , (1937) La conception sémantique de la vérité (1944) , Logique sémantique et mathématiques (1956), pourtant c’est un travail en mathématiques pures qui l’a rendu célèbre, il s’agit du théorème de Banach-Tarski !
Notre ignorance et votre patience nous obligent à nous limiter à ces exemples. Et pourtant il est certain que d’autres encore jalonnent l’histoire de la logique.
Il apparaît donc que les logiciens ont l’habitude d’être considérés comme une minorité intellectuelle au sein des mathématiques. En fait, comme nous l’a fait remarquer M. Pouzet, le problème n’est pas tellement une question de quantité, il s’agit plutôt du rapport logiciens, mathématiciens. En effet le nombre de mathématiciens a considérablement augmenté et ce de façon exponentielle par rapport à la croissance du nombre de logiciens. Ceci a pour effet de transformer cette minorité, si les choses continuent ainsi, en quantité négligeable – dans certaines universités c’est déjà effectif !
Il serait tout à fait regrettable que l’univers mathématique de par son expansion mette en péril l’existence des logiciens alors que celle-ci est encore capable de créer de nombreuses branches !
* en grec ancien le mot cheval signifie littéralement : sans logique !